Commission d'enquête relative à l'état des lieux, la déontologie, les pratiques et les doctrines de maintien de l'ordre

Réunion du mercredi 28 octobre 2020 à 14h30

Résumé de la réunion

Les mots clés de cette réunion

  • gendarme
  • gendarmerie
  • mobile
  • unité
Répartition par groupes du travail de cette réunion de commission

  PS et divers gauche    En Marche    MoDem    Les Républicains  

La réunion

Source

La séance est ouverte à 14 heures 40.

Présidence de M. Jean-Michel Fauvergue, président.

La Commission d'enquête entend en audition M. Alain Bauer, professeur en criminologie.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Madame la rapporteure, mes chers collègues, nous accueillons aujourd'hui par visioconférence interposée monsieur Alain Bauer, professeur de criminologie qui enseigne actuellement la criminologie appliquée au Conservatoire national des arts et métiers.

Je précise que cette audition est diffusée en direct sur le site de l'Assemblée nationale. Cher Alain, je vais vous donner la parole pour une très brève intervention liminaire qui précèdera nos échanges sous forme de questions et de réponses.

Auparavant, je rappelle que l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Alain Bauer prête serment.)

Permalien
Alain Bauer, professeur en criminologie

Merci monsieur le président, mesdames et messieurs les députés. Votre commission porte sur l'état des lieux, la déontologie des pratiques, les doctrines de maintien de l'ordre en France. Il s'agit d'un sujet à la fois ancien, intéressant et empli de ce que j'appelle d'« authentiques légendes », c'est-à-dire la capacité qu'a la sphère médiatique, mais aussi parfois la sphère politique (il arrive également qu'un certain nombre de mes collègues se joignent à l'ensemble) de réinventer de magnifiques histoires sur les origines de la police d'État, son organisation et les méthodes utilisées.

Pour suivre ce dossier depuis extrêmement longtemps – plus de trente ans – puisque j'ai commencé à la fois comme syndicaliste étudiant « de l'autre côté », puis comme collaborateur de Michel Rocard essentiellement quand il était à Matignon entre 1988 et 1990. N'ayant pas arrêté de suivre ces questions depuis, je vais faire un retour historique. Le temps de l'académie et le temps de la politique ne sont pas les mêmes mais le premier permet parfois de remettre les choses en place.

Tout d'abord, le maintien de l'ordre n'est pas, en France, une affaire policière, mais militaire. Elle a été traitée de manière militaire pendant longtemps, en chargeant à cheval et au sabre pour « tirer dans le tas ». Ce n'est qu'à partir de 1921 et surtout de 1945 qu'on a commencé à considérer qu'il devait y avoir des unités spécifiques de maintien de l'ordre. Ce n'est pas un choix général. Beaucoup de pays n'ont pas d'unités spécifiques chargées du maintien de l'ordre. La France s'était fait un devoir de mettre en place des dispositifs innovants, par exemple en étant l'un des premiers pays à avoir un laboratoire de police scientifique à Lyon, ainsi qu'une école de police à la préfecture de police de Paris. La France a donc toujours été extrêmement novatrice en matière terroriste, criminelle et de maintien de l'ordre. Nous avons à peu près tout inventé, expérimenté et exporté pour le meilleur et pour le pire, malheureusement.

Nous avons inventé rapidement une doctrine, à tout le moins un dispositif qui visait à ce que des opérateurs spécialisés s'occupent de la question du maintien de l'ordre, ce qui n'a pas empêché d'autres opérateurs moins spécialisés de suppléer ou de compléter ceux-ci.

En deuxième lieu, la France a toujours eu une vision étatique étendue du maintien de l'ordre et de la sécurité publique. Dans la plupart des autres pays, le fédéralisme ou le partage entre sécurité privée et sécurité publique amène cette dernière à disposer de moins de moyens que la sécurité privée, ayant des compétences beaucoup plus restreintes en termes de territoire ou de compétence. Il faut que ce soit très grave et très important, ou uniquement sur un niveau de compétence précis et relativement restreint, pour que la sécurité publique d'État définisse des règles qui ne s'appliquent qu'à elle et qui n'ont pas vocation à s'imposer aux autres. C'est le cas aux États-Unis, en Grande-Bretagne, en Allemagne, ainsi que dans la plupart des autres pays, y compris à l'intérieur de l'Union européenne.

L'essentiel de la doctrine d'emploi de la sécurité publique est né en 1968 sans qu'elle soit pensée comme telle. Cette doctrine est née d'une lettre du préfet Grimaud, expliquant ce qu'étaient les principes et les bases opérationnelles pour faire face à une émeute d'un genre nouveau, où l'on ne se retrouvait pas comme précédemment confronté à des agriculteurs ou à des ouvriers syndiqués à la CGT (ou ayant le « style CGT »). Traditionnellement, à un moment déterminé, chacun montrait ses muscles, l'un pour expliquer qu'il défendait l'État et l'autre pour justifier qu'il défendait la classe ouvrière ou la classe paysanne. Tout était régulé, réglé, organisé comme un tournoi ou un duel. Il y avait des règles, une sorte de « traité de Westphalie » du maintien de l'ordre, qui permettaient à chacun de s'en sortir avec le minimum de dégâts. Au fur et à mesure, ces dispositifs se sont énormément améliorés.

En 1968, ils se sont effondrés face à un opérateur totalement nouveau qu'on n'avait quasiment pas vu depuis 1941, c'est-à-dire les étudiants. Cette situation a conduit à une très forte retenue des forces de l'ordre, quelque peu désemparées, mal équipées, mais qui avaient une doctrine d'emploi consistant à occasionner le moins de morts et de blessés possibles. Cela n'a pas empêché qu'il y en ait en 1968, avec une demi-douzaine de morts et des milliers de blessés.

Dès 1971, dans une discrétion remarquable, la préfecture de police mettait en place un outil moderne, dynamique, rapide : les pelotons voltigeurs motorisés.

Entre 1971 et 1986, on a vu apparaître un outil qui fonctionnait relativement bien, avec des règles acceptées y compris par le syndicalisme étudiant.

En 1986, un évènement tout à fait inattendu a eu lieu. C'est l'apparition de ce qui s'appellera la « nébuleuse », l'arrivée de nouveaux opérateurs de la manifestation dans les confrontations avec l'État, à l'occasion de la loi dite Devaquet. Des collégiens et des lycéens dont le niveau de syndicalisation est faible mais la détermination forte, vont s'insinuer entre la première ligne de la manifestation (le service d'ordre central) et la première ligne de CRS et gendarmes mobiles. Ils vont aller à l'assaut en se défoulant assez joyeusement, avec une quasi-impossibilité de retrouver les règles (c'est-à-dire la déclaration, le parcours et surtout, le mode de relation entre les services de police et les organisations syndicales) qui organisaient la manifestation. Cela mènera même à un sommet des organisations syndicales et des services d'ordre spécialisés pour trouver une solution face à cette déferlante de jeunes gens qui n'obéissaient à aucune règle et n'avaient aucune expérience de la manifestation. Si j'allais jusqu'au bout, je dirais que c'est l'ancêtre de l'épisode des Gilets Jaunes, ces derniers étant beaucoup plus âgés et agissant d'une manière un peu plus violente.

Après 1986, tout le monde s'est interrogé à la suite de la suppression, justifiée, des pelotons voltigeurs motorisés, consécutive à la mort du jeune Malik Oussekine, et à l'absence de remplacement de ce dispositif. À cette époque, une réflexion a été menée par le préfet Massoni, l'inspecteur général Berlioz et quelques experts, sur le mode opératoire à utiliser face à des nouveaux manifestants n'ayant aucune culture de la manifestation. Les « amateurs » de la manifestation étaient apparus, et cela posait une série de questions. Cette fameuse « nébuleuse » a évolué au fil des années, elle a continué à attaquer les forces de l'ordre mais a décidé aussi d'attaquer des magasins puis de dépouiller les manifestants eux-mêmes, tout en se réfugiant au cœur de la manifestation, en étant sûre que la doctrine Grimaud serait suivie d'effet. Tel a été le cas, évitant de nombreux morts et blessés au fil des années.

En 2005, les émeutes quasi-insurrectionnelles qui ont conduit à la mise en place d'une législation d'exception rare en France, ont montré qu'il y avait une troisième évolution facilitée par les réseaux sociaux, les sms et la téléphonie mobile. Ces moyens ont favorisé une très grande mobilité des opérateurs dans les émeutes dites « des banlieues ». Il y a eu ce qui ressemble vaguement à un retour d'expérience (RETEX), mais fait en interne avec peu de regards extérieurs, et donc peu de capacité d'analyse. Si la gendarmerie nationale a une assez bonne pratique du dialogue avec le monde académique et universitaire et avec l'expertise extérieure, la police nationale y est d'une réticence profonde, totale et presque absolue. Elle ne se meut, malgré les efforts récents de ses dirigeants, qu'avec beaucoup de prudence...

On a vu apparaître plus récemment, avec les Gilets Jaunes, une deuxième problématique liée au fait que des « amateurs » de la manifestation se retrouvaient face à des « amateurs » du maintien de l'ordre. En effet, les réductions considérables des effectifs en général, de la durée d'usage de ceux-ci, des effectifs à l'intérieur de chaque compagnie et de chaque section, ont contraint l'État à faire appel à des gens ne possédant aucune compétence en termes de maintien de l'ordre, pour faire du maintien de l'ordre avec des outils qu'ils ne connaissaient pas, ne comprenaient pas, ce qui a eu des effets tout à fait désastreux. Il s'agissait d'outils dangereux, utilisés par des gens qui n'en avaient ni la compétence ni l'expérience, ni la formation, et qui ont abouti à ce drame que furent les manifestations de Gilets Jaunes, marquées par un nombre important de blessés. Je précise bien qu'il s'agit pour moi d'un équilibre de l'amateurisme, et que le non-respect des règles de la manifestation vaut autant que la difficulté à mettre en ligne des gens ne sachant pas ce qu'était le maintien de l'ordre et qui n'avaient pas la compétence requise.

Aujourd'hui, nous sommes face à un nouveau schéma national de maintien de l'ordre, qui revient à des fondamentaux précis. C'est le retour d'unités dénommées les dispositifs d'action rapide (DAR) puis devenues les brigades de répression de l'action violente motorisées (BRAV-M), avec toujours l'idée que les compagnies d'intervention, les brigades anti-criminalité (BAC) ou autres dispositifs, sont toujours des unités palliatives et complémentaires au maintien de l'ordre. Se repose ainsi le problème de la spécialisation du maintien de l'ordre français.

À ce jour, ce qui était une particularité importante de la France en matière de sécurité publique n'existe plus. Il n'y a plus de référence du maintien de l'ordre à la française. La situation des deux dernières années a montré les limites profondes de l'exercice et l'immense difficulté qu'il y a à reconstruire non seulement un schéma national de maintien de l'ordre, mais également une analyse fine de ce que doivent être le maintien de l'ordre et ses limites. Comment admet-on qu'il y ait de la casse, puisqu'une vitrine se remplace contrairement à un œil, un bras ou un individu ? Il s'agit aussi de prendre en compte la dernière problématique liée aux professionnels du désordre, les blacks blocs.

Nous sommes dans une phase très particulière d'affrontements pour des raisons idéologiques, avec de la préparation et de l'entraînement. La plupart des « adversaires » quels qu'ils soient, sont en train de changer ou d'évoluer, alors que les services de l'État sont toujours dans une sorte de nostalgie de l'adversaire d'avant, qui était bien sous tous rapports et respectait toutes les règles. Cet adversaire n'est plus, ce qui nécessite de revisiter beaucoup de fondamentaux qui ne sont pas seulement de la technique, mais aussi des concepts, des outils. Pour ce faire, il faut avoir l'esprit ouvert.

Voilà monsieur le président, mesdames et messieurs les députés, ce que je voulais vous dire de manière liminaire, peut-être un peu abrupte, mais il paraît que la diplomatie n'est pas mon naturel profond. Je suis à votre disposition pour répondre à vos questions.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Merci monsieur le professeur, c'était effectivement très clair et très direct. La diplomatie, c'est bien quand c'est nécessaire. Cela ne l'est pas entre nous, nous savons de quoi nous parlons.

Avant de laisser la parole à madame la rapporteure, je voudrais vous poser plusieurs questions.

Vous constatez, et d'autres ont fait le même constat, que les forces de sécurité intérieures, la police en particulier – beaucoup moins la gendarmerie, vous l'avez dit – est peu ouverte au monde extérieur, a du mal à ouvrir ses portes et ses fenêtres. Nous l'avons vu à plusieurs reprises. En ce moment d'ailleurs, la police est en train de travailler sur les techniques d'interpellation, sur l'étranglement par exemple. Comment s'explique le fait que la police soit si peu ouverte sur le monde extérieur ? Comment faire pour que cela change ?

Ensuite, vous nous parlez de services spécialisés dans le maintien de l'ordre et de services non spécialisés. Dans le nouveau schéma national de maintien de l'ordre, vous constatez qu'il est fait référence à l'intervention de ces services non spécialisés. Comment peut-on faire pour spécialiser davantage les services qui ne le sont pas ? À titre d'exemple, ne serait-il pas bon de penser une direction métier du maintien de l'ordre, dans laquelle seraient non pas fusionnés mais mis de concert policiers et gendarmes, CRS et gendarmes mobiles avec un commandement commun, qui prendrait en compte la formation des unités non spécialisées. Que pensez-vous de cette idée ?

En troisième lieu, nous n'avons pas parlé du contrôle des opérations de police et de gendarmerie par l'Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN) et l'Inspection générale de la police nationale (IGPN), dont nous avons entendu les responsables. Qu'on soit clairs : les enquêtes faites par l'IGGN et l'IGPN le sont sous l'autorité de magistrats, et sont en général assez bien faites. Cependant, demeure toujours la suspicion de défendre l'intérêt de la « boutique ». Que pensez-vous d'une unité sur le modèle anglais, autonome, de contrôle des forces de sécurité intérieure de ce type ?

Permalien
Alain Bauer, professeur en criminologie

Pour ce qui est de l'ouverture vers l'extérieur, il faut reconnaître que l'extérieur lui-même a longtemps tellement détesté la police qu'il était logique que celle-ci ne soit en situation de lui faire confiance. Il n'est ni utile ni nécessaire pour une institution de l'État, de solliciter des gens qui expliquent à la police qu'elle est une force répressive et fasciste. L'université, pendant longtemps, a été particulièrement agressive vis-à-vis des institutions de protection de l'État, pour de bonnes et de mauvaises raisons qu'il ne m'appartient pas de juger. Disons que l'université a fait beaucoup pour ne pas être acceptée facilement dans l'univers policier.

Les gendarmes ont trouvé une technique beaucoup plus intelligente. Ils ont commencé à recruter des docteurs et à proposer à des contractuels de les aider à passer des doctorats. Il y a près de trois cents doctorants dans la gendarmerie, ce qui a amené une relation d'une toute autre qualité. La gendarmerie a joué ce que Michel Rocard appelait « le sucre dans l'eau », c'est-à-dire que d'abord d'un côté l'on a du sucre, et de l'autre de l'eau, qui se regardent, puis quand on le jette dans l'eau il disparaît mais toute l'eau est sucrée. Par conséquent, la gendarmerie s'est fait digérer par l'académique, tout autant qu'elle a digéré le monde académique. En effet, elle a trouvé que c'était un moyen formidable, d'abord de survivre dans le processus d'intégration-mutualisation qui lui était imposé, mais également d'investir massivement sur les nouvelles technologies, d'où elle tire son épingle du jeu.

La police ne l'a pas vu, et en premier lieu parce qu'elle n'a pas la même chance que la gendarmerie. Malheureusement, le directeur général de la police nationale (DGPN) est plus un animateur de réunions qu'un chef structurel des unités placées sous son commandement. Je ne reviendrai pas ici sur le statut tout à fait spécial du préfet de police qui, depuis l'affaire Ben Barka, est officiellement en-dessous mais aussi l'égal du DGPN. La création de la direction générale de la sécurité intérieure a encore affaibli la situation du DGPN.

De plus, culturellement, la police n'arrive pas à comprendre l'intérêt d'une collaboration avec le monde académique. Autant la gendarmerie peut réfléchir en termes d'investissement qualitatif, autant la police nationale réfléchit en équivalent temps plein travaillé (ETPT), c'est-à-dire en postes et en quantitatif, pour des raisons marquées par l'histoire de la sécurité publique. De ce fait, il faudrait une véritable révolution culturelle, ce qui n'empêche pas l'actuel DGPN d'être parfaitement convaincu de l'enjeu qu'il y a à moderniser et requalifier la police, mais c'est extrêmement difficile.

Par ailleurs en France, le RETEX est considéré comme un mécanisme pour trouver quelqu'un à punir ou à sanctionner. Dans les pays anglo-saxons, il est plutôt perçu comme visant à améliorer le service rendu à la population, fluidifier les dispositifs, se mettre à niveau. On cherche assez peu à punir quelqu'un s'il n'y a pas une faute pénalement identifiable. Par conséquent, le RETEX se fait massivement en lien avec le monde extérieur et on demande toujours une aide à l'université du quartier ou du territoire.

Toutes les réformes de la police de New-York, y compris celle de 1974 pour interdire la clé d'étranglement, interdiction renouvelée en 1994, se sont faites en coopération avec le collège de justice criminelle de New-York, où j'enseigne. On trouve normal de demander leur concours aux académies qui forment les policiers, soit en formation initiale en cours du soir, soit en formation permanente en même temps que les écoles de police. Il faut préciser à cet égard que les écoles sont naturellement mixtes depuis toujours et que les diplômes ne sont donc pas des diplômes d'écoles professionnelles, mais des diplômes académiques. C'est le moment où en France, les grandes écoles (École des officiers, École nationale supérieure de police) ont raté la réforme Licence-Master-Doctorat (LMD) en se trouvant à côté, considérant que les diplômes militaires et sécuritaires vaudraient bien des diplômes académiques. Puis ces écoles, découvrant plus tard que ce n'était pas le cas, se sont rapprochées de Lyon III pour l'École nationale supérieure de police, de Paris II ou du Conservatoire national des arts et métiers pour l'École des officiers de gendarmerie, de Paris I, Paris II ou de l'École pratique des hautes études (EPHE) pour l'École de guerre. Chacun est venu chercher une caution académique et a commencé à travailler avec les universitaires, mais cela ne vaut que pour les commissaires de police, les officiers supérieurs de la gendarmerie nationale et les officiers supérieurs des armées. Tous les grades inférieurs sont restés dans un univers entre-deux, où l'on n'a trouvé ni utile ni normal de sceller la formation par la délivrance un diplôme académique. C'est dommage. C'est peut-être par là qu'il faudra « remettre le sucre dans l'eau », mais c'est l'une des difficultés.

Pour vous donner un exemple, lors d'une réunion convoquée par le ministre de l'Intérieur, son directeur de cabinet et le secrétariat général du ministère, on a vu arriver le directeur général de la sécurité intérieure, le directeur général de la gendarmerie nationale et l'un des polytechniciens chargés de mission de ce qui est censé être la direction des ressources humaines de la DGPN, qui n'avait pas trouvé indispensable d'être représentée à un niveau plus élevé. Ce chargé de mission ne savait d'ailleurs pas pourquoi il était là. C'est une histoire vécue !

Il y a donc un problème de compréhension de l'enjeu pour la survie de la police nationale elle-même en tant qu'entité de protection des populations, et par ailleurs de sa mission naturelle de protection de l'État.

Pour ce qui est des services spécialisés et non spécialisés, les rapports des inspections générales de la police nationale et de l'administration sur la police de proximité (bien avant qu'elle ne soit, paraît-il, « assassinée » par un ancien ministre de l'Intérieur devenu Président de la République) avaient déjà indiqué que la polyvalence posait un problème majeur. À force d'être polyvalent sur tout, on n'était plus compétent sur rien. Il y avait une difficulté dans cette idée de polyvalence. Les « Compagnie, marche » de la préfecture de police pouvaient peut-être marcher à Paris dans les années 1920. En revanche, le fait de donner des mitraillettes aux sapeurs-pompiers de Paris (puisque c'était une unité militaire) rendait peut-être joliment dans les défilés, mais ne répondait pas fondamentalement à la problématique. Or, l'une des vraies difficultés tient au fait qu'on se serve beaucoup des CRS et des gendarmes mobiles pour des missions statiques de protection de civils, d'institutions ou d'îlotages non opérationnels, alors qu'on demande à des unités ayant d'autres missions d'assurer des missions de sécurité mobile. Je pense que la solution est davantage de remettre les gens à la place où ils sont les plus compétents, plutôt que de « boucher les trous » avec ce qu'on a sous la main.

Par conséquent, deux problématiques existent. En premier lieu, il faut renforcer quelque peu les effectifs à l'intérieur des unités, en prenant en compte à la fois la réduction du temps de travail, la réorganisation des unités et leur mobilité. Le rapport de la Cour des Comptes de 2017 est extrêmement précis et détaillé sur cette question, de sorte qu'il n'y a probablement pas grand-chose à ajouter.

En deuxième lieu, il faut se rappeler que de nouvelles compétences ont été mises en place, par exemple chez les CRS, avec sur l'antiterrorisme et la gestion de scènes de carnage, ce qui a modifié les choses. Si l'on considère les effectifs complets de CRS et de gendarmes mobiles, entre 20 et 30 % de l'effectif est constitué d'unités de soutien et non d'unités de présence effective et opérationnelle. Par conséquent, il est nécessaire de regarder les chiffres avec beaucoup d'attention, et de voir ce qui manque. Retourner à peu près à ce qu'était la situation de 2010, même un peu avant, résoudrait bien des problèmes puisque le nombre d'unités disponibles sur le territoire a été divisé par deux. Cela donne une idée de l'ampleur du problème lorsqu'on doit traiter des mouvements sociaux sur tout le territoire. La situation est similaire pour les armées, capables d'agir sur deux ou trois fronts en même temps, mais ne sachant plus le faire quand il n'y en a quatre. Ce sont les principes de déploiement de l'armée des États-Unis, et je pense que la nôtre n'est pas très éloignée de ces concepts.

En définitive, il manque des effectifs et de la spécialité. Il faut donner un niveau basique permettant de comprendre ce que sont les données fondatrices du maintien de l'ordre, inventer des outils (police administrative, police judiciaire, maintien de l'ordre) qui soient clairement identifiés. Il importe aussi de faire cesser la confusion sur les tenues pendant les opérations de maintien de l'ordre, qui ne permettent plus de savoir qui est qui. Cette situation aboutit à prétendre que tout ce qui se passe sur le terrain est de la faute des CRS, alors qu'ils sont très largement minoritaires lorsque des problèmes se posent. Personne n'est capable de reconnaître la couleur de la bande du casque qui permettrait de savoir qui est qui.

Par ailleurs, il faut repartir sur des bases de « qui fait quoi où », sans déplacer tout le monde en fonction de l'urgence liée aux restrictions et réductions importantes d'effectifs et de localisations. En effet, si à ces constats on ajoute celui de la « sur-localisation » de quatre compagnies de CRS et de quatre escadrons de gendarmes mobiles en Corse, territoire qui se trouve donc suréquipé en police mobile (ce qui est une curiosité tout comme en outre-mer), on mesure le dénuement du maintien de l'ordre sur la France continentale. Il y a là un enjeu très important de cartographie et de démographie policière.

Enfin sur votre question relative à l'inspection, ma position n'a pas beaucoup changé. Les inspections ont un rôle essentiel en matière de technique policière, quand on s'interroge sur la manière dont les policiers et les gendarmes font leur travail eu égard aux règles et à la déontologie qui sont les leurs. D'ailleurs, les inspections punissent énormément. La moitié des sanctions de la fonction publique d'État sont prononcées à la suite de l'intervention des inspections de police et de gendarmerie, alors que les professionnels concernés ne représentent même pas 10 % de l'ensemble. Il ne faut donc pas sous-estimer leur rôle répressif. En revanche, il y a un constat d'illégitimité naturelle dès lors qu'elles s'occupent de cas de confrontation entre un ou des policiers, un ou des gendarmes, et des populations civiles extérieures. Il y a là un problème que toutes les polices du monde connaissent, qui a partout été réglé de deux manières. La première est celle que vous proposez : une unité spécifique d'inspection indépendante mais ayant des compétences techniques et technologiques. Nous avons inventé cela avec le conseil national des activités privées de sécurité (CNAPS), qui est formé d'anciens policiers et autres personnels ayant des compétences, et pas seulement d'opérateurs civils. Il fallait à la fois de l'expérience et de la compétence, et trouver des moyens. J'anticipe sur votre proposition de loi future, monsieur le président…

L'autre option est de considérer qu'en cas de confrontation avec un civil, il faut l'intervention d'un élément extérieur, sans que cela remette en cause la compétence, la qualification ou l'expérience des inspections, qui sont extrêmement importantes. Ce pourrait être un représentant du Défenseur des droits, un ancien magistrat ou un représentant de la Conférence des bâtonniers par exemple. D'ailleurs, une unité spécifique chargée de la déontologie de la sécurité, désormais intégrée au sein de l'institution du Défenseur des droits, pourrait parfaitement jouer ce rôle. Dès lors que la plainte concerne une relation entre un citoyen lambda et la force de police ou de gendarmerie, on garde l'inspection telle qu'elle est. Celle-ci est saisie pour des raisons administratives ou judiciaires, mais obligatoirement s'y ajoute un opérateur extérieur, qui légitime la possibilité pour l'unité d'inspection en question de ne pas se trouver dans une configuration incestueuse. C'est peut-être une solution moins lourde que celle de créer un organe supplémentaire, mais les deux se valent.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Merci monsieur le professeur pour vos analyses, qui sont toujours limpides. Vous nous avez bien expliqué les évolutions des manifestations et des manifestants depuis quelques années. Vous avez notamment estimé, dans une interview précédente, que des erreurs stratégiques avaient été commises par la préfecture de police en décembre 2018. Vous avez dit aussi, par ailleurs, que la conception actuelle du maintien de l'ordre par la préfecture de police était marquée par une forme de passéisme ne permettant peut-être pas d'être aussi efficace que nécessaire. Est-ce que vous pourriez développer ce point ?

Par ailleurs, vous avez été très clair sur le fait qu'un certain nombre d'armes dont étaient pourvues les personnes responsables du maintien de l'ordre, notamment les lanceurs de balles de défense (LBD), étaient inadaptées au maintien de l'ordre puisqu'elles pouvaient provoquer des blessures très graves. Comment voyez-vous le remplacement de ces armes ? Est-ce que ce qui est prévu dans le nouveau schéma vous semble de nature à répondre efficacement aux difficultés que vous avez relevées ?

Vous avez aussi noté des changements, avec l'arrivée des téléphones portables qui servent d'appareil photographique et de caméra. Vous disiez qu'il y avait maintenant des millions de photographes amateurs, qui pouvaient aussi prendre des vidéos des incidents. Comment réagir à cette situation, et que préconiser aux responsables du maintien de l'ordre pour s'y adapter ?

En outre, vous avez évoqué l'intervention d'unités spécialisées, en disant qu'elles revêtaient un caractère amateur et pouvaient donc commettre des erreurs. Vous avez également mentionné la formation. Doit-on proposer de laisser le maintien de l'ordre uniquement aux unités spécialisées, ou devons-nous dispenser un minimum de formation à toutes les autres, au cas où elles devraient arriver en renfort ?

Permalien
Alain Bauer, professeur en criminologie

En décembre 2018 s'est posée la question de l'arbitrage entre la protection statique des sites et l'intervention. Or, le principe même d'une force mobile est d'être prévue pour être mobile et non statique. Malheureusement, depuis que, il y a un peu plus de vingt-cinq ans, on a demandé aux CRS – qui ne servaient pas suffisamment – de se territorialiser et de jouer les « bouche-trous » dans les quartiers qui posaient problème, on a commencé à transformer la fonction même d'une force mobile. C'est vrai que lorsqu'il ne se passe rien en matière de maintien de l'ordre, l'idée de les utiliser à autre chose n'est pas absurde. Néanmoins dans la mesure où cela a conduit à modifier les conditions de leur utilisation, puis à se demander s'il ne fallait pas supprimer les unités de CRS puisqu'elles ne servaient à rien, cela équivalait à se demander pourquoi renouveler le stock de masques puisqu'il n'y a pas d'épidémie. Puis on se réveillait brutalement un matin, en se disant : « C'est bizarre, il n'y en a plus ! ». Il y a donc, je crois, une nécessité à revenir aux fondamentaux.

Par ailleurs, la préfecture de police a eu, pendant longtemps, une vision arrogante et dénuée de tout respect pour les opérateurs de terrain sur l'art et la manière de maintenir l'ordre à Paris. Son processus d'instruction était à sens unique, sans plus aucune intervention d'opérateurs intermédiaires qui auraient pu suggérer de procéder autrement. La salle de commandement a toujours eu une grande difficulté à admettre qu'on pouvait discuter du maintien de l'ordre, et non pas seulement ordonner le maintien de l'ordre. C'est pour cela que j'ai expliqué qu'il fallait absolument arrêter ce processus qui niait la compétence et l'expérience des opérateurs de terrain, qu'il s'agisse de la direction centrale des compagnies républicaines de sécurité (DCCRS), de la gendarmerie mobile ou même des responsables territoriaux qui étaient relativement formés et capables de faire des choix.

Le choix d'utiliser les forces mobiles de manière très statique a été motivé par la confiance placée en elles pour protéger l'Assemblée nationale, la Présidence de la République et quelques endroits symboliques, toutefois en oubliant le Sénat à l'époque. Cette omission a été réparée de justesse par des initiatives personnelles, ce qui prouve qu'elles ne sont pas totalement inutiles. Ce choix avait mis en exergue la nécessité de rétablir une logique de dialogue.

Les erreurs stratégiques de décembre 2018 sont celles-ci. Depuis lors, les choses ont beaucoup évolué. Je connais pour des raisons historiques le préfet Lallement, dont le caractère n'est peut-être pas toujours facile. Je note que du point de vue des modes opératoires de terrain, l'amélioration est visible.

Pour ce qui est de l'armement, j'ai indiqué que la transformation du flash-ball en LBD posait deux problèmes : que cela tirait deux fois plus vite d'une part, et que le palet avait été réduit au diamètre d'un œil d'autre part. Cela n'a pas été fait volontairement, mais il ne faut jamais laisser les comptables s'occuper des missions opérationnelles. Ils sont là pour défendre les deniers publics, pas pour devenir opérateurs de maintien de l'ordre. Le constat vaut tant pour les motos il y a quelques années, que pour les LBD.

Le LBD est un mauvais outil. Il est extrêmement dangereux. Plus on l'utilise pour le maintien de l'ordre, avec des gens qui n'ont pas la compétence de savoir à quoi il sert (ce n'est pas un outil d'autodéfense ou d'agression mais un outil de mise à distance) plus on provoque des problèmes comme ceux qui ont été constatés.

Pour la grenade GLI-F4, c'est exactement la même chose. Elle est expressément prévue pour ne pas être utilisée en maintien de l'ordre, et avait déjà été supprimée. Le stock est maintenant écoulé, et on est passé à un autre modèle. Le nouveau produit semble être de bonne qualité, à la fois pour la cuillère et la partie explosive. On peut considérer qu'il y a là un progrès. À mon avis, il faudrait plutôt s'orienter vers des dispositifs de moindre puissance, faisant moins de dégâts et tout à fait efficaces. Le benchmark international sur les outils de maintien de l'ordre le montre. Il existe des unités modernisées, de plus grande mobilité, plus rapides et efficaces, à l'instar des lanceurs d'eau, y compris colorée. Il y a de nombreuses options, mais je pense que le marquage et la puissance de l'eau suffisent largement en désarmant d'une partie importante des outils conservés à des fins insurrectionnelles. De tels outils n'ont plus rien à voir avec la liberté de manifester, même quand elle se traduit par de la violence.

Pour ce qui est des outils de téléphonie mobile, ils existent. La pensée magique, qui voudrait croire qu'ils vont disparaître et que plus personne ne prendra de photos, (et que d'ailleurs les éventuelles photos ne se retrouveront pas je ne sais où) est tout à fait étonnante ! Je suis plutôt favorable à la prise en compte de ces milliers de vidéastes amateurs, et à ce que la sécurité publique dispose des mêmes moyens. Il faut reconnaître que c'est un outil extrêmement utile, tant pour protéger des policiers en situation d'autodéfense ou agressés, que pour leur imposer des règles de déontologie qu'ils ont apprises mais qui se sont peut-être perdues. Quand on a un geste d'humeur après avoir reçu des cailloux, des excréments ou des boulons dans la figure pendant quatre heures ou six heures à prendre, on pourrait au moins montrer davantage que les trois minutes du geste d'humeur. On aurait l'ensemble de l'opération, ce qui est le principe fondateur pour juger d'éventuelles circonstances atténuantes ou aggravantes en fonction de ce qui s'est réellement passé, et pas uniquement de la mise en scène de l'épisode final.

Inutile de croire qu'on va supprimer la visibilité citoyenne des actions de maintien de l'ordre. Au contraire, je pense que la police doit se mettre à niveau et user des mêmes moyens, pour que nous ayons les deux versions d'un même évènement, pas seulement en trois minutes mais dans la durée. Vous l'avez vu d'ailleurs récemment dans un épisode tout à fait emblématique où une infirmière se disait agressée par des policiers. Elle-même avait pris un malin plaisir à y aller de bon cœur, ce qui ne justifiait rien mais expliquait beaucoup... Par conséquent, je suis très favorable à ce qu'on utilise positivement la présence de ces dispositifs plutôt que de les interdire, ce qui de toute façon n'arrivera jamais et ne servira pas à grand-chose. La protection de l'identité individuelle des policiers peut être un enjeu de vie privée, mais cela n'est pas un enjeu de maintien de l'ordre, d'exactions ou de lutte contre des exactions de policiers ou de gendarmes.

Enfin, je suis pour que toutes les unités soient formées. Néanmoins, le fait d'avoir une formation basique ne doit pas transformer les bénéficiaires de cette formation en spécialistes « bouche-trous ». Le fait d'avoir suivi une formation aux premiers secours est très souhaitable, mais cela ne vous transforme pas en chirurgien. Il faut donc être très attentif à ce que toutes les règles de déontologie soient clairement rappelées, pas seulement une fois au début de la carrière pendant une demi-heure, mais également au moment de cycles obligatoires de formation permanente et continue. De tels cycles me paraissent tout à fait indispensables, même s'ils ne doivent ni être trop lourds ni désorganiser les services. Il me paraît important que les bases puissent être données à tout le monde, mais avec les limites de l'exercice. Les opérations de maintien de l'ordre dynamiques, mobiles doivent être réservées à des opérateurs formés et spécialisés pour ces missions.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Merci monsieur le professeur pour vos propos. De mon côté, j'aurai une question de l'ordre de la sociologie, qui a trait au regard que porte la population française sur les forces de l'ordre, plus précisément sur cette forme de banalisation du statut de policiers et de gendarmes. Il s'agit pourtant d'agents dont notre droit souligne qu'ils bénéficient de pouvoirs spécifiques, mais également d'une protection particulière. Le droit pénal rappelle que, quand vous insultez un agent de police, ce n'est pas exactement la même chose que si vous insultez un citoyen lambda. Pour parler très concrètement monsieur le professeur, je pense par exemple à un acte que nous avons tous vu. Une compagnie de CRS évacue une rue lors d'une manifestation non autorisée, et on voit les manifestants crier : « Vous n'avez pas le droit de me toucher ! ». À l'autre bout du spectre, on pense au barrage de police forcé par un véhicule qui ne souhaite pas s'arrêter.

Bien évidemment, le spectre est large mais je comptais sur votre expertise du temps long pour préciser, peut-être également au travers de sondages, si cette banalisation était à votre sens une réalité.

Enfin dans certains modèles étrangers, notamment le modèle américain – je ne l'ai pas personnellement vérifié mais on le lit et l'entend souvent – l'outrage et les atteintes à l'autorité des forces de l'ordre sont très sévèrement réprimés. Pensez-vous, d'une part, que c'est une réalité ? D'autre part, estimez-vous cette répression plus forte pourrait être une piste intéressante à explorer ?

Permalien
Alain Bauer, professeur en criminologie

Tout d'abord, je n'ai jamais eu de problème particulier avec la répression. Je pense qu'il faut un équilibre entre la prévention, la dissuasion et la répression. On ne peut pas être dans le « tout préventif » comme si rien d'autre n'existait, tandis que le « tout répressif » comporte ses propres limites. En fait, il crée plus de tensions qu'il n'en résout. L'équilibre des trois me paraît donc important.

À quel moment en France, avant d'entrer à l'université, apprend-on le droit ? Jamais. Le droit est l'une des rares matières académiques que l'on aborde sans jamais avoir eu d'expérience. Il se trouve que j'enseigne aux États-Unis et qu'il m'arrive d'y vivre. J'y ai des filleuls. Dans leur école primaire, des procès sont reconstitués pour expliquer aux élèves qu'un jour ils seront jurés. On leur apprend donc, de manière très impressionnante pour des enfants, le droit criminel. Nous, nous voyons des films américains de droit criminel, qui amènent beaucoup de gens à penser que, dans une salle d'audience, l'avocat et le procureur sont assis de part et d'autre de l'allée centrale, alors qu'en France le procureur est positionné au-dessus. On dit « votre Honneur » à monsieur le juge, et on demande un « mandat de perquisition », ce qui fait toujours beaucoup rire les policiers.

Tant que cette culture du droit, donc de l'autorité, donc du respect, ne sera pas acquise, les problèmes persisteront. L'éducation civique n'est pas une formation au droit. D'ailleurs, beaucoup d'étudiants arrivant en première année de droit, en ont une vision cinématographique, ou sont là parce qu'ils ne savaient pas où aller ailleurs. Il y a vraiment un drame en première année de droit, avec plus de la moitié des étudiants qui vont disparaître entre la rentrée (visuelle ou virtuelle) et janvier. Par conséquent la culture du droit, qui est une culture du respect de l'autorité, des règles, du mode opératoire (y compris du fonctionnement du système judiciaire) n'existe quasiment pas ou très peu en France. Mécaniquement, tout ce qu'on n'apprend pas, il faut le vivre, sauf à être dans la situation exceptionnelle d'appartenir à une famille de juristes.

Le deuxième sujet réside dans la confrontation. L'État en France, a toujours été dans logique de confrontation avec la société parce qu'il considère que toute négociation passe par le rapport de force. Ce n'est pas du tout la culture de l'espace protestant ou anglo-saxon. Au contraire, le rapport de force apparaît lorsqu'on a raté tout le reste. La France a cette culture depuis les grandes jacqueries en 1347. Cela ne date pas d'hier ! La France n'a jamais considéré que les négociations puissent se faire dans le calme. Ce n'est pas la tradition de ce pays. Ce n'est pas non plus la tradition de l'État, ni malheureusement celle de la nation. C'est l'un des grands problèmes que nous rencontrons dans notre manière de dialoguer, ce qui explique les sujets de défiance et de remise en cause régulière. Je dis toujours à mes étudiants, lors du premier cours de l'année, que ce qui est nouveau est surtout ce qu'on a oublié. Tout ceci s'est déjà passé dans des épisodes précédents. Par conséquent, tous les petits noms d'oiseaux dont sont affublés les policiers et les gendarmes ne datent pas de l'année dernière ou de l'année d'avant. C'est une tradition ancienne. Ma famille est d'origine lyonnaise : Guignol fracasse la tête du gendarme à coups de bâton, au petit théâtre. Toute l'histoire de ce pays est marquée par des moqueries, des insultes ou des confrontations.

La grande différence, c'est que, pendant très longtemps et jusqu'en 1940-1941, les polices en France étaient locales, comme toutes les polices du monde. Je sais qu'il existe une grande tradition, qui voudrait que la police nationale soit née entre le mésozoïque supérieur et l'Antiquité romaine, mais enfin la police d'État est née de l'Occupation. Elle s'est malencontreusement appelée « police nationale », ce qu'elle est devenue lentement, mais à l'origine c'était une police de défense des institutions, une police de la collaboration. Seules quelques polices anciennement locales ont eu un comportement tout à fait remarquable durant cette période noire, de même que la préfecture de police, tardivement mais réellement au moment de la libération de Paris.

Il y a donc toute une série de difficultés dans la relation qui est désormais celle d'une police d'État centralisée, monopolistique, dont le rôle essentiel était de défendre les institutions puis, tardivement, les personnes et les biens. Pour sa part, la police municipale de Paris avait une particularité. Par son organisation et son découpage, conçus pour des raisons de protection du siège du pouvoir central, elle s'occupait aussi des personnes et des biens. Gabriel Nicolas de La Reynie avait inventé ce dispositif tout à fait nouveau, en même temps que les services postaux et d'hygiène. Le baron Haussmann avait fait de même, inventant une foule de choses très importantes pour l'éclairage, le sanitaire et la circulation, tout en proposant à l'empereur de bâtir des grands boulevards pour mettre huit canons en batterie, bien utiles pour réprimer une insurrection. La France est l'un des rares pays où l'urbanisation était d'abord un outil sécuritaire avant d'être un outil de développement.

En définitive, ces éléments pèsent dans la relation du citoyen avec l'État, et surtout avec sa police. C'était beaucoup plus facile dans l'espace de la gendarmerie nationale jusqu'à la ré-urbanisation, c'est-à-dire ce transfert de quatre à cinq millions d'habitants de zones urbaines vers des zones rurales devenues « rurbaines ». La culture de la ville a ainsi été transportée dans des espaces qui ne la connaissaient pas, ce qui a conduit à une modification très importante de la relation avec la gendarmerie et la police, qui désormais se rejoignent dans le nombre considérable d'agressions subies par les policiers et les gendarmes.

J'ajoute toujours à cet élément un élément comparatif, qui devrait faire réfléchir au fait qu'il ne s'agit pas uniquement d'un problème de policiers ou de gendarmes. Les mêmes situations arrivent en effet aux pompiers alors qu'ils ne tutoient personne, sauvent des vies, protègent les gens. On peut se demander pourquoi les pompiers se font agresser de manière aussi virulente. En réalité, la confrontation se fait culturellement contre l'État, contre ce qu'il représente et contre toutes les institutions représentant l'État. Je crois qu'il y a là un vrai problème qui dépasse très largement l'insulte ou le refus d'obtempérer. C'est un mouvement beaucoup plus important de recul du respect dû à l'État, en tant que service public. Mes propos sur les pompiers concernent également les agents EDF et les postiers. Ce matin encore, nous nous demandions pourquoi l'on trouve si peu de postiers dans certaines régions du pays : c'est tout simplement parce qu'ils ne veulent plus y mettre les pieds. Il y a là un enjeu de reconquête du service public, et pas uniquement de reconquête sécuritaire.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Ma dernière question avait trait à la comparaison avec les États-Unis, que vous connaissez bien.

Permalien
Alain Bauer, professeur en criminologie

Là-bas les polices sont locales. Tout le monde se connaît et se trouve dans une logique de proximité. L'affirmation des règles d'autorité est un processus lié à la nature même de ce que sont les États-Unis, c'est-à-dire un processus de décentralisation extrêmement important et un processus de contrôle citoyen à la fois sur la police et sur les autres citoyens. Il existe également une réprobation collective des actions contre les représentants de l'autorité, quelle qu'elle soit. L'équilibre des pouvoirs est aussi un équilibre du contrôle et de la poursuite. Cela étant, les grands jurys, qui comme vous le savez sont des jurys citoyens qui préparent une mise en examen à la place du procureur ou du magistrat quand il n'y a pas suffisamment d'éléments pour aller jusqu'au bout d'une procédure dont ils seraient les seuls maîtres, amènent à beaucoup protéger les policiers dans des situations qui paraîtraient tendues aux victimes. Toutefois le mouvement Black lives matter a bouleversé cet état de fait. Jusqu'à il y a deux ans, cette question était d'une évidence totale. Aujourd'hui, il y a un rééquilibrage au bénéfice des victimes. Aux États-Unis, il y a beaucoup de victimes de tirs de policiers, pour de bonnes et de mauvaises raisons. Il y a donc un rééquilibrage en cours, en particulier en faveur des victimes issues des minorités. Pour autant, ce rééquilibrage n'a pas amené une réduction des poursuites à l'encontre de ceux qui insultent des policiers. C'est un rééquilibrage par le haut et non pas par le bas.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Merci monsieur le professeur de votre intervention. Nous aurons sans nul doute l'occasion d'échanger à nouveau.

La séance est levée à 15 heures 30.

Membres présents ou excusés

Présents. - Mme Aude Bono-Vandorme, M. Jean-Michel Fauvergue, Mme Isabelle Florennes, M. Fabien Gouttefarde, Mme Brigitte Kuster, Mme Constance Le Grip, M. Philippe Michel-Kleisbauer, Mme George Pau-Langevin