Intervention de Alain Bauer

Réunion du mercredi 28 octobre 2020 à 14h30
Commission d'enquête relative à l'état des lieux, la déontologie, les pratiques et les doctrines de maintien de l'ordre

Alain Bauer, professeur en criminologie :

Merci monsieur le président, mesdames et messieurs les députés. Votre commission porte sur l'état des lieux, la déontologie des pratiques, les doctrines de maintien de l'ordre en France. Il s'agit d'un sujet à la fois ancien, intéressant et empli de ce que j'appelle d'« authentiques légendes », c'est-à-dire la capacité qu'a la sphère médiatique, mais aussi parfois la sphère politique (il arrive également qu'un certain nombre de mes collègues se joignent à l'ensemble) de réinventer de magnifiques histoires sur les origines de la police d'État, son organisation et les méthodes utilisées.

Pour suivre ce dossier depuis extrêmement longtemps – plus de trente ans – puisque j'ai commencé à la fois comme syndicaliste étudiant « de l'autre côté », puis comme collaborateur de Michel Rocard essentiellement quand il était à Matignon entre 1988 et 1990. N'ayant pas arrêté de suivre ces questions depuis, je vais faire un retour historique. Le temps de l'académie et le temps de la politique ne sont pas les mêmes mais le premier permet parfois de remettre les choses en place.

Tout d'abord, le maintien de l'ordre n'est pas, en France, une affaire policière, mais militaire. Elle a été traitée de manière militaire pendant longtemps, en chargeant à cheval et au sabre pour « tirer dans le tas ». Ce n'est qu'à partir de 1921 et surtout de 1945 qu'on a commencé à considérer qu'il devait y avoir des unités spécifiques de maintien de l'ordre. Ce n'est pas un choix général. Beaucoup de pays n'ont pas d'unités spécifiques chargées du maintien de l'ordre. La France s'était fait un devoir de mettre en place des dispositifs innovants, par exemple en étant l'un des premiers pays à avoir un laboratoire de police scientifique à Lyon, ainsi qu'une école de police à la préfecture de police de Paris. La France a donc toujours été extrêmement novatrice en matière terroriste, criminelle et de maintien de l'ordre. Nous avons à peu près tout inventé, expérimenté et exporté pour le meilleur et pour le pire, malheureusement.

Nous avons inventé rapidement une doctrine, à tout le moins un dispositif qui visait à ce que des opérateurs spécialisés s'occupent de la question du maintien de l'ordre, ce qui n'a pas empêché d'autres opérateurs moins spécialisés de suppléer ou de compléter ceux-ci.

En deuxième lieu, la France a toujours eu une vision étatique étendue du maintien de l'ordre et de la sécurité publique. Dans la plupart des autres pays, le fédéralisme ou le partage entre sécurité privée et sécurité publique amène cette dernière à disposer de moins de moyens que la sécurité privée, ayant des compétences beaucoup plus restreintes en termes de territoire ou de compétence. Il faut que ce soit très grave et très important, ou uniquement sur un niveau de compétence précis et relativement restreint, pour que la sécurité publique d'État définisse des règles qui ne s'appliquent qu'à elle et qui n'ont pas vocation à s'imposer aux autres. C'est le cas aux États-Unis, en Grande-Bretagne, en Allemagne, ainsi que dans la plupart des autres pays, y compris à l'intérieur de l'Union européenne.

L'essentiel de la doctrine d'emploi de la sécurité publique est né en 1968 sans qu'elle soit pensée comme telle. Cette doctrine est née d'une lettre du préfet Grimaud, expliquant ce qu'étaient les principes et les bases opérationnelles pour faire face à une émeute d'un genre nouveau, où l'on ne se retrouvait pas comme précédemment confronté à des agriculteurs ou à des ouvriers syndiqués à la CGT (ou ayant le « style CGT »). Traditionnellement, à un moment déterminé, chacun montrait ses muscles, l'un pour expliquer qu'il défendait l'État et l'autre pour justifier qu'il défendait la classe ouvrière ou la classe paysanne. Tout était régulé, réglé, organisé comme un tournoi ou un duel. Il y avait des règles, une sorte de « traité de Westphalie » du maintien de l'ordre, qui permettaient à chacun de s'en sortir avec le minimum de dégâts. Au fur et à mesure, ces dispositifs se sont énormément améliorés.

En 1968, ils se sont effondrés face à un opérateur totalement nouveau qu'on n'avait quasiment pas vu depuis 1941, c'est-à-dire les étudiants. Cette situation a conduit à une très forte retenue des forces de l'ordre, quelque peu désemparées, mal équipées, mais qui avaient une doctrine d'emploi consistant à occasionner le moins de morts et de blessés possibles. Cela n'a pas empêché qu'il y en ait en 1968, avec une demi-douzaine de morts et des milliers de blessés.

Dès 1971, dans une discrétion remarquable, la préfecture de police mettait en place un outil moderne, dynamique, rapide : les pelotons voltigeurs motorisés.

Entre 1971 et 1986, on a vu apparaître un outil qui fonctionnait relativement bien, avec des règles acceptées y compris par le syndicalisme étudiant.

En 1986, un évènement tout à fait inattendu a eu lieu. C'est l'apparition de ce qui s'appellera la « nébuleuse », l'arrivée de nouveaux opérateurs de la manifestation dans les confrontations avec l'État, à l'occasion de la loi dite Devaquet. Des collégiens et des lycéens dont le niveau de syndicalisation est faible mais la détermination forte, vont s'insinuer entre la première ligne de la manifestation (le service d'ordre central) et la première ligne de CRS et gendarmes mobiles. Ils vont aller à l'assaut en se défoulant assez joyeusement, avec une quasi-impossibilité de retrouver les règles (c'est-à-dire la déclaration, le parcours et surtout, le mode de relation entre les services de police et les organisations syndicales) qui organisaient la manifestation. Cela mènera même à un sommet des organisations syndicales et des services d'ordre spécialisés pour trouver une solution face à cette déferlante de jeunes gens qui n'obéissaient à aucune règle et n'avaient aucune expérience de la manifestation. Si j'allais jusqu'au bout, je dirais que c'est l'ancêtre de l'épisode des Gilets Jaunes, ces derniers étant beaucoup plus âgés et agissant d'une manière un peu plus violente.

Après 1986, tout le monde s'est interrogé à la suite de la suppression, justifiée, des pelotons voltigeurs motorisés, consécutive à la mort du jeune Malik Oussekine, et à l'absence de remplacement de ce dispositif. À cette époque, une réflexion a été menée par le préfet Massoni, l'inspecteur général Berlioz et quelques experts, sur le mode opératoire à utiliser face à des nouveaux manifestants n'ayant aucune culture de la manifestation. Les « amateurs » de la manifestation étaient apparus, et cela posait une série de questions. Cette fameuse « nébuleuse » a évolué au fil des années, elle a continué à attaquer les forces de l'ordre mais a décidé aussi d'attaquer des magasins puis de dépouiller les manifestants eux-mêmes, tout en se réfugiant au cœur de la manifestation, en étant sûre que la doctrine Grimaud serait suivie d'effet. Tel a été le cas, évitant de nombreux morts et blessés au fil des années.

En 2005, les émeutes quasi-insurrectionnelles qui ont conduit à la mise en place d'une législation d'exception rare en France, ont montré qu'il y avait une troisième évolution facilitée par les réseaux sociaux, les sms et la téléphonie mobile. Ces moyens ont favorisé une très grande mobilité des opérateurs dans les émeutes dites « des banlieues ». Il y a eu ce qui ressemble vaguement à un retour d'expérience (RETEX), mais fait en interne avec peu de regards extérieurs, et donc peu de capacité d'analyse. Si la gendarmerie nationale a une assez bonne pratique du dialogue avec le monde académique et universitaire et avec l'expertise extérieure, la police nationale y est d'une réticence profonde, totale et presque absolue. Elle ne se meut, malgré les efforts récents de ses dirigeants, qu'avec beaucoup de prudence...

On a vu apparaître plus récemment, avec les Gilets Jaunes, une deuxième problématique liée au fait que des « amateurs » de la manifestation se retrouvaient face à des « amateurs » du maintien de l'ordre. En effet, les réductions considérables des effectifs en général, de la durée d'usage de ceux-ci, des effectifs à l'intérieur de chaque compagnie et de chaque section, ont contraint l'État à faire appel à des gens ne possédant aucune compétence en termes de maintien de l'ordre, pour faire du maintien de l'ordre avec des outils qu'ils ne connaissaient pas, ne comprenaient pas, ce qui a eu des effets tout à fait désastreux. Il s'agissait d'outils dangereux, utilisés par des gens qui n'en avaient ni la compétence ni l'expérience, ni la formation, et qui ont abouti à ce drame que furent les manifestations de Gilets Jaunes, marquées par un nombre important de blessés. Je précise bien qu'il s'agit pour moi d'un équilibre de l'amateurisme, et que le non-respect des règles de la manifestation vaut autant que la difficulté à mettre en ligne des gens ne sachant pas ce qu'était le maintien de l'ordre et qui n'avaient pas la compétence requise.

Aujourd'hui, nous sommes face à un nouveau schéma national de maintien de l'ordre, qui revient à des fondamentaux précis. C'est le retour d'unités dénommées les dispositifs d'action rapide (DAR) puis devenues les brigades de répression de l'action violente motorisées (BRAV-M), avec toujours l'idée que les compagnies d'intervention, les brigades anti-criminalité (BAC) ou autres dispositifs, sont toujours des unités palliatives et complémentaires au maintien de l'ordre. Se repose ainsi le problème de la spécialisation du maintien de l'ordre français.

À ce jour, ce qui était une particularité importante de la France en matière de sécurité publique n'existe plus. Il n'y a plus de référence du maintien de l'ordre à la française. La situation des deux dernières années a montré les limites profondes de l'exercice et l'immense difficulté qu'il y a à reconstruire non seulement un schéma national de maintien de l'ordre, mais également une analyse fine de ce que doivent être le maintien de l'ordre et ses limites. Comment admet-on qu'il y ait de la casse, puisqu'une vitrine se remplace contrairement à un œil, un bras ou un individu ? Il s'agit aussi de prendre en compte la dernière problématique liée aux professionnels du désordre, les blacks blocs.

Nous sommes dans une phase très particulière d'affrontements pour des raisons idéologiques, avec de la préparation et de l'entraînement. La plupart des « adversaires » quels qu'ils soient, sont en train de changer ou d'évoluer, alors que les services de l'État sont toujours dans une sorte de nostalgie de l'adversaire d'avant, qui était bien sous tous rapports et respectait toutes les règles. Cet adversaire n'est plus, ce qui nécessite de revisiter beaucoup de fondamentaux qui ne sont pas seulement de la technique, mais aussi des concepts, des outils. Pour ce faire, il faut avoir l'esprit ouvert.

Voilà monsieur le président, mesdames et messieurs les députés, ce que je voulais vous dire de manière liminaire, peut-être un peu abrupte, mais il paraît que la diplomatie n'est pas mon naturel profond. Je suis à votre disposition pour répondre à vos questions.

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