Intervention de Sarah Massoud

Réunion du jeudi 5 novembre 2020 à 10h00
Commission d'enquête relative à l'état des lieux, la déontologie, les pratiques et les doctrines de maintien de l'ordre

Sarah Massoud, secrétaire nationale du Syndicat de la magistrature :

Je n'ai absolument pas les chiffres concernant les interdictions de manifester dans le cadre de l'ouverture d'information et d'obligations du contrôle judiciaire. Et je présume que même que si on regardait les chiffres de la Chancellerie, on n'aurait pas ce niveau de détail dans les obligations et interdictions qui sont prononcées dans le cadre des contrôles judiciaires. Je vous parlerai donc de mon expérience professionnelle : oui, bien sûr, dans le cas de violences commises dans le cadre de manifestations, les magistrats y pensent et prononcent souvent, voire très souvent, des interdictions de manifester. Je peux même ajouter que ces obligations et interdictions sont mieux suivies dans le cas d'une information judiciaire que d'un classement sans suite, car le juge d'instruction désigne un service pour vérifier que le contrôle judiciaire est bien respecté. Surtout, en cas de non-respect, le risque d'une détention provisoire plane au-dessus de la tête du mis en examen.

Je suis tout à fait d'accord avec vous quant aux informations judiciaires qui s'enlisent – on en a encore eu récemment quelques exemples assez médiatiques. Mais je peux également vous dire que, même si on n'en parle pas, beaucoup d'affaires de violences dans le cadre des manifestations avancent. C'est une question non seulement d'effectifs de juges d'instruction et de greffiers, mais aussi de moyens pour les services enquêteurs dans des affaires très complexes et sous le feu des projecteurs : dans un dossier de violence policière, la pression est forcément supérieure.

Peut-être faudrait-il qu'une autre commission d'enquête se penche sur les services enquêteurs. Pourquoi désigne-t-on des services dépendant du ministère de l'Intérieur – inspections générales de la gendarmerie et de la police nationales – ce qui conduit à ce que des policiers enquêtent sur des collègues, même s'il advient également que des juges d'instruction enquêtent sur des policiers avec lesquels ils ont l'habitude de travailler. Outre que le service enquêteur manque de moyens pour mener à bien ses commissions rogatoires, on voit bien qu'on est aussi dans une forme de schizophrénie et que les liens hiérarchiques peuvent entraver certaines investigations. Il ne faut pas se mentir sur ce point.

Sans entrer dans la problématique des sommations, l'article 211-9 du code de sécurité intérieure est tout à fait clair sur la définition des attroupements. Un attroupement peut être dissipé par la force publique après deux sommations de se disperser, et c'est seulement à la suite de ces sommations qu'il y a attroupement et qu'il peut y avoir infraction si l'on y participe. La question n'est donc pas de savoir si cette infraction est suffisamment circonscrite et sa définition bien rédigée. C'est en outre un faux problème puisque ce n'est pas cette infraction qui est utilisée par les parquets, mais la participation à un groupement en vue de préparer des violences volontaires. Si l'on y a surtout recours, c'est parce que, pour l'attroupement, une décision de la Cour de cassation – qui a estimé en 2017 que l'attroupement était un délit politique – interdit la comparution immédiate, à la différence du cas du groupement en vue de participer à la préparation de violences volontaires.

On voit donc bien que ce n'est pas le délit d'attroupement qui pose problème, mais la manière dont sont faites ces sommations de dispersion : nombre d'observateurs ont démontré qu'elles ne sont pas toujours réelles, entendues ni suffisamment claires, d'autant qu'elles sont faites dans des moments de trouble avec projection de gaz lacrymogènes et mouvement des différents groupes.

Le contrôle d'identité est un vaste sujet que je ne peux pas développer en quelques secondes. Bien sûr, il y a des contrôles d'identité discriminatoires et la France a d'ailleurs été condamnée pour cela.

Dans le cadre des manifestations, les contrôles d'identité sont massifs, non pas dans la zone de manifestation, mais aux alentours. On y procède sur la base de l'article 78-2 du code de procédure pénale et de réquisitions du procureur de la République, rédigées à tour de bras aux abords des manifestations. Il s'agit ainsi d'une sorte de maintien de l'ordre préventif, d'ailleurs proscrit par les textes internationaux. C'est-à-dire que ces contrôles d'identité – que je qualifierais de totalement disproportionnés – ne sont pas conduits parce qu'on suspecte une infraction, ou parce qu'on a affaire à une personne dont on soupçonne qu'elle ne pourra pas justifier de son identité, ce qui devrait en être la base, mais servent en fait à dissuader les manifestants.

S'agissant des vidéos de policiers, vous faites référence à une disposition qui figure dans la proposition de loi sur la « sécurité globale » dont une nouvelle version a été déposée le 20 octobre dernier. Il me semble qu'il n'est pas clairement prévu de flouter le visage des policiers ou tout élément permettant de les identifier, notamment sur des lieux de manifestation, mais que dans certaines conditions, notamment si la sécurité de ces policiers devait être menacée par la diffusion de certaines images, il serait possible de ne pas exploiter ces vidéos. Tout ceci inquiète beaucoup le Syndicat de la magistrature.

On l'aura compris, on est dans le déni des violences policières. Et tant que ce sera le cas, on pourra multiplier les commissions d'enquête parlementaires, la situation continuera à s'aggraver et les policiers ne seront pas en sécurité, tout simplement parce que les Français n'ont plus confiance dans leur police. Pour moi, le contrôle démocratique, la possibilité de voir ce qui se passe, y compris dans les débordements qu'ils soient le fait des policiers ou des manifestants, est un pilier de notre démocratie.

Certes, les choses commencent à bouger légèrement et des réflexions un peu plus objectives – j'ai envie de dire « et sincères » – sont menées sur ces questions extrêmement graves, précisément parce qu'on a des images, celles de manifestants, de citoyens, qui ont le droit de savoir ce qui se passe lors des manifestations et ailleurs. Pouvoir filmer ce qui se passe dans l'espace public est un droit. Si la police ne devait plus être soumise à ce contrôle démocratique, on omettrait tout simplement de regarder en face ce qui se passe. Qui plus est, les premiers à vouloir regarder ce qui se passe et faire en sorte qu'il n'y ait pas de débordements et pas de violence – y compris policière –, ce sont les policiers eux-mêmes.

Enfin il n'y a pas de doctrine générale sur la question de la présence de magistrats sur les lieux de manifestations : c'est au cas par cas. Pour avoir été au parquet de Paris, je peux dire que la présence de parquetiers à la direction de l'ordre public et de la circulation, dans des lieux de commandement et dans les commissariats, a été une avancée très utile, du côté tant de l'autorité judiciaire que de l'autorité policière. J'ai vu certains officiers de police judiciaire ravis d'avoir des magistrats à leurs côtés, ne serait-ce qu'en raison du nombre élevé de gardes à vue lors de tels événements. Le fait que le magistrat soit présent pour pouvoir contrôler la mesure de garde à vue et pour pouvoir, le cas échéant, notifier soit des poursuites soit des classements sans suite, permet un meilleur décloisonnement entre les services et une accélération des procédures.

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