Intervention de François Boulo

Réunion du mercredi 28 octobre 2020 à 15h30
Commission d'enquête relative à l'état des lieux, la déontologie, les pratiques et les doctrines de maintien de l'ordre

François Boulo, avocat :

Avant d'entrer dans le vif du sujet, je formulerai deux observations liminaires.

D'une part, dans ma pratique professionnelle, je n'ai pas eu à connaître de dossiers de Gilets jaunes ou de policiers. Je ne pratique pas le droit pénal. Je m'exprime aujourd'hui en ma seule qualité de porte‑parole des Gilets jaunes de Rouen. Je suis un Gilet jaune et un citoyen engagé et j'ai participé à un certain nombre de manifestations à Rouen, à Évreux, au Havre et à Paris. Je m'appuie sur ma formation de juriste et ma qualité d'avocat pour conduire des analyses qui éclaireront peut-être votre commission sur les améliorations et les changements à apporter au maintien de l'ordre, ainsi que sur le ressenti d'un certain nombre de citoyens de notre pays.

D'autre part, je veux adresser un avertissement, qui doit être entendu comme un appel à une prise de conscience. La montée des violences dans les manifestations est constatée depuis plusieurs années. Les manifestations contre le contrat première embauche (CPE) en 2006 ne sont pas de même nature que celles de 2016 contre la « loi El Khomri » qui, elles-mêmes, diffèrent des manifestations des Gilets jaunes de 2018. On assiste à une montée de la radicalité.

Selon moi, deux raisons président à cette évolution.

La première tient à une politique qui engendre de plus en plus d'injustices fiscales et sociales, qui accroissent les inégalités. Elle conduit à un chômage structurel de masse depuis des années et à une explosion du taux de pauvreté. Ce constat est issu d'un rapport très récent du comité d'évaluation, conduit sous l'égide de France stratégie, d'où il ressort que les politiques des dernières années ont bénéficié en grande partie à 1,01 % des plus riches. Ce constat est de moins en moins accepté par la population qui rejette de plus en plus ces politiques.

La seconde, qui n'est pas seulement un sentiment, tient au constat d'impuissance de nombreux citoyens à voir changer la politique dans ce pays. De plus en plus de Français pensent, premièrement, que, quels que soient leurs votes depuis quarante ans, la situation reste inchangée, voire empire ; deuxièmement, que quand bien même les manifestations pacifiques réuniraient des millions et des millions de personnes, elles ne servent à rien car les gouvernants n'entendent plus les manifestants. Ce constat d'impuissance amène progressivement toujours plus de citoyens à manifester et, pour certains d'entre eux, à adopter une stratégie consistant à alimenter les violences, voire une stratégie d'affrontement avec les forces de l'ordre pour essayer, en désespoir de cause, de produire un résultat.

On ne réglera pas définitivement la montée des violences tant que nous n'aurons pas changé véritablement de politique. Tant que les politiques économiques échoueront – au-delà des orientations idéologiques présentes à l'Assemblée nationale, au-delà des différentes sensibilités politiques –, la violence, notamment au cours des manifestations, progressera. Je n'y reviendrai pas, car je sais que tel n'est pas le périmètre exact des travaux de cette commission. Pour résumer, nous ne traiterons pas la racine du mal aujourd'hui, ce qui ne nous empêchera pas d'en traiter les symptômes. Venons-en donc aux symptômes !

J'aborde la question avec, à l'esprit, deux objectifs qui me semblent déterminants. Réfléchir au maintien de l'ordre impose de s'interroger, tout d'abord, sur la façon de préserver la liberté de manifestation, ensuite, sur celle d'éviter par tous les moyens les affrontements entre les forces de l'ordre et les manifestants. Tels sont les deux éléments qui doivent conduire notre réflexion.

Je formulerai maintenant trois observations.

La doctrine du maintien de l'ordre nécessite d'opérer un choix. J'ai écouté les analyses d'Alain Bauer, que je rejoins en partie. Au début du mouvement des Gilets jaunes, nous avons assisté à un changement de doctrine. La doctrine de mise à distance des manifestants – maintenir policiers et manifestants le plus éloigné possible – a été abandonnée au profit d'une stratégie de contact. Mais il s'agit d'un choix qu'il convient d'assumer politiquement : plus il y aura de contacts, plus les affrontements se multiplieront, plus il y aura de blessures – et des deux côtés ! Pour preuve, les milliers de blessés, du côté des manifestants comme des policiers, que nous avons eu à déplorer.

Ce changement de stratégie pouvait se comprendre dans un climat insurrectionnel où certains manifestants créaient, de fait, le contact avec les policiers. Voulant rejoindre des lieux sensibles, des manifestants ont rendu inévitable le contact avec les forces de l'ordre. Dans ce cas exceptionnel, un changement de stratégie pouvait se comprendre. Le problème tient plutôt à sa généralisation. Dans les mois qui ont suivi ces premières manifestations insurrectionnelles, alors que la plupart des manifestations, autorisées ou non, consistaient classiquement à se rendre d'un point A à un point B, sans que la présence des manifestants au point A ou au point B ne pose problème, on a continué d'appliquer cette doctrine de mise au contact entre manifestants et forces de l'ordre. Je pense que c'est une erreur majeure parce que l'on a ainsi favorisé les blessures des policiers comme des manifestants.

Prévenir la casse matérielle est l'argument souvent utilisé pour justifier cette façon d'agir. Je ne suis pas certain que l'une ou l'autre des doctrines ait une influence sur le degré des dommages matériels, mais si elle doit en avoir une, de mon côté, le choix est vite fait : entre une voiture brûlée et l'œil crevé d'un innocent, je considère que notre pays se doit de protéger l'intégrité des personnes. Je dirai un mot de la pratique de la nasse, que j'ai personnellement vécue et qui doit être absolument condamnée. Je le souligne, parce que cette pratique est autorisée par le dernier document récemment publié par le ministre de l'Intérieur sur la doctrine du maintien de l'ordre. Certes, la pratique de la nasse est autorisée avec toutes les précautions sémantiques d'usage, mais, de fait, elle est autorisée.

Lorsque les manifestants se retrouvent dans l'impossibilité de sortir de la nasse, la peur monte instantanément, le niveau de tension s'élève. En outre, des gaz lacrymogènes sont généralement lancés. C'est le moyen assuré de créer des affrontements et de faire dégénérer rapidement la situation. On nous oppose l'argument d'une sortie possible, par laquelle les manifestants sont filtrés. Dans la réalité, entre le moment où l'autorisation est donnée aux policiers de faire sortir les manifestants et le moment où cette possibilité devient effective, il se passe de très longues minutes, parfois des heures. Lorsque les personnes sur la zone sont en grand nombre, le filtrage prend tellement de temps qu'elles sont bloquées une heure ou deux et qu'un tel délai ne fait qu'engendrer de graves blessures.

Je rejoins l'analyse d'Alain Bauer qui a évoqué la nécessité pour les policiers d'être formés. La présence de la brigade anti-criminalité (BAC) dans les manifestations est extrêmement dangereuse. Pour avoir assisté à certaines actions, je considère, je le dis comme je le pense, que ce sont des dangers publics. Je ne mets pas en cause les personnes, mais le fait qu'elles ne sont pas formées à de telles missions ; elles sont formées pour appréhender des délinquants, non pour gérer des manifestants. Il faut absolument que la BAC cesse d'intervenir dans les manifestations. Deux corps des forces de l'ordre sont prévus à cet effet : les compagnies républicaines de sécurité (CRS) et les gendarmes mobiles, les deux seules forces de l'ordre aptes à intervenir dans le cadre des manifestations, parce que les seules à être formées au maintien de l'ordre.

S'agissant de l'usage des grenades de désencerclement (GMD), la question se pose de leur retrait. Les suggestions d'Alain Bauer à cet égard sont très pertinentes, qui privilégient des armes de type marquage ou à l'eau, évitant ainsi d'infliger des blessures graves, qui se sont révélées extrêmement nombreuses lors des manifestations du mouvement des Gilets jaunes.

Ma deuxième observation tient à l'impunité des violences policières qui est en soi un grave problème. Dans le cadre du mouvement des Gilets jaunes, nous avons enregistré trente mutilés : vingt-cinq personnes ont perdu un œil, cinq une main. Pas une seule n'avait fait l'objet de poursuites judiciaires antérieurement, encore moins de condamnations. Ces personnes blessées sont des innocents.

Nous avons enregistré des centaines de blessés graves. Sur le site lemurjaune.fr, vous pouvez voir des centaines de photos de blessures graves infligées à la tête par des LBD et des grenades. Les conditions d'utilisation interdisent que l'on blesse les manifestants à la tête. Or on compte d'innombrables blessures qui n'auraient pas dû être. Par ailleurs, si l'on a enregistré des milliers de condamnations judiciaires à l'encontre des Gilets jaunes, il n'y en a quasiment pas eu contre les policiers. Le lien de confiance est désormais anéanti entre une partie de la population française et les forces de l'ordre, tout simplement parce que de nombreuses personnes, dont je fais partie, ont compris qu'en allant manifester, alors même qu'elles ne commettaient aucune infraction pénale, elles pouvaient être blessées injustement, illégitimement, à tout moment, parfois jusqu'à recevoir un coup grave qui fait basculer une vie. Des drames humains en attestent.

Je vous livrerai maintenant quelques pistes.

Premièrement, le constat est fait que de nombreux policiers ne portent pas leur relevé d'identité opérateur (RIO), qu'aucune discipline n'est imposée et qu'aucune sanction n'est appliquée en la matière ; en outre, si les manifestants le font remarquer aux policiers, ceux-ci leur rient au visage. Il faut trouver des solutions pour qu'ils le portent.

Au cours de l'audition de M. Bauer, j'ai entendu une remarque intéressante sur la multiplication des vidéos et sur le fait que les manifestants peuvent désormais filmer et photographier les policiers. À cet égard, une mesure de bon sens doit être prise. Selon moi, il ne convient pas d'interdire les vidéos ou les photos, surtout pas. Beaucoup de policiers portent des cagoules, ce qui n'est pas interdit, parce qu'ils ne veulent pas être reconnus ni être ennuyés dans leur vie personnelle, ce que je peux comprendre. Mais en contrepartie, ils doivent porter leur numéro d'identification, qu'il n'y ait pas d'impunité et que des procédures disciplinaires et pénales soient mises en œuvre en cas d'usage excessif de la force.

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