Intervention de Alain Bauer

Réunion du mercredi 28 octobre 2020 à 14h30
Commission d'enquête relative à l'état des lieux, la déontologie, les pratiques et les doctrines de maintien de l'ordre

Alain Bauer, professeur en criminologie :

Pour ce qui est de l'ouverture vers l'extérieur, il faut reconnaître que l'extérieur lui-même a longtemps tellement détesté la police qu'il était logique que celle-ci ne soit en situation de lui faire confiance. Il n'est ni utile ni nécessaire pour une institution de l'État, de solliciter des gens qui expliquent à la police qu'elle est une force répressive et fasciste. L'université, pendant longtemps, a été particulièrement agressive vis-à-vis des institutions de protection de l'État, pour de bonnes et de mauvaises raisons qu'il ne m'appartient pas de juger. Disons que l'université a fait beaucoup pour ne pas être acceptée facilement dans l'univers policier.

Les gendarmes ont trouvé une technique beaucoup plus intelligente. Ils ont commencé à recruter des docteurs et à proposer à des contractuels de les aider à passer des doctorats. Il y a près de trois cents doctorants dans la gendarmerie, ce qui a amené une relation d'une toute autre qualité. La gendarmerie a joué ce que Michel Rocard appelait « le sucre dans l'eau », c'est-à-dire que d'abord d'un côté l'on a du sucre, et de l'autre de l'eau, qui se regardent, puis quand on le jette dans l'eau il disparaît mais toute l'eau est sucrée. Par conséquent, la gendarmerie s'est fait digérer par l'académique, tout autant qu'elle a digéré le monde académique. En effet, elle a trouvé que c'était un moyen formidable, d'abord de survivre dans le processus d'intégration-mutualisation qui lui était imposé, mais également d'investir massivement sur les nouvelles technologies, d'où elle tire son épingle du jeu.

La police ne l'a pas vu, et en premier lieu parce qu'elle n'a pas la même chance que la gendarmerie. Malheureusement, le directeur général de la police nationale (DGPN) est plus un animateur de réunions qu'un chef structurel des unités placées sous son commandement. Je ne reviendrai pas ici sur le statut tout à fait spécial du préfet de police qui, depuis l'affaire Ben Barka, est officiellement en-dessous mais aussi l'égal du DGPN. La création de la direction générale de la sécurité intérieure a encore affaibli la situation du DGPN.

De plus, culturellement, la police n'arrive pas à comprendre l'intérêt d'une collaboration avec le monde académique. Autant la gendarmerie peut réfléchir en termes d'investissement qualitatif, autant la police nationale réfléchit en équivalent temps plein travaillé (ETPT), c'est-à-dire en postes et en quantitatif, pour des raisons marquées par l'histoire de la sécurité publique. De ce fait, il faudrait une véritable révolution culturelle, ce qui n'empêche pas l'actuel DGPN d'être parfaitement convaincu de l'enjeu qu'il y a à moderniser et requalifier la police, mais c'est extrêmement difficile.

Par ailleurs en France, le RETEX est considéré comme un mécanisme pour trouver quelqu'un à punir ou à sanctionner. Dans les pays anglo-saxons, il est plutôt perçu comme visant à améliorer le service rendu à la population, fluidifier les dispositifs, se mettre à niveau. On cherche assez peu à punir quelqu'un s'il n'y a pas une faute pénalement identifiable. Par conséquent, le RETEX se fait massivement en lien avec le monde extérieur et on demande toujours une aide à l'université du quartier ou du territoire.

Toutes les réformes de la police de New-York, y compris celle de 1974 pour interdire la clé d'étranglement, interdiction renouvelée en 1994, se sont faites en coopération avec le collège de justice criminelle de New-York, où j'enseigne. On trouve normal de demander leur concours aux académies qui forment les policiers, soit en formation initiale en cours du soir, soit en formation permanente en même temps que les écoles de police. Il faut préciser à cet égard que les écoles sont naturellement mixtes depuis toujours et que les diplômes ne sont donc pas des diplômes d'écoles professionnelles, mais des diplômes académiques. C'est le moment où en France, les grandes écoles (École des officiers, École nationale supérieure de police) ont raté la réforme Licence-Master-Doctorat (LMD) en se trouvant à côté, considérant que les diplômes militaires et sécuritaires vaudraient bien des diplômes académiques. Puis ces écoles, découvrant plus tard que ce n'était pas le cas, se sont rapprochées de Lyon III pour l'École nationale supérieure de police, de Paris II ou du Conservatoire national des arts et métiers pour l'École des officiers de gendarmerie, de Paris I, Paris II ou de l'École pratique des hautes études (EPHE) pour l'École de guerre. Chacun est venu chercher une caution académique et a commencé à travailler avec les universitaires, mais cela ne vaut que pour les commissaires de police, les officiers supérieurs de la gendarmerie nationale et les officiers supérieurs des armées. Tous les grades inférieurs sont restés dans un univers entre-deux, où l'on n'a trouvé ni utile ni normal de sceller la formation par la délivrance un diplôme académique. C'est dommage. C'est peut-être par là qu'il faudra « remettre le sucre dans l'eau », mais c'est l'une des difficultés.

Pour vous donner un exemple, lors d'une réunion convoquée par le ministre de l'Intérieur, son directeur de cabinet et le secrétariat général du ministère, on a vu arriver le directeur général de la sécurité intérieure, le directeur général de la gendarmerie nationale et l'un des polytechniciens chargés de mission de ce qui est censé être la direction des ressources humaines de la DGPN, qui n'avait pas trouvé indispensable d'être représentée à un niveau plus élevé. Ce chargé de mission ne savait d'ailleurs pas pourquoi il était là. C'est une histoire vécue !

Il y a donc un problème de compréhension de l'enjeu pour la survie de la police nationale elle-même en tant qu'entité de protection des populations, et par ailleurs de sa mission naturelle de protection de l'État.

Pour ce qui est des services spécialisés et non spécialisés, les rapports des inspections générales de la police nationale et de l'administration sur la police de proximité (bien avant qu'elle ne soit, paraît-il, « assassinée » par un ancien ministre de l'Intérieur devenu Président de la République) avaient déjà indiqué que la polyvalence posait un problème majeur. À force d'être polyvalent sur tout, on n'était plus compétent sur rien. Il y avait une difficulté dans cette idée de polyvalence. Les « Compagnie, marche » de la préfecture de police pouvaient peut-être marcher à Paris dans les années 1920. En revanche, le fait de donner des mitraillettes aux sapeurs-pompiers de Paris (puisque c'était une unité militaire) rendait peut-être joliment dans les défilés, mais ne répondait pas fondamentalement à la problématique. Or, l'une des vraies difficultés tient au fait qu'on se serve beaucoup des CRS et des gendarmes mobiles pour des missions statiques de protection de civils, d'institutions ou d'îlotages non opérationnels, alors qu'on demande à des unités ayant d'autres missions d'assurer des missions de sécurité mobile. Je pense que la solution est davantage de remettre les gens à la place où ils sont les plus compétents, plutôt que de « boucher les trous » avec ce qu'on a sous la main.

Par conséquent, deux problématiques existent. En premier lieu, il faut renforcer quelque peu les effectifs à l'intérieur des unités, en prenant en compte à la fois la réduction du temps de travail, la réorganisation des unités et leur mobilité. Le rapport de la Cour des Comptes de 2017 est extrêmement précis et détaillé sur cette question, de sorte qu'il n'y a probablement pas grand-chose à ajouter.

En deuxième lieu, il faut se rappeler que de nouvelles compétences ont été mises en place, par exemple chez les CRS, avec sur l'antiterrorisme et la gestion de scènes de carnage, ce qui a modifié les choses. Si l'on considère les effectifs complets de CRS et de gendarmes mobiles, entre 20 et 30 % de l'effectif est constitué d'unités de soutien et non d'unités de présence effective et opérationnelle. Par conséquent, il est nécessaire de regarder les chiffres avec beaucoup d'attention, et de voir ce qui manque. Retourner à peu près à ce qu'était la situation de 2010, même un peu avant, résoudrait bien des problèmes puisque le nombre d'unités disponibles sur le territoire a été divisé par deux. Cela donne une idée de l'ampleur du problème lorsqu'on doit traiter des mouvements sociaux sur tout le territoire. La situation est similaire pour les armées, capables d'agir sur deux ou trois fronts en même temps, mais ne sachant plus le faire quand il n'y en a quatre. Ce sont les principes de déploiement de l'armée des États-Unis, et je pense que la nôtre n'est pas très éloignée de ces concepts.

En définitive, il manque des effectifs et de la spécialité. Il faut donner un niveau basique permettant de comprendre ce que sont les données fondatrices du maintien de l'ordre, inventer des outils (police administrative, police judiciaire, maintien de l'ordre) qui soient clairement identifiés. Il importe aussi de faire cesser la confusion sur les tenues pendant les opérations de maintien de l'ordre, qui ne permettent plus de savoir qui est qui. Cette situation aboutit à prétendre que tout ce qui se passe sur le terrain est de la faute des CRS, alors qu'ils sont très largement minoritaires lorsque des problèmes se posent. Personne n'est capable de reconnaître la couleur de la bande du casque qui permettrait de savoir qui est qui.

Par ailleurs, il faut repartir sur des bases de « qui fait quoi où », sans déplacer tout le monde en fonction de l'urgence liée aux restrictions et réductions importantes d'effectifs et de localisations. En effet, si à ces constats on ajoute celui de la « sur-localisation » de quatre compagnies de CRS et de quatre escadrons de gendarmes mobiles en Corse, territoire qui se trouve donc suréquipé en police mobile (ce qui est une curiosité tout comme en outre-mer), on mesure le dénuement du maintien de l'ordre sur la France continentale. Il y a là un enjeu très important de cartographie et de démographie policière.

Enfin sur votre question relative à l'inspection, ma position n'a pas beaucoup changé. Les inspections ont un rôle essentiel en matière de technique policière, quand on s'interroge sur la manière dont les policiers et les gendarmes font leur travail eu égard aux règles et à la déontologie qui sont les leurs. D'ailleurs, les inspections punissent énormément. La moitié des sanctions de la fonction publique d'État sont prononcées à la suite de l'intervention des inspections de police et de gendarmerie, alors que les professionnels concernés ne représentent même pas 10 % de l'ensemble. Il ne faut donc pas sous-estimer leur rôle répressif. En revanche, il y a un constat d'illégitimité naturelle dès lors qu'elles s'occupent de cas de confrontation entre un ou des policiers, un ou des gendarmes, et des populations civiles extérieures. Il y a là un problème que toutes les polices du monde connaissent, qui a partout été réglé de deux manières. La première est celle que vous proposez : une unité spécifique d'inspection indépendante mais ayant des compétences techniques et technologiques. Nous avons inventé cela avec le conseil national des activités privées de sécurité (CNAPS), qui est formé d'anciens policiers et autres personnels ayant des compétences, et pas seulement d'opérateurs civils. Il fallait à la fois de l'expérience et de la compétence, et trouver des moyens. J'anticipe sur votre proposition de loi future, monsieur le président…

L'autre option est de considérer qu'en cas de confrontation avec un civil, il faut l'intervention d'un élément extérieur, sans que cela remette en cause la compétence, la qualification ou l'expérience des inspections, qui sont extrêmement importantes. Ce pourrait être un représentant du Défenseur des droits, un ancien magistrat ou un représentant de la Conférence des bâtonniers par exemple. D'ailleurs, une unité spécifique chargée de la déontologie de la sécurité, désormais intégrée au sein de l'institution du Défenseur des droits, pourrait parfaitement jouer ce rôle. Dès lors que la plainte concerne une relation entre un citoyen lambda et la force de police ou de gendarmerie, on garde l'inspection telle qu'elle est. Celle-ci est saisie pour des raisons administratives ou judiciaires, mais obligatoirement s'y ajoute un opérateur extérieur, qui légitime la possibilité pour l'unité d'inspection en question de ne pas se trouver dans une configuration incestueuse. C'est peut-être une solution moins lourde que celle de créer un organe supplémentaire, mais les deux se valent.

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