Intervention de Nicolas Hervieu

Réunion du mercredi 28 octobre 2020 à 15h30
Commission d'enquête relative à l'état des lieux, la déontologie, les pratiques et les doctrines de maintien de l'ordre

Nicolas Hervieu, collaborateur au cabinet Spinosi & Sureau :

Monsieur le président, mesdames, messieurs les députés, merci de votre invitation.

J'interviens ici au titre de mes fonctions au cabinet Spinosi & Sureau, du nom de ses deux fondateurs. Ainsi que vous l'avez souligné, Patrice Spinosi et François Sureau ont introduit une série de contentieux sur les questions de maintien de l'ordre, pour l'essentiel, au nom de la Ligue des droits de l'homme, mais aussi, récemment, du syndicat national des journalistes sur ces questions touchant à l'usage des techniques de maintien de l'ordre, tels que le lanceur de balles de défense ou les grenades, touchant à l'interdiction des manifestations ou à des sanctions pénales en cas de non-respect de cette interdiction administrative. En outre, récemment, un recours a été lancé contre le schéma national du maintien de l'ordre (SNMO) qui réforme la doctrine en matière de maintien de l'ordre.

La position que j'exposerai sera plutôt une position équilibrée, dans la mesure où elle est celle de la Ligue des droits de l'homme, tout comme celle du syndicat national des journalistes. Je trouve assez intéressant d'ailleurs que ce soit également celle des protagonistes manifestants, des Gilets jaunes en particulier. Cette position repose sur la volonté d'un équilibre entre l'exercice de la liberté de manifestation et la préservation de l'ordre public. Évitons les oppositions caricaturales, la préservation de l'ordre public tient grandement à cœur à tous ceux qui ont à l'esprit la protection de la liberté de manifestation. Rien n'est plus intolérable que des actes de délinquance et les infractions commis au sein des manifestations. Il n'est nullement question de remettre ici en cause les membres des forces de l'ordre ni même de nier plus que des dérapages ou des débordements, à savoir de véritables tentatives insurrectionnelles qui ont pu avoir lieu lors de ces manifestations. La question qui se pose est de savoir comment faire pour réduire la pression et éviter que cela ne se reproduise de façon aussi massive.

Dans le prolongement des propositions qui ont été présentées, il est intéressant de réfléchir à ce qu'il est possible d'envisager, notamment à votre niveau, en tant que législateurs. Qu'est-il possible de faire évoluer pour abaisser la tension et permettre que la radicalisation ne s'implante pas parmi les manifestants ?

Plusieurs pistes ont déjà été évoquées que nous rejoignons en partie au regard des actions menées.

Je souhaite appeler votre attention sur deux points essentiels, à commencer par l'exigence de transparence de l'action des forces de l'ordre comme de l'action des manifestants, car il faut relater les manifestations telles qu'elles se déroulent.

Parmi les exigences de transparence, il faut assurer l'identification des personnes qui participent au maintien de l'ordre sans les mettre en danger – cela est une évidence. À ce titre, le numéro RIO est essentiel. Or, concrètement, nous constatons que cette exigence n'est pas respectée et que ce non-respect n'est pas sanctionné.

Se pose également la question de la couverture des manifestations par des acteurs clés que sont les observateurs au sens général du terme. Vous avez évoqué les journalistes, qui jouent un rôle essentiel, mais il y a aussi les observateurs, lesquels ne prennent pas part à la manifestation mais documentent ce qui se passe, dans les deux sens au demeurant, et non à charge des forces de l'ordre, contrairement à ce qui est souvent décrit. Il est assez sain que le déroulement des opérations dans les manifestations soit documenté afin que nous-mêmes puissions en tirer toutes les conséquences et que des menaces à l'encontre des membres des forces de l'ordre soient mieux réprimées, mieux gérées et anticipées.

À cet égard, on ne peut pas dire que le SNMO apporte beaucoup d'éléments positifs. Certes, ainsi que l'a indiqué le ministre, la volonté est affirmée d'assurer la protection des journalistes lors des manifestations mais cette affirmation est suivie de restrictions préoccupantes, à commencer par le fait de conditionner le droit de se protéger dans les manifestations à la nécessité de prouver que l'on est journaliste, sous-entendu être détenteur de la carte de presse, ainsi que cela ressort de la lettre du schéma national du maintien de l'ordre et des arguments défendus par le ministre de l'Intérieur à l'occasion du recours actuellement devant le Conseil d'État. Le ministre de l'Intérieur l'a déclaré lorsqu'il est intervenu sur France Inter quelques jours après la publication du SNMO : on ne peut être journaliste sans carte de presse.

Lorsque l'on passe en revue les exceptions qui sont prévues dans le schéma national, on a le sentiment que l'on cherche à exclure certains journalistes qui gênent tout particulièrement, à savoir ceux qui n'ont pas la carte de presse et qui ont tendance à relater très abondamment les dérapages et violences des forces de l'ordre. La première question porte donc sur la protection effective des journalistes, notamment sur l'application du délit d'attroupement. Dans le SNMO, il est affirmé que le délit d'attroupement s'applique à tous, journalistes comme observateurs.

Je rappelle que le délit d'attroupement est le fait de se maintenir dans une situation alors que les forces de l'ordre ont demandé la dispersion parce que l'attroupement crée un risque de troubles à l'ordre public. Or les journalistes et les observateurs ne sont jamais en situation de participer à ces troubles ; ils ne sont qu'observateurs. Le ministre de l'Intérieur d'ailleurs ne nie pas que leur présence ne crée pas de trouble à l'ordre public ni davantage une gêne à l'action des forces de l'ordre. Dès lors, nous comprenons mal que le délit d'attroupement s'applique en ces termes.

Aussi est-ce à votre niveau que cela peut se jouer, ainsi que l'a rappelé hier le Conseil d'État dans sa décision sur le recours en référé, qu'il a rejeté faute d'urgence, laissant intacte la question. Par là même, le Conseil d'État a signifié qu'il revenait éventuellement au législateur de modifier la notion de délit d'attroupement. Le sujet est intéressant : protéger ceux qui relatent les opérations de maintien de l'ordre afin d'en tirer les conséquences et de disposer d'observateurs indépendants, surtout lorsque les situations d'attroupement dégénèrent.

Le second sujet qui me semble important, au regard de ce que nous avons pu observer dans le contentieux, a trait à la lutte contre les possibles détournements de procédure. Je vous renvoie au rapport d'Amnesty international qui a relativement bien documenté ces questions. Vous avez évoqué une radicalisation parmi les manifestants. Il est intéressant de noter, plus encore que l'arbitraire, le sentiment d'arbitraire qu'ils ressentent ; ils ont l'impression que l'on utilise des armes pénales non adaptées, telles que des incriminations taillées grossièrement pour placer en garde à vue des personnes qu'on libère immédiatement après la manifestation, autrement dit que l'on use des gardes à vue à des fins détournées. Normalement, on se sert de la garde à vue lorsque l'on constate une infraction. Elle doit donc être utilisée dans une majorité des cas à des fins de poursuites judiciaires ; or ce n'est pas ce que nous constatons dans les pratiques que nous avons observées, notamment lors des différents épisodes des Gilets jaunes.

Toujours pendant la crise des Gilets jaunes, une contravention a été créée sanctionnant le non-respect de l'interdiction administrative de manifestation, le préfet décrétant que la manifestation n'était pas autorisée. L'interdiction administrative préexiste ; ce qui est nouveau, c'est le fait de l'assortir d'une contravention.

La décision administrative du préfet crée une situation d'illégalité et ne peut pas être contestée à temps dans la mesure où les préfets annoncent l'interdiction d'une manifestation sans publier l'arrêté d'interdiction, ou alors en le faisant quelques heures à peine avant la manifestation, rendant impossible le contrôle de cet arrêté par le juge. L'enjeu est de faire en sorte que l'interdiction administrative de manifestation – tout à fait possible et légale – donne lieu à un contrôle juridictionnel effectif de la situation juridique de ceux qui participent à la manifestation interdite. Les manifestants qui persisteraient à se maintenir sur les lieux agiraient le cas échéant en contradiction avec une décision de justice.

Je ne m'étendrai pas davantage, mais je tenais à insister sur l'idée que le bilan de ces derniers mois ne doit pas être manichéen : ceux qui défendent la liberté de manifestation ne doivent en aucun cas être caricaturés comme des anarchistes ou des partisans de violences à l'encontre des forces de l'ordre, ce qui est absolument inconcevable. Tout le monde a intérêt à ce que la pression redescende.

Je ne m'aventurerai pas sur des terrains politiques, mais il est nécessaire que les citoyens conservent une confiance absolue à la fois dans l'État et dans les forces de l'ordre, même lorsqu'il s'agit pour eux de protester contre les choix politiques et économiques qui sont retenus. Il y a beaucoup à faire et, en tant que législateur, vous disposez de leviers d'action particulièrement utiles et efficaces.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Cette législature étant désormais achevée, les commentaires sont désactivés.
Vous pouvez commenter les travaux des nouveaux députés sur le NosDéputés.fr de la législature en cours.