La parole est à la défense !
Un mot de contexte : vos travaux sont essentiels pour garantir l'un des piliers de notre vie démocratique qu'est le droit de manifester. Encore faut-il être vigilants et s'assurer que l'exercice du droit de manifester ne concoure pas à paralyser l'action politique.
Nous vivons dans une société de plus en plus violente – c'est un fait que tout le monde peut constater. Pour ce qui concerne le maintien de l'ordre, si la France a toujours eu une culture de la « baston de fin de manif », depuis le printemps 2016 et les manifestations contre la loi dite El Khomri, nous assistons à une intensification des violences et à un changement des modes opératoires extrêmement inquiétants.
Sans des réflexions comme celle que vous menez, la démocratie pourrait être paralysée par l'exercice de violences pendant les manifestations. Dès lors qu'un projet de loi susciterait le mécontentement d'une fraction de la population plus particulièrement concernée, il suffirait que 1 000 ou 1 500 personnes infiltrent systématiquement les manifestations pour que le gouvernement recule ; il aurait alors pour seul choix de laisser casser ou, au contraire, d'aller à des affrontements qui généreraient une problématique politique plus préoccupante que la question du retrait ou non du texte. Nous sommes confrontés à un double enjeu démocratique entre la liberté de manifestation et le fait que la loi reste l'expression de la volonté populaire prévue par la Constitution, car il n'est pas question que des groupuscules infiltrant des manifestations viennent bloquer le processus constitutionnel.
Dans 99 % des cas – je parle de 99 % des cas, mais je n'ai pas un seul contre-exemple à l'esprit –, les violences ne sont pas le fait de ceux qui ont appelé à l'organisation de la manifestation. La loi sur les questions de maintien de l'ordre a une triple vocation protectrice : protéger l'ordre public ; protéger les manifestants qui sont les premières victimes des violences commises pendant les manifestations ; protéger les fonctionnaires de police et de gendarmerie, en charge de l'exercice du maintien de l'ordre.
J'appelle maintenant votre attention sur un problème de vocabulaire. L'intervention de M. Boulo l'illustre de façon limpide. Comme toujours, si l'on ne pose pas les mots pour définir une situation avant de réfléchir à ladite situation, on risque d'adopter une position idéologique. Les termes de « violences policières » ne sont pas les termes idoines pour débattre de la légitimité du recours à la force par les forces de l'ordre dans la mesure où la police et la gendarmerie ont, en France, le monopole de la violence légitime. Si l'on parle de violences policières, on ne sait si l'on parle de violences policières légitimes ou non. Il faut soit modifier les termes, soit ajouter le mot « légitimes » ou, en l'occurrence, « illégitimes » et parler de la question de violences policières illégitimes. Je ne nie pas qu'il y en ait, mais poser le débat en termes de violences policières revient à postuler que la police et la gendarmerie ne peuvent utiliser la violence, ce qui est absurde.
Cela a également des conséquences sur la procédure. Depuis toujours, j'entends l'argument, exposé ici même, selon lequel il existerait une différence de traitement au cours des enquêtes. Elle porterait sur la légitimité des violences commises par les fonctionnaires d'une part, sur les violences commises à leur encontre d'autre part.
Tout d'abord, il n'existe pas de différence de traitement dans la décision de poursuivre ou non. La différence de traitement tient à la différence de régime. Je pense au traitement des violences contre les personnes dépositaires de l'autorité publique qui sont des infractions spécifiques avec circonstances aggravantes. Le simple constat matériel, identifié, de l'existence d'une violence commise à l'encontre d'une personne dépositaire de l'ordre public suffit à caractériser l'infraction. Dans ces conditions, dès lors que l'on est certain de l'identité de l'auteur de l'infraction – en cas d'incertitude, le tribunal prononce la relaxe, ainsi que cela se produit très souvent après les manifestations –, et que l'aspect matériel de la violence commise contre une personne dépositaire de l'ordre public est acté, on peut rapidement déférer l'auteur au tribunal par la procédure de la convocation par officier de police judiciaire (COPJ), voire en comparution immédiate. Au contraire, dans le cas d'une allégation de violences illégitimes commises par un policier ou un gendarme, le simple constat de l'existence de la violence ne suffit pas, puisque se posera la question de savoir si elle est ou non légitime et impliquera une enquête bien plus longue, plus complexe, qui nécessite d'entendre des témoins, de visionner des vidéosurveillances, autrement dit de mener un travail d'enquête.
En raison de la différence inhérente aux deux infractions – violence illégitime éventuelle commise par les forces de l'ordre d'un côté et violences commises contre les personnes dépositaires de l'autorité publique de l'autre –, il est normal que le traitement ne soit pas le même. Que les durées d'enquête soient si différentes est intrinsèquement lié à cette différence structurelle entre les infractions.
Je réponds à la suggestion émise par mon confrère quant à la possibilité de confier directement tout débat sur la légitimité de la violence d'un policier ou d'un gendarme à un juge d'instruction. Pour des raisons techniques, c'est le prototype d'une fausse-bonne idée. En effet, en France, les juges d'instruction sont des magistrats débordés. Aux termes de la loi, ils s'occupent des affaires de crimes – tous les crimes sont nécessairement confiés à un juge d'instruction – et des délits les plus graves. Confier à des juges d'instruction l'enquête sur une violence présumée illégitime d'un fonctionnaire de police n'accélérera pas la procédure. Que l'enquête soit efficace et l'affaire portée le plus rapidement possible au tribunal est, en soi, un objectif très légitime. Aussi peut-on réfléchir à la possibilité de nommer, par région, voire en se calquant sur la carte des juridictions interrégionales spécialisées (JIRS), un procureur spécialisé dans les affaires de violences illégitimes commises par les fonctionnaires de police. Il aurait également des compétences techniques, ce qui, en l'espèce, revêt une certaine importance. Mais confier l'affaire à un juge d'instruction n'apporterait, dans les faits, aucune amélioration notoire par rapport à l'objectif poursuivi par la réflexion.
Il convient d'avoir à l'esprit un second élément : puisque la police et la gendarmerie ont le monopole de la violence légitime, l'illégitimité éventuelle de l'acte ne découle pas de la matérialité des faits. Autrement dit, ce n'est pas parce que vous avez perdu un œil ou la main que l'acte du policier ou du gendarme qui a abouti à cette perte est nécessairement un acte fautif. Il faut, me semble-t-il, replacer l'église au centre du village et donc bien comprendre où se situe le cœur du débat. D'où l'intérêt de l'enquête et de la procédure, renvoyant ainsi à mes propos précédents.
Il convient de ne pas tomber dans le gouvernement de l'émotion. Ce n'est pas parce que l'on connaît le nombre des personnes qui ont perdu un œil ou une main qu'il faut en déduire que ces personnes n'ont pas commis d'infractions. J'entends l'argument selon lequel elles n'ont pas été poursuivies. Mais le fait de ne pas l'avoir été tient à une raison très simple : lorsqu'une personne ramasse une grenade, ce n'est pas pour la ramener chez elle en souvenir, mais pour la renvoyer sur les forces de l'ordre et commettre mécaniquement une violence illégitime par essence, puisque l'action est tournée contre les personnes dépositaires de l'autorité publique. Par malchance, si la grenade lui explose dans la main, la pratique des parquets, telle que je la connais, vise à considérer qu'il est inutile d'ajouter à un vrai changement de vie une comparution en correctionnelle alors que l'individu a déjà subi un préjudice physique, qui est terrible, que personne ne conteste car il ne s'agit pas de contester le caractère dramatique du dommage. En tout cas, il convient de bien avoir à l'esprit que ce n'est pas le résultat de la violence commise par la police ou la gendarmerie qui en détermine ou non la légitimité.
Je dirai maintenant quelques mots rapides sur le schéma national du maintien de l'ordre. En tant qu'avocat et président du Centre de réflexion sur la sécurité intérieure, je considère que la doctrine qui sous-tend le texte s'inscrit dans la bonne direction.
À mon sens, une plus grande concertation en amont est essentielle. Ainsi que je l'ai souligné précédemment, les organisateurs ne sont pas responsables des violences qui sont commises dans le cadre de leur manifestation. Le dialogue au cours de la manifestation est un élément crucial et les pistes proposées par le Gouvernement sont plutôt bonnes. Pourquoi ne pas améliorer encore ces échanges qui permettraient en temps réel ou quasi réel d'informer les manifestants présents au milieu de la foule ou qui ne voient pas vraiment ce qui se passe à deux cents ou trois cents mètres lorsqu'il s'agit de grandes manifestations ? Il faut toujours améliorer ce qui peut autoriser un dialogue et informer les manifestants de ce qui est en train de se passer.
Sur la mobilité du maintien de l'ordre, le contact est inévitable pour les raisons déjà évoquées. On ne peut considérer que quiconque commettrait un acte violent ne serait pas sanctionné au motif que l'autorité de l'État aurait une répugnance de principe à recourir à l'intervention des forces de l'ordre. Ce n'est pas possible. La question réside dans le glissement du curseur. Je rejoins totalement les propos de mes deux confrères lorsqu'ils soulignent que le maintien de l'ordre est une spécialité. Placer en situation de mobilité des personnes dont ce n'est pas le métier – les fonctionnaires de la BAC ou des compagnies de sécurité et d'intervention (CSI) – revient à prendre le risque que, maîtrisant moins les techniques propres à ce genre d'événements, elles ne commettent des imprudences susceptibles de conduire à des violences illégitimes. Le cœur du problème tient donc à la spécialité. Je crois que le directeur général de la police nationale (DGPN) et le directeur général de la gendarmerie nationale (DGGN) vous l'ont dit. Nous sommes tous d'accord sur ce sujet.
Je conclurai mon propos en évoquant quelques points de détail qui permettront peut-être de lancer le débat.
Un problème d'identification des délinquants se pose lors des manifestations. À la fin du confinement, a été publiée la décision du Conseil d'État d'interdire l'utilisation des drones. Un débat est lancé sur la façon dont les drones peuvent être utilisés pour procéder à des contrôles de foule. Je ne vois pas comment la technologie formidable qu'offre le drone pourrait ne pas être employée. Il convient donc de réfléchir à la façon légale et la plus adaptée de le faire, mais je ne conçois pas que l'État se prive d'un tel outil, qui est aussi dans l'intérêt des manifestants puisqu'il évite les erreurs judiciaires.
S'agissant des journalistes, depuis que je sais lire et encore moins depuis que je suis avocat, je n'ai vu nulle part que la qualité de journaliste exonère de l'obligation de respecter la loi.
Certes, nombre des images spectaculaires qui ont été tournées proviennent de journalistes, mais la notion de journaliste non titulaire d'une carte de presse me laisse pantois ; cela reviendrait à parler d'un avocat qui n'a pas de carte professionnelle d'avocat ! Les diplômes et les exigences légales sont faits pour les protéger. Si l'on veut être journaliste, on devient journaliste mais on ne peut s'autoproclamer journaliste parce que l'on utilise une caméra au service du militantisme politique. On peut être journaliste et militant, mais si l'on est militant sans être journaliste, on n'est pas journaliste !
Troisièmement, il me semble indispensable de conserver un armement intermédiaire. On ne peut être dans la logique du tout ou rien. Un armement intermédiaire doit permettre de maintenir à distance. Si le choix oscille entre l'utilisation d'un outil collectif tel que le lanceur d'eau et le contact, il faut avoir conscience que le contact engendrera de la casse des deux côtés. Je pense que la grenade de désencerclement, qui évite bien des drames, est un outil indispensable, pas uniquement en maintien de l'ordre. Il est à noter qu'une grenade à éclats non létaux est venue remplacer la précédente.
Tout le monde est d'accord sur un point : la décision du tireur de LBD sera désormais soumise à l'accord d'un « superviseur » ; c'est un pas dans la bonne direction. Je ne suis pas sûr que beaucoup d'avocats tirent au LBD. C'est pourtant mon cas. On dénombre un taux élevé d'accidents de LBD. Viser un individu qui est en train de commettre une infraction – il s'agit souvent de jets de projectiles sur les forces de l'ordre –situé à vingt ou trente mètres dans la foule, est extrêmement délicat. Nous ne sommes pas au stand de tir, la cible n'est pas en carton à attendre tranquillement le projectile. Si la cible se baisse pour ramasser un projectile au moment du tir, il peut arriver que la personne située derrière reçoive la balle. Le sujet est extrêmement compliqué. On ne peut se résoudre à avoir comme choix uniquement l'abstention de la mise à distance ou l'utilisation d'une arme létale qui n'a évidemment pas de sens, sauf événement gravissime.
Quatrièmement, le respect de la déontologie passe par l'identification des fonctionnaires. Je suis favorable au port du RIO, qui, en général, est trop petit pour qu'on le voie vraiment. Dans le schéma national, il est demandé la généralisation du marquage dorsal, à l'instar des sportifs, par le port d'un numéro de grande taille et d'une lettre identifiant les fonctionnaires et leur unité. C'est la solution idoine, me semble-t-il, pour les identifier sur les images.
En tant qu'avocat, j'émets une réserve sur l'identification par le visage. La réflexion que nous conduisons s'inscrit dans le contexte actuel. De nos jours – et je ne parle plus de maintien de l'ordre –, un grand nombre de personnes cèdent à une logique de chasse aux policiers et aux gendarmes, qui va jusqu'à vouloir les atteindre dans leur vie privée. C'est ainsi que de plus en plus de policiers et de gendarmes sont agressés hors service. Des sites internet les ciblent par le biais d'images prises au cours de leur exercice professionnel, dont le maintien de l'ordre.
Il faut réfléchir à la question de l'identification des fonctionnaires, sur laquelle je suis évidemment d'accord, en mettant également dans la balance leur protection physique. Aussi, il est, selon moi, préférable d'identifier les fonctionnaires par lettres ou par chiffres que par le visage. Le SNMO interdit le port de la cagoule en maintien de l'ordre. Personnellement, que les fonctionnaires de police et de gendarmerie portent une cagoule ne me choquerait pas, dès lors que les autres éléments d'identification évoqués seraient présents. Si l'on maintient l'interdiction du port de la cagoule pendant le maintien de l'ordre, il faut se poser la question de l'interdiction de diffuser des images où l'on reconnaît les fonctionnaires. Dès lors, la diffusion publique d'images serait soit purement et simplement interdite, soit assortie de l'obligation de flouter les visages, de même que l'on floute les menottes des personnes entravées.
Je termine par un clin d'œil : si la seule motivation de ceux qui diffusent des vidéos de violences policières illégitimes résidait dans la sanction de gestes éventuellement punissables, les vidéos seraient directement envoyées à l'IGPN et au parquet et ne seraient pas diffusées massivement sur les réseaux sociaux en étant souvent, au surplus, tronquées. Je pense donc que la question de l'identification des policiers et des gendarmes en maintien de l'ordre est une question d'importance qui dépasse très largement le sujet du maintien de l'ordre et porte sur la sécurité physique de nos policiers et gendarmes.