Intervention de Alain Bauer

Réunion du mercredi 28 octobre 2020 à 14h30
Commission d'enquête relative à l'état des lieux, la déontologie, les pratiques et les doctrines de maintien de l'ordre

Alain Bauer, professeur en criminologie :

Tout d'abord, je n'ai jamais eu de problème particulier avec la répression. Je pense qu'il faut un équilibre entre la prévention, la dissuasion et la répression. On ne peut pas être dans le « tout préventif » comme si rien d'autre n'existait, tandis que le « tout répressif » comporte ses propres limites. En fait, il crée plus de tensions qu'il n'en résout. L'équilibre des trois me paraît donc important.

À quel moment en France, avant d'entrer à l'université, apprend-on le droit ? Jamais. Le droit est l'une des rares matières académiques que l'on aborde sans jamais avoir eu d'expérience. Il se trouve que j'enseigne aux États-Unis et qu'il m'arrive d'y vivre. J'y ai des filleuls. Dans leur école primaire, des procès sont reconstitués pour expliquer aux élèves qu'un jour ils seront jurés. On leur apprend donc, de manière très impressionnante pour des enfants, le droit criminel. Nous, nous voyons des films américains de droit criminel, qui amènent beaucoup de gens à penser que, dans une salle d'audience, l'avocat et le procureur sont assis de part et d'autre de l'allée centrale, alors qu'en France le procureur est positionné au-dessus. On dit « votre Honneur » à monsieur le juge, et on demande un « mandat de perquisition », ce qui fait toujours beaucoup rire les policiers.

Tant que cette culture du droit, donc de l'autorité, donc du respect, ne sera pas acquise, les problèmes persisteront. L'éducation civique n'est pas une formation au droit. D'ailleurs, beaucoup d'étudiants arrivant en première année de droit, en ont une vision cinématographique, ou sont là parce qu'ils ne savaient pas où aller ailleurs. Il y a vraiment un drame en première année de droit, avec plus de la moitié des étudiants qui vont disparaître entre la rentrée (visuelle ou virtuelle) et janvier. Par conséquent la culture du droit, qui est une culture du respect de l'autorité, des règles, du mode opératoire (y compris du fonctionnement du système judiciaire) n'existe quasiment pas ou très peu en France. Mécaniquement, tout ce qu'on n'apprend pas, il faut le vivre, sauf à être dans la situation exceptionnelle d'appartenir à une famille de juristes.

Le deuxième sujet réside dans la confrontation. L'État en France, a toujours été dans logique de confrontation avec la société parce qu'il considère que toute négociation passe par le rapport de force. Ce n'est pas du tout la culture de l'espace protestant ou anglo-saxon. Au contraire, le rapport de force apparaît lorsqu'on a raté tout le reste. La France a cette culture depuis les grandes jacqueries en 1347. Cela ne date pas d'hier ! La France n'a jamais considéré que les négociations puissent se faire dans le calme. Ce n'est pas la tradition de ce pays. Ce n'est pas non plus la tradition de l'État, ni malheureusement celle de la nation. C'est l'un des grands problèmes que nous rencontrons dans notre manière de dialoguer, ce qui explique les sujets de défiance et de remise en cause régulière. Je dis toujours à mes étudiants, lors du premier cours de l'année, que ce qui est nouveau est surtout ce qu'on a oublié. Tout ceci s'est déjà passé dans des épisodes précédents. Par conséquent, tous les petits noms d'oiseaux dont sont affublés les policiers et les gendarmes ne datent pas de l'année dernière ou de l'année d'avant. C'est une tradition ancienne. Ma famille est d'origine lyonnaise : Guignol fracasse la tête du gendarme à coups de bâton, au petit théâtre. Toute l'histoire de ce pays est marquée par des moqueries, des insultes ou des confrontations.

La grande différence, c'est que, pendant très longtemps et jusqu'en 1940-1941, les polices en France étaient locales, comme toutes les polices du monde. Je sais qu'il existe une grande tradition, qui voudrait que la police nationale soit née entre le mésozoïque supérieur et l'Antiquité romaine, mais enfin la police d'État est née de l'Occupation. Elle s'est malencontreusement appelée « police nationale », ce qu'elle est devenue lentement, mais à l'origine c'était une police de défense des institutions, une police de la collaboration. Seules quelques polices anciennement locales ont eu un comportement tout à fait remarquable durant cette période noire, de même que la préfecture de police, tardivement mais réellement au moment de la libération de Paris.

Il y a donc toute une série de difficultés dans la relation qui est désormais celle d'une police d'État centralisée, monopolistique, dont le rôle essentiel était de défendre les institutions puis, tardivement, les personnes et les biens. Pour sa part, la police municipale de Paris avait une particularité. Par son organisation et son découpage, conçus pour des raisons de protection du siège du pouvoir central, elle s'occupait aussi des personnes et des biens. Gabriel Nicolas de La Reynie avait inventé ce dispositif tout à fait nouveau, en même temps que les services postaux et d'hygiène. Le baron Haussmann avait fait de même, inventant une foule de choses très importantes pour l'éclairage, le sanitaire et la circulation, tout en proposant à l'empereur de bâtir des grands boulevards pour mettre huit canons en batterie, bien utiles pour réprimer une insurrection. La France est l'un des rares pays où l'urbanisation était d'abord un outil sécuritaire avant d'être un outil de développement.

En définitive, ces éléments pèsent dans la relation du citoyen avec l'État, et surtout avec sa police. C'était beaucoup plus facile dans l'espace de la gendarmerie nationale jusqu'à la ré-urbanisation, c'est-à-dire ce transfert de quatre à cinq millions d'habitants de zones urbaines vers des zones rurales devenues « rurbaines ». La culture de la ville a ainsi été transportée dans des espaces qui ne la connaissaient pas, ce qui a conduit à une modification très importante de la relation avec la gendarmerie et la police, qui désormais se rejoignent dans le nombre considérable d'agressions subies par les policiers et les gendarmes.

J'ajoute toujours à cet élément un élément comparatif, qui devrait faire réfléchir au fait qu'il ne s'agit pas uniquement d'un problème de policiers ou de gendarmes. Les mêmes situations arrivent en effet aux pompiers alors qu'ils ne tutoient personne, sauvent des vies, protègent les gens. On peut se demander pourquoi les pompiers se font agresser de manière aussi virulente. En réalité, la confrontation se fait culturellement contre l'État, contre ce qu'il représente et contre toutes les institutions représentant l'État. Je crois qu'il y a là un vrai problème qui dépasse très largement l'insulte ou le refus d'obtempérer. C'est un mouvement beaucoup plus important de recul du respect dû à l'État, en tant que service public. Mes propos sur les pompiers concernent également les agents EDF et les postiers. Ce matin encore, nous nous demandions pourquoi l'on trouve si peu de postiers dans certaines régions du pays : c'est tout simplement parce qu'ils ne veulent plus y mettre les pieds. Il y a là un enjeu de reconquête du service public, et pas uniquement de reconquête sécuritaire.

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