Maître de Montbrial, je ne veux pas trancher sur le débat sémantique pour savoir s'il faut parler de violences policières ou de violences policières illégitimes. Sous le terme de violences, j'entends un usage excessif de la force, autrement dit une infraction. À vous de trancher sur les termes qu'il conviendrait d'utiliser dans le débat public pour que tout le monde s'accorde et que ne subsiste aucun point de désaccord d'ordre sémantique.
Vous avez instillé le doute, en demandant si les manifestants blessés n'avaient pas commis des infractions. Dans certains cas, le doute ne subsiste pas, que ce soit pour Jérôme Rodrigues ou pour Manu, le Gilet jaune qui a perdu un œil place d'Italie. Dans ces deux cas, les vidéos le montrent : Jérôme Rodrigues, parce qu'il était en train de filmer, et Manu, parce qu'il était filmé, n'étaient nullement en train de commettre une infraction. Nous le savons, nous n'avons pas à faire à des délinquants, mais à des personnes qui ont été mutilées sans aucune raison. Pour Manu, ce n'est ni la justice ni l'IGPN qui a mené l'enquête, mais Le Monde. Les journalistes ne devraient pas avoir à se substituer aux institutions pour mener les enquêtes lorsque des violences policières se produisent.
Cela m'amène à un autre point. Mon confrère de Montbrial essaie d'expliquer le décalage des chiffres. Je veux bien le concevoir, tant il est vrai que les dossiers sont plus difficiles à appréhender pour les policiers, car il convient de déterminer s'il y a eu ou non un usage excessif de la force. Si l'on se réfère aux chiffres au 30 juin 2019, on note plus de 3 000 condamnations judiciaires prononcées contre les Gilets jaunes. Aujourd'hui, les condamnations prononcées contre les policiers ne se comptent même pas sur les doigts de la main, à peine trois ou quatre. Le décalage ne se justifie pas, ce qui a engendré un sentiment d'impunité.
Je suggère de confier – d'autres pistes sont possibles – les procédures aux juges d'instruction plutôt qu'aux procureurs. Si l'argument, c'est de mettre en avant leur surcharge de travail et l'impossibilité, par conséquent, de leur confier une charge supplémentaire, la solution consisterait à embaucher des juges d'instruction ! Allons‑nous sacrifier l'État de droit faute de crédits ? Combien de temps encore allons-nous raisonner ainsi ? Si nous abordions le sujet, je sais très bien qu'il nous mènerait à des désaccords politiques de fond. Je n'y viens donc pas. Mais il faut assumer les conséquences. Soit nous confions les procédures aux magistrats qui sont statutairement indépendants, soit nous faisons le choix assumé de ne pas faire respecter l'État de droit dans notre pays, ce qui emportera des conséquences, qui se traduiront par des montées de radicalité ainsi que par des violences dans les mouvements de protestation.
Monsieur le président, sur les nasses, vous avez rappelé que le texte du SNMO prévoyait des points de sortie filtrés. J'en ai fait l'expérience, lors de la Marche pour le climat du 21 septembre 2019, à laquelle participaient des Gilets jaunes. Nous avons été bloqués pendant plus d'une heure. Les personnes qui n'ont pas réussi à se rapprocher des grilles du Palais du Luxembourg et qui étaient dans les rues adjacentes ont subi des jets de gaz et des violences, alors qu'elles ne faisaient pas toutes partie de groupuscules violents. De telles stratégies conduisent nécessairement à blesser des innocents.
Par ailleurs, le 16 novembre 2019, date anniversaire du début de la mobilisation des Gilets jaunes, j'ai réussi à m'échapper de la nasse, place d'Italie, parce que, après en avoir fait tout le tour, j'ai constaté que seule une rue n'était pas bloquée. J'étais positionné à ce point de jonction au moment où instruction a été donnée aux policiers de fermer cette dernière rue. Avec d'autres, j'ai eu le temps de sortir de la nasse. Pendant au moins deux heures, les manifestants ont été bloqués place d'Italie. Cela a donné lieu à des affrontements, à des blessures, notamment à l'encontre du Gilet jaune nommé Manu.
S'agissant des observateurs, il ne convient pas de les balayer d'un revers de la main. Ces personnes jouent un rôle essentiel : elles sont là pour observer ce qui se passe, d'un côté comme de l'autre. Peut-être pourrions-nous envisager une accréditation qui serait accordée par l'autorité administrative. Ces personnes font partie d'Amnesty international ou de la Ligue des droits de l'homme, autrement dit d'organisations structurées. On peut envisager qu'une accréditation particulière, administrative, leur soit accordée pour autoriser leur présence lors des manifestations, ce qui faciliterait le travail des policiers sur le terrain.
Je me permets deux dernières remarques. Au-delà des violences, qui sont les événements les plus graves, l'impunité à l'œuvre a conduit certains policiers à faire preuve de zèle dans l'application de la loi, voire dans la compréhension de l'esprit de la loi. Ainsi, le 14 juillet 2019, nous avons vu des policiers crever les ballons jaunes de personnes qui étaient venues pacifiquement et symboliquement porter des ballons jaunes en signe de contestation de la politique d'Emmanuel Macron. Je ne crois pas que la loi permette ce genre d'actes. Manifestement, il y a là une atteinte à la liberté d'expression. De la même manière, certains policiers se sont crus autorisés à conditionner la sortie des nasses, en tout cas des lieux de manifestations, au fait que les manifestants enlèvent tout vêtement jaune qu'ils portaient : pour l'un une cravate jaune, pour l'autre un chapeau. Nous en arrivons à des dérives qui ne peuvent être comprises ni par les citoyens ni par les manifestants. Il faut prendre la mesure de toutes les conséquences nées de l'impunité des policiers, qui a présidé au cours de cette période.
Sur la question du droit de manifester, parmi tous ceux qui ont été amenés à manifester, deux catégories de citoyens se détachent : ceux qui se sont radicalisés, qui ont intégré les black blocs et qui désormais sont convaincus que rien ne pourra s'obtenir autrement que dans la violence, et tous ceux qui ne viennent plus manifester par peur d'être blessés. Une telle situation, en France, au pays des droits de l'Homme, est anormale. D'aucuns pourraient penser sans le dire que, finalement, c'est une bonne chose que ces personnes restent chez elles et ne manifestent plus. Mais si nous ne permettons plus aux personnes de s'exprimer pacifiquement dans la rue, la frustration et la colère rejailliront tôt ou tard et à un degré de violence supérieur.
Il faut adopter une vision à long terme et prendre du recul, afin d'abaisser la tension en essayant de rendre à nouveau effective la liberté de manifester. Je ne nie pas que la montée des violences complique encore la tâche. Nous essayons de livrer aujourd'hui des pistes pour le permettre, sans non plus ignorer les impératifs de préservation de l'ordre public.