Intervention de Fabien Jobard

Réunion du mercredi 14 octobre 2020 à 15h00
Commission d'enquête relative à l'état des lieux, la déontologie, les pratiques et les doctrines de maintien de l'ordre

Fabien Jobard, sociologue, directeur de recherche au CNRS :

Je suis sollicité par mes collègues pour vous offrir des pistes de solution, ce dont je les remercie chaleureusement.

On peut tout d'abord s'inspirer des expériences étrangères. Particulièrement sujette aux tumultes et aux affrontements entre policiers et schwarze Block, une ville comme Berlin – Berlin Ouest dans un premier temps, Berlin réunifiée ensuite – a tenté une politique de longue haleine pendant quinze ans afin de pacifier le rapport aux manifestants. Cette politique repose sur un certain nombre de dispositions et de réformes, et en premier lieu sur un impératif de communication permanente avec l'ensemble des manifestants et non uniquement avec les organisateurs.

Depuis le début du XXe siècle, une communication est instaurée entre forces de police et manifestants mais elle est uniquement envisagée avec les organisateurs déclarants de la manifestation ou les grandes organisations. Emmanuel Blanchard avait raison d'évoquer les images du 1er mai de 2019 lorsque des services d'ordre de grandes organisations syndicales ont été pris à partie par des forces de l'ordre. Ces images sont très marquantes au regard de l'histoire du maintien de l'ordre.

Communiquer avec l'ensemble des manifestants suppose la plus grande transparence possible sur les manœuvres engagées par les forces de l'ordre, qui ne sont pas conçues pour piéger les fauteurs de troubles, mais menées pour assurer la jouissance de la manifestation par l'ensemble des participants. Cet impératif de communication se traduit par la mise en place d'une kommunikationsteam et d'une communication par voie électronique, sur Twitter notamment, par sms, panneaux divers, etc. Cela pourra être l'occasion d'utiliser la 5 G généralisée qui s'annonce.

De ce point de vue, le schéma national du maintien de l'ordre prend acte des évolutions et des enseignements, mais cela suppose de former des agents et de les immobiliser dans un contexte de crise des effectifs du maintien de l'ordre. Or nous ne sommes plus en mesure de montrer la force pour ne pas avoir à s'en servir, puisque les escadrons de gendarmerie mobile (EGM) et les compagnies républicaines de sécurité ont été atrophiés au fil des trente dernières années sous l'effet de facteurs divers.

À Hambourg, au G20 de 2017, auquel j'étais convié en qualité d'observateur, pas moins de 300 policiers étaient affectés à la communication avec l'ensemble des manifestants. La communication vise à justifier et à expliquer les manœuvres en cours et donc, en arrière-plan, à penser autrement le sens de la manœuvre. Nous ne sommes pas en terrain militaire, nous sommes en terrain essentiellement civil et politique. Ainsi que le disait Cédric Moreau de Bellaing, l'action des forces de police a pour finalité de se poser en tiers entre les protestataires et l'objet de leurs protestations, qui est bien souvent l'exécutif, et non comme le bras armé de l'exécutif. Il est important de penser la manœuvre comme s'inscrivant dans ce cadre.

Deuxièmement, une solution pourrait consister en l'augmentation des capacités d'action des unités constituées. À partir des années 90 et surtout dans les années 2000, sous le ministère puis la présidence de Nicolas Sarkozy, il a été considéré qu'elles coûtaient trop cher et que l'on allait donc les évider. Cela a touché les forces dotées d'organisations syndicales et les militaires dont on a fermé des escadrons de gendarmerie mobile. Par ailleurs, on a banalisé leurs missions. Or l'un des points fondamentaux d'un maintien de l'ordre réussi ne tient pas au statut mais à la professionnalisation des forces. Si être CRS ou gendarme mobile n'est pas une garantie à vie d'exercer ces missions dans le plus pur respect de la déontologie, c'est toutefois être formé à ce métier, notamment aux dynamiques et à la cohésion de groupe, aux situations qui suscitent la peur, l'angoisse, l'énervement, la fatigue. Telle est la formation au maintien de l'ordre. Ce n'est pas être formé à « faire de la courette » pour interpeller tel ou tel, ce sont là d'autres formations, d'autres métiers.

De ce point de vue, les options prises par le schéma national de maintien de l'ordre ne sont pas toujours très claires. L'option qui consiste à affecter à des tâches stationnaires les unités de force dites mobiles – mobiles en ce sens qu'on peut les convoquer sur l'ensemble du territoire – et à confier l'essentiel des manœuvres de mobilité aux forces de police urbaine, parfois à la gendarmerie départementale, implique un effort de formation et de professionnalisation et suppose de les budgéter très largement. Or aucun élément budgétaire ne figure dans le SNMO. Olivier Fillieule, Patrick Bruneteaux et moi-même nous sommes manifestés à ce propos car le budget reste le nerf de la guerre.

Dans un certain nombre de pays, à commencer par l'Allemagne, il n'existe pas, à proprement parler, d'unités de forces mobiles comme la France en est dotée, et c'est le principe de réversibilité qui s'applique. C'est ainsi qu'une unité de police – la gendarmerie n'existe pas – peut être affectée à une mission de sécurisation, de voisinage, de police de proximité, bürgernahe Politzei en allemand, c'est-à-dire « la police proche des citoyens », bref une mission de police urbaine au quotidien, ou bien une mission de maintien de l'ordre, ce qui implique de la former à la mesure des enjeux.

De quel budget s'arme le schéma national de maintien de l'ordre lorsqu'il insiste sur la nécessité de confier la manœuvre aux unités de police urbaine ? Ce n'est pas parce qu'il est écrit « gendarme mobile » ou « CRS » sur le dos de la chemise, de la casquette ou aux épaulettes de la tenue que ces personnes sont aptes au maintien de l'ordre, non, c'est bien parce qu'elles ont été formées dans ce but.

En ce qui concerne les gendarmes mobiles, je rappelle qu'il existe des exigences de repos et que 20 % des escadrons stationnent dans les territoires et départements d'outre-mer. À l'heure actuelle, les escadrons qui se déploient ont à peine la capacité de former trois pelotons, soit cinquante-cinq personnels actifs au sol, au contact de la manifestation. Le temps de formation, comme il a été souligné dans le rapport Rufin et par la Cour des comptes, s'atrophie d'année en année. Il convient donc de restaurer la formation, la cohésion de groupe et l'esprit de maintien de l'ordre ainsi qu'il avait été envisagé au départ.

Les évolutions que nous vivons actuellement sont très fortement marquées par deux événements historiques à l'échelle contemporaine. D'une part, les révoltes de la jeunesse dans les banlieues il y a quarante ans. Quand je m'entretenais avec des cadres policiers dans les années 90, leurs faits d'armes tenaient dans les manifestations de sidérurgistes, de gauchistes après mai 68 ; c'était la Corse, Aléria, Montredon. Aujourd'hui, les directions départementales de la sécurité publique (DDSP), pour la plupart, ont été formées à l'émeute urbaine dans la grande périphérie des agglomérations françaises. On peut relever dans le SNMO que les évolutions sont très marquées par cette dichotomisation de la manifestation : tant qu'il ne se passe rien, c'est une manifestation ; dès qu'il se passe quelque chose, nous basculons dans l'émeute. Or, c'est une mauvaise manière d'appréhender les choses, d'autant que cette analyse est attisée, d'autre part, par un second phénomène historique qui tient à l'omniprésence et à l'immédiateté de l'image, à commencer par celles diffusées par les chaînes d'information en continu : à propos d'une manifestation à Nantes, une chaîne sous-titrait « Nantes, vives tensions. » et l'on se rendait compte en regardant les images que le même feu de poubelle tournait en boucle. Ce n'est pas sain. Les journalistes font leur métier, ils veulent conquérir des téléspectateurs, des parts de marché, ils font ce qu'ils veulent, mais les responsables politiques doivent réagir face à de tels procédés avec mesure. De même pour la communication s'agissant de Facebook, YouTube et les reportages immédiats.

Auparavant, on assistait à une gestion patrimoniale du maintien de l'ordre ; autrement dit, on tolérerait de petits désordres si leur répression était susceptible de générer plus de désordres qu'il n'y en avait au départ. C'est ainsi que l'on pouvait tolérer des bris de vitrines, des destructions ou des dégradations. Aujourd'hui, je le reconnais volontiers, il est très difficile de les tolérer, dans la mesure où trois chaînes professionnelles sont présentes sur les lieux, relayées par des youtubeurs de toutes sortes, et que les mêmes images défilent en boucle. La responsabilité est essentiellement du côté des exécutifs, du ministère de l'Intérieur, des préfets, de la préfecture de police. Elle doit consister à décréter que la situation étant maîtrisée, on réagira plus tard, que l'on poursuit son action et à expliquer ce qui se passe, qu'un feu de poubelle est un feu de poubelle. Ce ne sont pas les forces du chaos qui se déchaînent comme on pourrait le croire de prime abord. Voilà donc quelques éléments destinés à nourrir la discussion.

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