La séance est ouverte à 18 heures 40.
Présidence de M. Jean-Michel Fauvergue, président.
La Commission d'enquête entend en audition commune M. Jacques Toubon, ancien Défenseur des droits, et Mme Claudine Angeli-Troccaz, ancienne adjointe au Défenseur des droits en charge de la déontologie dans le domaine de la sécurité.
Nous recevons M. Jacques Toubon, ancien Défenseur des droits, et Mme Claudine Angeli-Troccaz, ancienne adjointe au Défenseur des droits, en charge de la déontologie dans le domaine de la sécurité.
Je précise que l'audition de Mme Claire Hédon, qui a remplacé M. Toubon en juillet dernier, est prévue le 4 novembre. Elle devrait être accompagnée par son adjoint chargé de la déontologie et de la sécurité, qui n'a pas encore été nommé, ce qui explique que nous avons d'abord sollicité M. Jacques Toubon et Mme Angeli-Troccaz.
Avant de vous donner la parole pour une intervention liminaire, l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires imposant aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, je vous invite à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(M. Jacques Toubon et Mme Claudine Angeli-Troccaz prêtent serment.)
Je suis heureux que vous ayez songé à demander au Défenseur des droits que j'ai été de juillet 2014 à juillet 2020 de vous apporter son point de vue sur la question du maintien de l'ordre, qui fait l'objet de votre commission d'enquête.
Le Défenseur des droits est en charge, de par la loi organique du 29 mars 2011, du respect de la déontologie de la sécurité, inscrite pour l'essentiel dans le code de la sécurité intérieure. Cela représente une activité considérable, plus de 1 000 saisines ayant été traitées l'an passé. Un pôle d'une douzaine d'agents y est entièrement consacré dans notre direction des affaires judiciaires.
Le maintien de l'ordre n'est pas, et de loin, le quotidien de la déontologie dans le domaine de la sécurité, qui porte sur beaucoup d'autres questions, mais il est crucial pour une institution à laquelle l'article 71-1 de la Constitution a confié la mission de veiller au respect des droits et des libertés fondamentales. Or le maintien de l'ordre doit permettre l'exercice de la liberté d'expression dans le cadre de manifestations, de manière que celles-ci ne troublent pas l'ordre public.
Les circonstances actuelles sont particulièrement difficiles. Les modes de manifestation ont évolué. Certaines ont un caractère délibérément violent. Il n'en reste pas moins que l'objectif du maintien de l'ordre est la protection de l'intégrité physique des manifestants et des forces de sécurité, dans le respect de la liberté d'aller et de venir, et de manifester.
L'institution du Défenseur des droits, qui a commencé à fonctionner en 2011, s'est d'abord intéressée, en 2013, aux armes de force intermédiaire. J'ai publié en 2015 un rapport à ce sujet. Je le dis d'emblée, je ne veux pas consacrer ces quelques minutes au seul sujet de l'usage de la force dans le maintien de l'ordre. Je commencerai par vous présenter des observations générales, mais nous y reviendrons autant que vous le souhaitez, cette question étant parmi celles qui font le plus débat.
Après la décision de 2015 sur les armes de force intermédiaire, à la suite des manifestations contre la loi El Khomri et en lien avec la COP 21, certains députés ont pensé utile de demander au président de l'Assemblée nationale de l'époque, Claude Bartolone, de faire usage de l'article 32 de la loi organique relative au Défenseur des droits lui permettant de demander un avis à celui-ci. Le 14 février 2017, le président Bartolone nous a saisis d'une telle demande sur la doctrine du maintien de l'ordre, ses évolutions et le respect des règles de la déontologie de la sécurité. Ce travail, reporté en raison des élections présidentielle et législatives, a été effectué de juillet à décembre 2017, sous la direction de Claudine Angeli-Troccaz, qui a réalisé une quarantaine d'auditions. Nous avons remis notre rapport au président de Rugy en juillet 2018.
Par la suite, il ne s'est rien passé. Le rapport est sans doute parvenu à la commission des Lois, quelque temps après, mais dans de manière officieuse. S'agissant d'un avis destiné au président de l'Assemblée nationale et à la représentation nationale, je ne l'avais pas remis d'emblée au ministre de l'Intérieur mais, comme tout le monde en parlait, je l'ai remis moi-même à Christophe Castaner fin 2018. C'est alors, en novembre 2018, qu'ont eu lieu les premières manifestations des Gilets jaunes. J'ai ensuite remis un exemplaire du rapport au nouveau président de l'Assemblée nationale, Richard Ferrand.
En 2015, après la mort du jeune militant Rémi Fraisse lors d'une manifestation contre le barrage de Sivens, nous avons donné notre avis à la commission d'enquête sur les missions et modalités du maintien de l'ordre. Mais nous nous sommes étonnés qu'après la remise de notre rapport, la représentation nationale n'ait pas songé, avant la présente commission d'enquête, à tirer parti de ces travaux.
Je laisse à Claudine Angeli-Troccaz le soin de dire quelques mots des huit recommandations principales du rapport de 2018.
À la fin de l'année 2017, nous avons voulu faire un bilan de l'état du maintien de l'ordre, parce que nous avions constaté des difficultés récurrentes après les manifestations contre la loi travail. En outre, compte tenu de la situation à Sivens, nous voyions bien, par nos saisines, monter des réclamations sur les conditions d'exercice du maintien de l'ordre. Nous avons donc fait un travail d'analyse. Il s'agissait de faire un point et non de faire passer un quelconque message car nous constations des évolutions dans la pratique comme dans le déroulement des manifestations.
Nous avons entendu des techniciens du maintien de l'ordre de la police et de la gendarmerie, mais aussi des sociologues, des journalistes, des avocats, afin de consulter le plus largement possible les acteurs du maintien de l'ordre. Nous nous sommes déplacés sur le terrain, notamment à Rennes et à Toulouse. Le Défenseur a pris des contacts avec des homologues à l'étranger pour connaître les pratiques en Europe.
Nous avons fait un point et émis plusieurs recommandations au sujet de la formation, qui font consensus. Nous considérons que les unités spécialisées sont rompues au maintien de l'ordre. Nous n'avons pas constaté de difficultés avec les membres des unités constituées ou, à tout le moins, de saisine les mettant en cause. Les difficultés venant surtout des unités non formées au maintien de l'ordre, nous avons préconisé la formation de toutes les forces de l'ordre qui interviennent, parce que nous avions relevé des pratiques contradictoires. Sur ce point, nous avons été partiellement suivis dans le schéma national du maintien de l'ordre.
Nous avons souligné le besoin de communication Nous nous sommes en effet rendu compte que le maintien de l'ordre manquait de lisibilité, non seulement pour les forces de l'ordre elles-mêmes, dont les représentants nous ont dit ne pas toujours savoir quelles étaient les instructions, ce qu'on attendait d'elles et recevoir parfois des ordres contradictoires, mais aussi pour les manifestants. Les sommations ne sont pas audibles et compréhensibles. Sur ce point, le schéma national a apporté des réponses.
D'une manière générale, nous avons souligné le besoin d'une approche différente en termes de communication, qui doit être plus interactive et de nature à ouvrir un réel dialogue. On nous dit que les syndicats, et donc les manifestants, n'ont plus d'interlocuteur. Je pense néanmoins possible de trouver un moyen d'échanger et de mettre fin à cette situation de blocage. Un travail important reste à faire : tous les acteurs ont regretté le manque de visibilité et d'échanges, sans lesquels on ne peut avancer autrement que par plus de violence.
Concernant les armes de force intermédiaire, nous avons formulé des remarques sur plusieurs techniques, dont le lanceur de balles de défense (LBD). Nous avons constaté de manière objective, à partir de nos saisines et des témoignages que nous avons recueillis, que celui-ci apportait une réponse inadaptée au maintien de l'ordre. Dans une foule mouvante, cette arme imprécise n'atteint généralement pas sa cible et occasionne des blessures graves. Les utilisateurs disent eux-mêmes qu'elle est difficile à maîtriser et que sa marge d'incertitude est grande. Nous ne disons pas qu'il faut interdire le LBD mais nous alertons sur l'imprécision et la dangerosité d'une arme qui, dans le cadre théoriquement pacifique du maintien de l'ordre, peut causer de graves blessures à des personnes non visées. Ce n'est pas une arme adaptée au maintien de l'ordre.
Nous n'avons pas outrepassé notre mission, dans la mesure où il revient aux autorités exécutives et au Parlement de définir la doctrine du maintien de l'ordre, parce que c'est une décision de caractère politique.
Dans l'avis que nous avons donné au groupe de travail réuni par Christophe Castaner, dont procède en grande partie le schéma proposé en septembre par Gérald Darmanin, et dans la décision-cadre prise à la suite des manifestations des Gilets jaunes, nous avons souhaité fixer des bornes juridiques relevant de la déontologie de la sécurité ou de principes généraux inscrits dans le code pénal, limitant ou réglementant l'action des forces de sécurité, policiers et gendarmes, unités dédiées ou non dédiées. Nous avons souligné qu'au regard des nombreux cas de saisines, c'étaient souvent les unités de gendarmerie et de police – essentiellement ces dernières – non dédiées au maintien de l'ordre qui généraient des difficultés dans l'usage des armes de force intermédiaire. C'est pourquoi nous avons insisté sur l'importance de réserver l'exercice du maintien de l'ordre aux unités spécialisées et formées à cette fin, c'est-à-dire principalement les compagnies républicaines de sécurité (CRS) et la gendarmerie mobile. Nous avons passé un long moment à l'école de gendarmerie de Saint-Astier pour connaître la formation des gendarmes mobiles.
Nous avons donc donné un avis au groupe de travail. J'insiste sur ce point car tout cela est passé largement inaperçu. Pourtant, le 16 décembre 2019, nous avions eu, avec les membres du groupe de travail, tous spécialistes, une discussion intéressante, au cours de laquelle nous avions souligné trois points.
Premièrement, le maintien de l'ordre exige le respect de la loi. Nous avons mis en cause les techniques d'encagement, contraires à la liberté d'aller et venir, les contrôles d'identité délocalisés que nous considérons comme illégaux, parce qu'ils ne remplissent pas les conditions légales de la vérification d'identité, et les interpellations préventives qui tendent à écarter à l'avance des manifestants, les privant ainsi de la liberté de manifester.
Deuxièmement, nous avons évoqué l'usage de la force. L'article 431-3 du code pénal définit l'infraction de l'attroupement et les modalités de sommation. De plus, il encadre strictement le recours à la force pour disperser un attroupement. Or cette disposition est utilisée à l'encontre de groupes insérés dans des manifestations, composés de très nombreux participants, dont un certain nombre ne participent pas à l'attroupement. Dès lors, le recours à la force, spécifiquement prévu par ce texte pour des agissements constitutifs d'une infraction définie par la loi pénale et, comme toute loi pénale, d'interprétation stricte, se trouve étendu en pratique à des manifestants dont les agissements ou le comportement ne sont pas constitutifs de cette infraction. Cela constitue donc une illégalité, au sens propre du mot. Ces manifestants, d'ailleurs pacifiques, perdent ainsi la protection qu'ils peuvent attendre de la loi et sont exposés à l'usage de la force par les forces de l'ordre, d'autant plus que les sommations sont le plus souvent imperceptibles ou incompréhensibles. C'est l'application d'une disposition légale à certaines personnes qui constitue une illégalité.
Le troisième sujet évoqué avec le groupe de travail est l'identification des personnes, notamment les policiers ou les gendarmes, auteurs de tel ou tel geste ayant fait l'objet d'une saisine, d'une protestation ou d'une réclamation. Vous connaissez beaucoup d'affaires pour lesquelles l'inspection générale de la police nationale (IGPN) n'avait pu identifier les personnes. Il n'y a donc pas de contrôle déontologique effectif et encore moins de sanctions disciplinaires.
En 2013, mon prédécesseur, Dominique Baudis avait lancé l'Independant police complaints authorities network (IPCAN), un réseau de déontologues de la sécurité en Europe, de l'Estonie à la Grande-Bretagne, en passant par l'Espagne, le Luxembourg et d'autres. En décembre 2019, au milieu des grèves contre la réforme des retraites, nous avions tenu un séminaire intéressant au cours duquel nous avions échangé nos expériences. Je le souligne devant la commission d'enquête : il faut absolument que nous, c'est-à-dire le ministère, les universitaires, les syndicats de police, les parlementaires, acceptions de regarder ce qui se passe à l'extérieur et ne nous contentions pas de considérer systématiquement les travaux, souvent universitaires, faits en Allemagne, en Belgique ou ailleurs, comme inspirés par une critique des méthodes françaises. Ils exposent les progrès qui ont été faits. N'oublions pas qu'en Allemagne, la décision sur le maintien de l'ordre de la cour constitutionnelle de Karlsruhe date de 1985. Elle n'a pas été prise il y a quelques années pour les besoins de la cause. C'est un cadre fondamental pour les libertés en Allemagne, en particulier à Berlin, où la situation est la plus difficile.
Après avoir apporté notre expérience au groupe de travail, nous avons élaborée la décision-cadre du 9 juillet 2020, publiée huit jours avant que je quitte mes fonctions, qui fixait les principes à partir desquels nous traiterions les quelque 200 réclamations dont nous avions été saisis à propos des Gilets jaunes et, dans une moindre mesure, des manifestations lycéennes. Elle apporte quelques éléments de principe, établis à partir de l'expérience du maintien de l'ordre de novembre 2018 à début 2020.
Le premier principe concerne la conciliation entre la sécurité et les libertés. Nous avons traité des contrôles délocalisés : ils sont peut-être pratiques, mais ils ne sont pas conformes aux conditions de vérification d'identité définies à l'article 78-3 du code de procédure pénale.
Concernant les interpellations préventives, nous rappelons que le maintien de l'ordre est une mission administrative de prévention et d'encadrement par les forces de l'ordre de l'exercice du droit de manifester. Par conséquent, les forces de l'ordre doivent faire preuve d'une grande rigueur quant aux motifs de contrôle et d'interpellation, la garde à vue étant une mesure de privation de liberté qui a également pour conséquence, dans le contexte particulier du maintien de l'ordre, de priver un individu de son droit de manifester. C'est pourquoi nous considérons que les interpellations préventives ne sont pas conformes aux principes.
Nous avons traité de la confiscation d'objets à la suite de fouilles, une question qui s'est souvent présentée et pour laquelle nous avons constaté qu'il n'existait pas de cadre juridique. Le sujet mériterait d'être pris en considération par votre commission d'enquête. Si les fouilles font l'objet d'instructions du procureur de la République et sont régies par le code de procédure pénale, il n'existe pas de cadre juridique pour la confiscation d'objets.
Concernant le déroulement des manifestations, nous avons rappelé ce que nous avions dit contre l'encagement dans le rapport. Nous avons évoqué les interpellations en nombre, notamment dans le cadre des manifestations lycéennes. À ce sujet, les choses ne sont pas terminées, puisque la justice a été saisie. J'ai l'âge de savoir ce qu'était la loi anticasseurs de Raymond Marcellin, qui revenait à faire payer tout le monde pour quelques-uns. L'interpellation en nombre n'est naturellement pas admissible. S'agissant des manifestations lycéennes, il y a une véritable préoccupation.
S'agissant de l'usage de la force, je rappellerai que l'article R434-18 du code de la sécurité intérieure dispose que : « Le policier ou le gendarme emploie la force dans le cadre fixé par la loi, seulement lorsque c'est nécessaire et de façon proportionnée au but à atteindre ou à la gravité de la menace, selon le cas. Il ne fait usage des armes qu'en cas d'absolue nécessité et dans le cadre des dispositions législatives applicables à son propre statut ». Cela renvoie entre autres aux lois, notamment la plus récente, sur la légitime défense pour les policiers, inspirée du modèle des gendarmes.
L'article R434-18 est explicite : l'usage de la force pendant les manifestations exige un effort de discernement. Nos propositions concernant les armes de force intermédiaire s'inscrivent dans ce cadre. Certaines armes, comme le lanceur de balles de défense, sont des instruments dont le policier ou le gendarme peut avoir besoin dans des opérations particulières de gendarmerie ou de police judiciaire ou préventive. Elles peuvent être utilisées dans des conditions de nature à protéger l'intégrité physique des uns et des autres. En revanche, une arme que son manuel décrit comme présentant une possibilité de déport d'un mètre à un mètre cinquante, dans le contexte d'une manifestation où il convient de faire preuve de discernement, de prudence, de protection de l'intégrité physique, n'est pas appropriée au maintien de l'ordre. Nous avons d'ailleurs constaté que le schéma proposé par Gérald Darmanin interdit les grenades offensives OF F1, les grenades à main de désencerclement (GMD) et les grenades lacrymogènes instantanées (GLI-F4).
Nous avons pris en 2016 une décision particulière sur l'affaire qui s'est déroulée à côté de la place de la République où, en éclatant et en lançant ses vingt projectiles, une grenade de désencerclement avait gravement blessé une personne. Nous avons clairement dit que l'utilisation de cette arme n'avait pas été faite conformément à son cadre d'emploi et qu'elle était très dangereuse. Mais s'agissant des armes de force intermédiaire, le schéma national publié le 16 septembre dernier avance sur certains sujets, en particulier la procédure d'utilisation du LBD.
Nous avons souligné le caractère problématique du recours à des unités non spécialisées. Dans nombre de cas, comme lors des deux manifestations de 2016, celle relative à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, près de Nantes, et celle contre la loi El Khomri, à Rennes, nous avons constaté que les décisions dommageables étaient souvent le fait de la police locale venue en renfort, notamment les brigades d'appui polyvalent (BAP). Le principe républicain des unités spécialisées dans le maintien de l'ordre doit être plus strictement garanti.
Nous avons aussi demandé qu'en cas d'utilisation d'unités non pécialisées, elles obéissent toutes à une norme commune ; c'est particulièrement vrai dans le ressort de la préfecture de police. À cet égard, le schéma représente une bonne avancée.
Concernant les observateurs, autrement dit la liberté de la presse, nous avons rendu une décision en 2018 à propos de journalistes. Les principes de cette décision doivent inspirer la règle pour les observateurs. Une circulaire du ministère de l'Intérieur du 23 décembre 2008 prévoit que le policier ne peut pas faire obstacle au recueil et à la diffusion des images.
Enfin, nous avons évoqué le contrôle de l'action des forces de sécurité. Nous l'avons placé sous le signe de la confiance en traitant, d'une part, l'identification des personnes de manière à ce que l'on ne puisse plus classer une affaire, comme on l'a trop souvent fait, au motif que l'on ne sait pas qui a utilisé l'arme et, d'autre part, en abordant la question du manque de traçabilité de l'usage des armes de force intermédiaire. Nous avons demandé le respect de l'obligation, qui existe dans la loi, de rendre compte à l'autorité hiérarchique. Le schéma national apporte des progrès sur ce point en réitérant son incitation à utiliser les caméras-piétons. Pour ce qui nous concerne, nous pensons que la dangerosité de ces armes est telle qu'il serait beaucoup plus prudent de les enlever de la dotation, comme l'a fait le ministre Cazeneuve pour les grenades offensives après l'affaire de Sivens.
Le maintien de l'ordre consiste à permettre à des forces créées dans ce but par la République de disposer d'une « violence légitime et légale », c'est-à-dire de maîtriser l'ordre pour permettre de réaliser le droit fondamental de la liberté de manifester. C'est là que réside la difficulté. Le Défenseur des droits a essayé de poser les bornes du droit et de la déontologie dans le domaine de la sécurité. Aux responsables politiques, en particulier parlementaires, d'en tirer les conséquences qu'ils veulent. Mais l'épisode de fin 2018-2019 m'a beaucoup fait regretter que l'on n'ait pas pris en considération ces questions plus tôt, avant l'arrivée du nouveau gouvernement et la constitution de votre commission d'enquête.
Le nombre de réclamations relatives à la déontologie est en hausse importante. Quel est le profil type des gens qui réclament contre la police et contre la gendarmerie ? Comment une réclamation arrivant chez le Défenseur des droits est-elle traitée concrètement ? Vos recommandations sont-elles adressées aux administrations concernées ou est-ce à elles d'en prendre connaissance ?
Nous avons compris votre position sur les LBD, sujet sur lequel tout le monde commence à s'accorder.
Les autorités ont-elles pris en compte vos recommandations au sujet des contrôles d'identités délocalisés et de la technique de l'encerclement ? La réflexion en cours au ministère de l'Intérieur sur le placage ventral et les techniques d'étranglement correspond-elle à la prise en compte de votre opinion à ce sujet ?
Le rapport que vous avez présenté au président de l'Assemblée nationale invite à établir une distinction entre les missions de police administrative et celles de police judiciaire. Vous recommandez de recentrer le maintien de l'ordre sur les missions de police administrative. Or le schéma prévoit plutôt la judiciarisation des manifestants et le perfectionnement de la technique de police judiciaire.
Ce schéma modifie le dispositif des sommations, et nous pouvons considérer qu'il a tenu compte de vos observations sur ce point.
Le dispositif annoncé vous semble-t-il de nature à renforcer la communication entre les organisateurs des manifestations et les pouvoirs publics ?
Nous avons auditionné des chercheurs au sujet du code de déontologie commun aux policiers et aux gendarmes. Envisagez-vous de proposer des modifications afin que ce code garantisse mieux la relation de confiance entre la population et les forces de l'ordre ? Un intervenant a estimé que le code de déontologie devait permettre aux policiers et aux gendarmes concernées de ne pas exécuter un ordre qu'ils jugeraient illégal.
Enfin, le Défenseur des droits dispose-t-il des moyens financiers et juridiques suffisants pour mener à bien sa mission de contrôle de l'action des forces de l'ordre pendant les manifestations ? Avez-vous des observateurs dans les manifestations ?
Quand j'ai pris mes fonctions, nous recevions 250 à 300 dossiers par an et, en 2019, nous avons atteint le chiffre de 1 200, dont 200 pour la période des manifestations des Gilets jaunes. Mais l'essentiel n'est pas la répartition, qui figure dans le rapport du Défenseur des droits pour l'année 2019, publié en mai dernier et que je suis venu présenter devant la commission des Lois de l'Assemblée. La majorité des saisines concernent de petites réclamations portant notamment sur le comportement des policiers ou des gendarmes recevant une plainte dans un commissariat ou une brigade de gendarmerie. Les affaires de maintien de l'ordre sont minoritaires. Nombre de questions spectaculaires sont relatives aux comportements individuels, comme l'affaire de Théo à Aulnay-sous-Bois, dont nous avons longuement traité.
La déontologie dans le domaine de la sécurité a pris dans nos activités une place qu'elle n'avait pas lors de la création de l'institution du Défenseur des droits, ce qui témoigne du fait que nous avons acquis une forme de reconnaissance de notre expertise et surtout de l'accroissement du nombre des problèmes. C'est pourquoi nous avons décidé, il y a trois ans, que les 520 délégués du Défenseur sur le terrain pourraient s'occuper de certaines affaires simples de déontologie, alors qu'auparavant, celle-ci était traitée uniquement au plan central.
Depuis que nous dénonçons l'illégalité des méthodes d'encagement, il n'y a eu aucune suite : elles continuent à être employées. J'ai cité un paragraphe de notre rapport à propos des interpellations préventives. La police des manifestations relève de la police administrative, de la police de prévention : ce n'est pas de la police judiciaire. Le mouvement vers la judiciarisation, inscrit en filigrane dans le schéma national du maintien de l'ordre, va à l'encontre de nos préconisations, alors que, sur un certain nombre de points, il comporte des progrès.
S'agissant de la communication et du dialogue, je vous remettrai le compte rendu du séminaire que nous avons tenu le 3 décembre 2019 avec nos homologues étrangers. Il contient des propositions intéressantes sur le dialogue, avec la fameuse doctrine allemande de la désescalade, la pratique des Belges de négociation de la présence dans l'espace public ou encore les méthodes britanniques, notamment à Londres, où les contrôleurs de la déontologie sont présents dans les manifestations. Il importe de savoir que les autres rencontrent les mêmes problèmes que nous. Dans les manifestations en Allemagne, les canons à eaux étaient souvent utilisés, jusqu'à il y a deux ou trois ans. Nous possédons des canons à eau mais on nous a toujours dit qu'on ne voulait pas les utiliser, du moins jusqu'aux dernières manifestations de Gilets jaunes ; puis nous les avons vus à l'œuvre sur les Champs-Élysées. La question mériterait, notamment dans une enceinte parlementaire comme celle-ci, une discussion. Où se situent les violences légitimes, les violences non légitimes, légales, pas légales, en légitime défense ou pas en légitime défense ?
Sur le code de déontologie, ma réponse est claire : commençons par l'appliquer avant de le changer ! Il est très bien !
Le Défenseur des droits a les moyens de son action. Doit-il envoyer des observateurs dans les manifestations ? Je n'en suis pas très partisan, parce qu'il doit garder une distance, une objectivité peu compatible avec l'émotion. Pour avoir participé à des manifestations et fait du maintien de l'ordre comme membre du corps préfectoral, je sais qu'une manifestation est toujours, même quand elle se passe bien, un moment de grande tension, générateur d'émotions.
Le ministère de l'Intérieur devrait tenir compte de nos propositions. Sur les quarante propositions de sanctions disciplinaires que j'ai faites pendant mon exercice, aucune n'a fait l'objet de suites de la part du ministre de l'Intérieur.
En décembre 2017, dans votre précédent rapport, vous invitiez les autorités publiques à la mise en œuvre de « stratégies négociées en matière d'ordre public » et à une réflexion « pour une gestion pacifiée du maintien de l'ordre » – c'était avant le mouvement des Gilets jaunes. Cela fait écho à une demande d'autorité qu'on sent monter dans la société française : les livres sur l'autorité se vendent très bien et les sondages les plus sérieux révèlent que de nombreux Français se raccrochent à cette valeur. Une chercheuse nous disait qu'en janvier 2019, à Paris, en plein mouvement des Gilets jaunes, face au saccage de magasins, on aurait pu se demander s'il fallait engager la force au risque de voir une personne éborgnée. Est-ce cela, une stratégie négociée du maintien de l'ordre ? Dans le cadre du mouvement des Gilets jaunes, qu'est-ce que cela implique concrètement ?
Cela implique la remise en cause de deux dogmes. Le premier est celui de la mise à distance ; ce dogme a été, d'une certaine façon, balayé par l'attitude des nouveaux manifestants. Le second est celui du passage à l'affrontement en cas d'échec de la mise à distance. Nous avons trop tendance à considérer que l'on a préparé une manifestation si l'on a passé trois ou quatre heures de réunion avec les responsables du service d'ordre de la CGT à la préfecture de police. Il s'agit de savoir, dans un consensus préalable, ce qu'on veut faire de la manifestation. Cela permettrait de mieux juguler le phénomène des black blocs ou des manifestants les plus violents. Il faut un travail préalable, maintes expériences le démontrent. Ainsi, lors des manifestations à Hambourg, au moment du G 20, il y a eu un échec, parce que les forces n'ont pas appliqué au préalable les méthodes de désescalade appliquées à Berlin.
D'autre part, il faut toujours essayer de privilégier la loi du nombre à l'usage de la force. Les unités dédiées au maintien de l'ordre doivent toujours agir collectivement et pas individuellement. Au cours des manifestations, il est possible d'introduire des éléments, sinon de négociation, du moins de dialogue et de communication, afin que la dispersion se passe mieux qu'aujourd'hui. On se souvient de la fameuse manifestation du 1er mai, place de la Nation : c'est lorsqu'on demande aux manifestants de partir, en employant les moyens pour ce faire, que se produisent les incidents les plus graves.
Le Défenseur des droits n'est pas ni spécialiste du maintien de l'ordre, ni une autorité exécutive, policière, ni un magistrat, mais il est capable de dire, à partir de ses saisines, de l'expérience, du droit, les trois ou quatre points qui n'ont pas été suffisamment pris en compte dans le schéma national du 16 septembre dernier. Celui-ci contient quelques mots, notamment sur le dialogue, allant dans le bon sens. Avant la présentation du schéma, nous avons entendu le ministre tenir des propos allant dans le sens d'une pacification des rapports, mais il n'y a pas eu de changement de doctrine. Le rapport de 2018 et la décision-cadre que nous avons prise au mois de juillet 2020 en appellent à des avancées sur le plan de la doctrine plus importantes que celles contenues dans le schéma national.
J'aimerais que votre commission d'enquête, plus encore que la commission constituée après la tragédie de Sivens, qui avait apporté un certain nombre d'éléments positifs, soit à même d'exposer une évolution de notre doctrine. Le moment est venu. J'en sais quelque chose puisque les réseaux sociaux, et même certains responsables syndicaux, n'ont cessé d'insulter le Défenseur des droits sur ce sujet. Je vois bien l'état de tension dans lequel s'inscrivent ces sujets. Une commission d'enquête comme la vôtre et la représentation nationale devraient avoir la capacité de faire avancer la philosophie du maintien de l'ordre. Les principes républicains sont intangibles, les lois sont les lois, y compris la dernière loi sur la légitime défense, qui a représenté pour les policiers un progrès important par son alignement sur le statut des gendarmes. Appliquons les lois, mais faisons-le dans un esprit qui marque, entre la police et la population, le retour de la confiance. Nous avons très souvent constaté un climat d'hostilité et de défiance. Il faut, pour le maintien de l'ordre, reconstruire la confiance entre les forces de sécurité et la population.
Compte tenu des positions divergentes des uns et des autres sur ce sujet, nous avons du travail !
La séance est levée à 19 heures 45.
Membres présents ou excusés
Présents. - M. Jean-Michel Fauvergue, Mme Camille Galliard-Minier, M. Fabien Gouttefarde, M. Jérôme Lambert, Mme George Pau-Langevin
Excusé. - M. Christophe Naegelen
Assistait également à la réunion. - M. Meyer Habib