Intervention de Christian Mouhanna

Réunion du mercredi 14 octobre 2020 à 15h00
Commission d'enquête relative à l'état des lieux, la déontologie, les pratiques et les doctrines de maintien de l'ordre

Christian Mouhanna, chargé de recherche au CNRS, directeur du centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales :

Monsieur le président, madame la rapporteure, je m'associe aux remerciements formulés par mes collègues pour cette invitation et pour l'écoute que vous voulez bien nous accorder, ce qui est d'autant plus intéressant que voilà plusieurs années que nous travaillons sur ces sujets et que nous avons parfois l'impression de ne pas toujours être entendus. Je vous remercie donc de prendre en compte nos remarques.

Je ne répéterai pas ce qui a été dit, je me glisserai plutôt dans des interstices pour compléter certains aspects.

En premier lieu, de quel point de vue nous exprimons-nous ? Il nous est souvent reproché d'être des intellectuels en chambre. À l'instar d'un certain nombre de mes collègues, j'ai observé de visu, physiquement, un certain nombre de manifestations – pour des raisons pratiques, essentiellement à Paris – mais aussi mené, j'y insiste, des entretiens auprès de policiers et de gendarmes de terrain comme à des postes de responsabilité. Ce qui peut paraître comme étant des éléments à charge contre les policiers ne doit pas être considéré ainsi ; il s'agit aussi d'un questionnement et d'une remise en cause qui viennent des policiers et gendarmes eux-mêmes. J'y insiste et je pense que mes collègues en seront d'accord. Certains policiers et gendarmes déplorent le comportement de leurs collègues. Si, vu de l'extérieur, on a l'impression d'une institution très solidaire et unie, il ne faut pas prendre cette impression pour argent comptant. Cette institution est traversée par de nombreux tiraillements et difficultés. Il importe de le relever.

À cet égard, j'évoquerai le poids des considérations hiérarchiques, peu évoqué jusqu'à présent.

En tant qu'observateur, je formulerai une première remarque rapide sur le constat d'un durcissement qui est peut-être le fait des manifestants mais aussi plus fortement celui des forces de l'ordre. Avant les manifestations des Gilets jaunes dont on a bien vu la violence, se sont déroulées dans Paris des manifestations de lycéens issus de milieux plutôt aisés, de quartiers plutôt tranquilles. À cette occasion, nous avons assisté, en quelque sorte, à une répétition de ce qu'il allait se passer quelques mois plus tard avec les Gilets jaunes, autrement dit une répression policière parfois assez dure, dénoncée par certains policiers eux‑mêmes. Des lycéens ont été placés en garde à vue dans des conditions dont la légalité était plus que douteuse, certains ont été interpellés parce qu'ils portaient des lunettes de piscine – on pourrait multiplier les exemples. Il ne s'agit nullement de remettre en cause le travail policier, mais de dresser des constats clairs dont nous pouvons témoigner pour y avoir assisté.

À cette époque-là, dans Paris, de jeunes lycéens, garçons et filles, qui manifestaient, étaient confrontés à une dure répression de policiers très équipés alors qu'ils étaient eux-mêmes plutôt sous-équipés, contrairement aux Gilets jaunes quelques semaines plus tard.

Dans la mesure où cette commission d'enquête traite de déontologie, je voudrais insister sur ce point, ayant moi-même, pour le compte de plusieurs directions de la police nationale, mené des travaux sur la déontologie vue par les policiers. À cet égard, je voudrais poser la question du nouveau code de déontologie en place depuis 2014, et du malaise ressenti par les policiers au regard de ce code.

Qu'est-ce qu'un code de déontologie si on se place du point de vue des différentes armées qui s'en sont dotées ? Je vais être un peu simpliste, les juristes m'en excuseront. Ce code souligne les circonstances dans lesquelles il est autorisé de ne pas obéir à sa hiérarchie parce que les ordres dérogent à un certain nombre de principes du droit ou des droits de l'homme, qui sont considérés comme supérieurs aux ordres donnés par cette hiérarchie. Or, on constate que la moitié des articles du nouveau code de déontologie, contrairement aux précédents qui avaient été rédigés sous l'autorité de Pierre Joxe, souligne qu'il faut obéir à la hiérarchie. La seconde partie développe la notion de discernement sur laquelle je n'ai pas le temps de revenir ici, à moins que vous ne souhaitiez m'interroger sur le sujet. Pour résumer, il ne s'agit pas d'un outil qui permettrait aux policiers de refuser, dans telle ou telle circonstance, les ordres de leur hiérarchie.

Je le souligne parce que l'on constate ce que l'on pourrait appeler « une politisation du maintien de l'ordre », l'utilisation du maintien de l'ordre non dans une logique exclusive de sécurité mais parce que le gouvernement, à tort ou à raison, s'étant senti menacé, a réagi, voire surréagi. Cela se traduit également à l'échelon local par des tensions avec certains membres de la hiérarchie intermédiaire qui sont prêts à appliquer ces directives, mais en tenant compte du contexte local, voire en restreignant, de temps à autre, l'usage de la force. En d'autres lieux, au contraire, la hiérarchie, soit pour faire plaisir aux échelons supérieurs, soit parce qu'elle a peur, incite les forces de l'ordre, les hommes de terrain, à être plus durs qu'ils ne le seraient spontanément.

Je ne reviens pas sur l'épisode de Nice. Sur le terrain, y compris à Paris, au moment des manifestations des Gilets jaunes, certains gendarmes mobiles ou policiers CRS ont exprimé leur malaise, estimant qu'on leur demandait d'accomplir des actes auxquels ils n'adhéraient pas. Cette interrogation des policiers a été au surplus relayée par le fait qu'il ne s'agissait pas de « la clientèle » habituelle des forces de police et de gendarmerie, autrement dit des jeunes issus des quartiers dits sensibles, mais de personnes appartenant plus ou moins aux mêmes milieux sociaux qu'eux. C'est ce que j'appelle « la crise du déjeuner du dimanche midi », lorsque les membres des forces de police se retrouvent mis en accusation par leur famille, leurs cousins, des amis issus des mêmes milieux qu'eux et qui ont, a priori, confiance dans la police car on sait bien que la confiance dépend du groupe social auquel on appartient.

On peut s'interroger sur le traitement des Gilets jaunes ou d'autres mouvements sociaux, tels que les mouvements écologistes qui avaient l'air gentil au départ, sur le traitement des réunions du vendredi et du samedi qui ont été gérées de plus en plus sévèrement, pour ne pas dire parfois violemment. Beaucoup de policiers s'interrogent actuellement ; je pense que cela reflète en partie le malaise policier.

Des personnes, plutôt proches, en tout cas sympathisantes de la cause policière, se retrouvent placées devant une grande incompréhension qui se mue parfois en une haine des services de police parce qu'elles se demandent pourquoi elles ont été traitées si durement alors qu'elles venaient seulement témoigner d'un malaise. Je ne reviens pas sur la genèse du mouvement des Gilets jaunes. L'impression qui domine parmi ces manifestants et que relaient certains policiers, c'est celle d'avoir été traités comme on aurait dû traiter une minorité de personnes plus violentes si l'on retient l'hypothèse que des groupes s'immiscent dans ces manifestations pour commettre des actes de violence. On peut s'interroger sur l'assimilation par les services de maintien de l'ordre d'une majorité plutôt bienveillante à une minorité agissante, considérée comme insupportable par un certain nombre de personnes.

Cette politisation du maintien de l'ordre met mal à l'aise une large partie des citoyens, y compris ceux qui n'adhèrent pas à des formes de délinquance, et des professionnels – on pourrait revenir de manière plus approfondie sur leur malaise. Cette politisation pose la question des relations hiérarchiques et de l'autorité au sein de ces institutions. Comment réagir en tant que professionnels quand des ordres contreviennent à leur savoir-faire professionnel dans un premier temps et à leur idée du respect des droits de la personne dans un second temps ?

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