Intervention de Jacques Toubon

Réunion du mercredi 14 octobre 2020 à 18h30
Commission d'enquête relative à l'état des lieux, la déontologie, les pratiques et les doctrines de maintien de l'ordre

Jacques Toubon, ancien Défenseur des droits :

Nous n'avons pas outrepassé notre mission, dans la mesure où il revient aux autorités exécutives et au Parlement de définir la doctrine du maintien de l'ordre, parce que c'est une décision de caractère politique.

Dans l'avis que nous avons donné au groupe de travail réuni par Christophe Castaner, dont procède en grande partie le schéma proposé en septembre par Gérald Darmanin, et dans la décision-cadre prise à la suite des manifestations des Gilets jaunes, nous avons souhaité fixer des bornes juridiques relevant de la déontologie de la sécurité ou de principes généraux inscrits dans le code pénal, limitant ou réglementant l'action des forces de sécurité, policiers et gendarmes, unités dédiées ou non dédiées. Nous avons souligné qu'au regard des nombreux cas de saisines, c'étaient souvent les unités de gendarmerie et de police – essentiellement ces dernières – non dédiées au maintien de l'ordre qui généraient des difficultés dans l'usage des armes de force intermédiaire. C'est pourquoi nous avons insisté sur l'importance de réserver l'exercice du maintien de l'ordre aux unités spécialisées et formées à cette fin, c'est-à-dire principalement les compagnies républicaines de sécurité (CRS) et la gendarmerie mobile. Nous avons passé un long moment à l'école de gendarmerie de Saint-Astier pour connaître la formation des gendarmes mobiles.

Nous avons donc donné un avis au groupe de travail. J'insiste sur ce point car tout cela est passé largement inaperçu. Pourtant, le 16 décembre 2019, nous avions eu, avec les membres du groupe de travail, tous spécialistes, une discussion intéressante, au cours de laquelle nous avions souligné trois points.

Premièrement, le maintien de l'ordre exige le respect de la loi. Nous avons mis en cause les techniques d'encagement, contraires à la liberté d'aller et venir, les contrôles d'identité délocalisés que nous considérons comme illégaux, parce qu'ils ne remplissent pas les conditions légales de la vérification d'identité, et les interpellations préventives qui tendent à écarter à l'avance des manifestants, les privant ainsi de la liberté de manifester.

Deuxièmement, nous avons évoqué l'usage de la force. L'article 431-3 du code pénal définit l'infraction de l'attroupement et les modalités de sommation. De plus, il encadre strictement le recours à la force pour disperser un attroupement. Or cette disposition est utilisée à l'encontre de groupes insérés dans des manifestations, composés de très nombreux participants, dont un certain nombre ne participent pas à l'attroupement. Dès lors, le recours à la force, spécifiquement prévu par ce texte pour des agissements constitutifs d'une infraction définie par la loi pénale et, comme toute loi pénale, d'interprétation stricte, se trouve étendu en pratique à des manifestants dont les agissements ou le comportement ne sont pas constitutifs de cette infraction. Cela constitue donc une illégalité, au sens propre du mot. Ces manifestants, d'ailleurs pacifiques, perdent ainsi la protection qu'ils peuvent attendre de la loi et sont exposés à l'usage de la force par les forces de l'ordre, d'autant plus que les sommations sont le plus souvent imperceptibles ou incompréhensibles. C'est l'application d'une disposition légale à certaines personnes qui constitue une illégalité.

Le troisième sujet évoqué avec le groupe de travail est l'identification des personnes, notamment les policiers ou les gendarmes, auteurs de tel ou tel geste ayant fait l'objet d'une saisine, d'une protestation ou d'une réclamation. Vous connaissez beaucoup d'affaires pour lesquelles l'inspection générale de la police nationale (IGPN) n'avait pu identifier les personnes. Il n'y a donc pas de contrôle déontologique effectif et encore moins de sanctions disciplinaires.

En 2013, mon prédécesseur, Dominique Baudis avait lancé l'Independant police complaints authorities network (IPCAN), un réseau de déontologues de la sécurité en Europe, de l'Estonie à la Grande-Bretagne, en passant par l'Espagne, le Luxembourg et d'autres. En décembre 2019, au milieu des grèves contre la réforme des retraites, nous avions tenu un séminaire intéressant au cours duquel nous avions échangé nos expériences. Je le souligne devant la commission d'enquête : il faut absolument que nous, c'est-à-dire le ministère, les universitaires, les syndicats de police, les parlementaires, acceptions de regarder ce qui se passe à l'extérieur et ne nous contentions pas de considérer systématiquement les travaux, souvent universitaires, faits en Allemagne, en Belgique ou ailleurs, comme inspirés par une critique des méthodes françaises. Ils exposent les progrès qui ont été faits. N'oublions pas qu'en Allemagne, la décision sur le maintien de l'ordre de la cour constitutionnelle de Karlsruhe date de 1985. Elle n'a pas été prise il y a quelques années pour les besoins de la cause. C'est un cadre fondamental pour les libertés en Allemagne, en particulier à Berlin, où la situation est la plus difficile.

Après avoir apporté notre expérience au groupe de travail, nous avons élaborée la décision-cadre du 9 juillet 2020, publiée huit jours avant que je quitte mes fonctions, qui fixait les principes à partir desquels nous traiterions les quelque 200 réclamations dont nous avions été saisis à propos des Gilets jaunes et, dans une moindre mesure, des manifestations lycéennes. Elle apporte quelques éléments de principe, établis à partir de l'expérience du maintien de l'ordre de novembre 2018 à début 2020.

Le premier principe concerne la conciliation entre la sécurité et les libertés. Nous avons traité des contrôles délocalisés : ils sont peut-être pratiques, mais ils ne sont pas conformes aux conditions de vérification d'identité définies à l'article 78-3 du code de procédure pénale.

Concernant les interpellations préventives, nous rappelons que le maintien de l'ordre est une mission administrative de prévention et d'encadrement par les forces de l'ordre de l'exercice du droit de manifester. Par conséquent, les forces de l'ordre doivent faire preuve d'une grande rigueur quant aux motifs de contrôle et d'interpellation, la garde à vue étant une mesure de privation de liberté qui a également pour conséquence, dans le contexte particulier du maintien de l'ordre, de priver un individu de son droit de manifester. C'est pourquoi nous considérons que les interpellations préventives ne sont pas conformes aux principes.

Nous avons traité de la confiscation d'objets à la suite de fouilles, une question qui s'est souvent présentée et pour laquelle nous avons constaté qu'il n'existait pas de cadre juridique. Le sujet mériterait d'être pris en considération par votre commission d'enquête. Si les fouilles font l'objet d'instructions du procureur de la République et sont régies par le code de procédure pénale, il n'existe pas de cadre juridique pour la confiscation d'objets.

Concernant le déroulement des manifestations, nous avons rappelé ce que nous avions dit contre l'encagement dans le rapport. Nous avons évoqué les interpellations en nombre, notamment dans le cadre des manifestations lycéennes. À ce sujet, les choses ne sont pas terminées, puisque la justice a été saisie. J'ai l'âge de savoir ce qu'était la loi anticasseurs de Raymond Marcellin, qui revenait à faire payer tout le monde pour quelques-uns. L'interpellation en nombre n'est naturellement pas admissible. S'agissant des manifestations lycéennes, il y a une véritable préoccupation.

S'agissant de l'usage de la force, je rappellerai que l'article R434-18 du code de la sécurité intérieure dispose que : « Le policier ou le gendarme emploie la force dans le cadre fixé par la loi, seulement lorsque c'est nécessaire et de façon proportionnée au but à atteindre ou à la gravité de la menace, selon le cas. Il ne fait usage des armes qu'en cas d'absolue nécessité et dans le cadre des dispositions législatives applicables à son propre statut ». Cela renvoie entre autres aux lois, notamment la plus récente, sur la légitime défense pour les policiers, inspirée du modèle des gendarmes.

L'article R434-18 est explicite : l'usage de la force pendant les manifestations exige un effort de discernement. Nos propositions concernant les armes de force intermédiaire s'inscrivent dans ce cadre. Certaines armes, comme le lanceur de balles de défense, sont des instruments dont le policier ou le gendarme peut avoir besoin dans des opérations particulières de gendarmerie ou de police judiciaire ou préventive. Elles peuvent être utilisées dans des conditions de nature à protéger l'intégrité physique des uns et des autres. En revanche, une arme que son manuel décrit comme présentant une possibilité de déport d'un mètre à un mètre cinquante, dans le contexte d'une manifestation où il convient de faire preuve de discernement, de prudence, de protection de l'intégrité physique, n'est pas appropriée au maintien de l'ordre. Nous avons d'ailleurs constaté que le schéma proposé par Gérald Darmanin interdit les grenades offensives OF F1, les grenades à main de désencerclement (GMD) et les grenades lacrymogènes instantanées (GLI-F4).

Nous avons pris en 2016 une décision particulière sur l'affaire qui s'est déroulée à côté de la place de la République où, en éclatant et en lançant ses vingt projectiles, une grenade de désencerclement avait gravement blessé une personne. Nous avons clairement dit que l'utilisation de cette arme n'avait pas été faite conformément à son cadre d'emploi et qu'elle était très dangereuse. Mais s'agissant des armes de force intermédiaire, le schéma national publié le 16 septembre dernier avance sur certains sujets, en particulier la procédure d'utilisation du LBD.

Nous avons souligné le caractère problématique du recours à des unités non spécialisées. Dans nombre de cas, comme lors des deux manifestations de 2016, celle relative à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, près de Nantes, et celle contre la loi El Khomri, à Rennes, nous avons constaté que les décisions dommageables étaient souvent le fait de la police locale venue en renfort, notamment les brigades d'appui polyvalent (BAP). Le principe républicain des unités spécialisées dans le maintien de l'ordre doit être plus strictement garanti.

Nous avons aussi demandé qu'en cas d'utilisation d'unités non pécialisées, elles obéissent toutes à une norme commune ; c'est particulièrement vrai dans le ressort de la préfecture de police. À cet égard, le schéma représente une bonne avancée.

Concernant les observateurs, autrement dit la liberté de la presse, nous avons rendu une décision en 2018 à propos de journalistes. Les principes de cette décision doivent inspirer la règle pour les observateurs. Une circulaire du ministère de l'Intérieur du 23 décembre 2008 prévoit que le policier ne peut pas faire obstacle au recueil et à la diffusion des images.

Enfin, nous avons évoqué le contrôle de l'action des forces de sécurité. Nous l'avons placé sous le signe de la confiance en traitant, d'une part, l'identification des personnes de manière à ce que l'on ne puisse plus classer une affaire, comme on l'a trop souvent fait, au motif que l'on ne sait pas qui a utilisé l'arme et, d'autre part, en abordant la question du manque de traçabilité de l'usage des armes de force intermédiaire. Nous avons demandé le respect de l'obligation, qui existe dans la loi, de rendre compte à l'autorité hiérarchique. Le schéma national apporte des progrès sur ce point en réitérant son incitation à utiliser les caméras-piétons. Pour ce qui nous concerne, nous pensons que la dangerosité de ces armes est telle qu'il serait beaucoup plus prudent de les enlever de la dotation, comme l'a fait le ministre Cazeneuve pour les grenades offensives après l'affaire de Sivens.

Le maintien de l'ordre consiste à permettre à des forces créées dans ce but par la République de disposer d'une « violence légitime et légale », c'est-à-dire de maîtriser l'ordre pour permettre de réaliser le droit fondamental de la liberté de manifester. C'est là que réside la difficulté. Le Défenseur des droits a essayé de poser les bornes du droit et de la déontologie dans le domaine de la sécurité. Aux responsables politiques, en particulier parlementaires, d'en tirer les conséquences qu'ils veulent. Mais l'épisode de fin 2018-2019 m'a beaucoup fait regretter que l'on n'ait pas pris en considération ces questions plus tôt, avant l'arrivée du nouveau gouvernement et la constitution de votre commission d'enquête.

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