Commission d'enquête relative à l'état des lieux, la déontologie, les pratiques et les doctrines de maintien de l'ordre

Réunion du jeudi 5 novembre 2020 à 10h00

Résumé de la réunion

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La réunion

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La séance est ouverte à 10 heures 10.

Présidence de M. Jean-Louis Thiériot, vice-président.

La Commission d'enquête entend en audition Mme Sarah Massoud et M. Nils Montsarrat, secrétaires nationaux du Syndicat de la magistrature.

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Nous poursuivons nos auditions sur les questions de judiciarisation du maintien de l'ordre et de fonctionnement de la chaîne pénale en recevant Mme Sarah Massoud et M. Nils Montsarrat, qui sont secrétaires nationaux du Syndicat de la magistrature. Comme il est d'usage, je vais vous donnez la parole pour une brève intervention liminaire qui précédera nos échanges sous forme de questions et de réponses.

Auparavant, l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958, relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, impose à toute personne auditionnée par une commission d'enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. C'est pourquoi je vous invite à lever la main droite et à dire : « Je le jure. ».

(Mme Sarah Massoud et M. Nils Montsarrat prêtent serment.)

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Sarah Massoud, secrétaire nationale du Syndicat de la magistrature

Je voudrais d'abord vous remercier de m'avoir invitée : je pense qu'il est essentiel que les magistrats aient la parole devant une telle commission d'enquête. Nous vous adresserons la semaine prochaine un document assez fouillé sur l'ensemble des questions que soulèvent vos travaux : toutes les références historiques, sociologiques, statistiques et doctrinales du syndicat, toutes les recherches, y seront détaillées. Ce que je dirai dans un temps limité lors de cette audition sera ainsi largement étoffé.

Je voudrais débuter en rappelant un élément qui doit absolument être présent à votre esprit : pour le Syndicat de la magistrature, penser le maintien de l'ordre doit se faire sous le prisme du droit de manifester et non l'inverse. Cette question n'est pas nouvelle. En mai 2015, une commission d'enquête parlementaire présidée par Noël Mamère avait conclu : « nous aboutissons à un rapport qui s'interroge sur la façon d'intégrer la possibilité de manifester dans le calme de l'ordre public. Il n'est donc plus question de garantir un droit, et de comprendre comment il peut être bafoué, mais au contraire de tenter de le circonscrire pour qu'il s'ajuste au maintien de l'ordre, dont les modalités ont par ailleurs déjà été modifiées. Cette inversion du prisme change pour beaucoup le sens et la raison de ce travail. »

Il est utile de regarder quel changement a été opéré depuis 2015 – et depuis bien plus longtemps d'ailleurs – et quel changement peut être opéré dans notre manière de penser le maintien de l'ordre. Il faut vraiment réfléchir sous l'angle du droit de manifester, de cette liberté fondamentale, et non l'inverse, ce que l'on tend malheureusement à faire depuis tant d'années et ce qui explique précisément les difficultés que l'on connaît. Je ne le dis pas de manière idéologique, mais en référence aux droits posés par l'article 2 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen – le président de la précédente commission d'enquête y faisait d'ailleurs référence – : liberté, propriété, sûreté, résistance à l'oppression… Or c'est bien la liberté qui doit être, selon moi, au cœur de la réflexion.

Liée à l'histoire des protestations sociales, la problématique du maintien de l'ordre est très ancienne et elle est avant tout politique : ce n'est pas seulement – même si je compte développer mon propos dans ce cadre – une affaire de techniques policières, ni de cadre juridique.

En France, le maintien de l'ordre pose difficulté parce ce qu'il est inefficace. Il ne faut pas avoir peur de peur de dire que nous, police et justice, sommes inefficaces, voire incompétents parce que nous ne protégeons pas les manifestants et parce que nous n'arrivons pas à neutraliser – je n'aime pas du tout ce mot – les protestataires violents. Cette inefficacité se double d'un déni, du côté tant de la justice que de la police, qui nous empêche de changer de paradigme et d'avancer. Depuis mai 2015 et la précédente commission d'enquête, rien n'a bougé ; au contraire, le problème s'est aggravé. Ce déni nourrit en outre la crise de confiance entre la population et les dépositaires de missions régaliennes que sont policiers et magistrats, crise de confiance dont les conséquences sont très graves. Pour le Syndicat de la magistrature, il est essentiel de se demander comment faire pour que la confiance renaisse entre la police et la population.

Les marqueurs sur lesquels nous devons travailler, en faisant preuve d'objectivité à défaut de courage politique, sont de plusieurs ordres. Il est d'abord absolument nécessaire de réaffirmer la doctrine traditionnelle du maintien de l'ordre « à la française » du début du XXe siècle, fondée sur trois principes : la mise à distance des manifestants ; l'intervention collective et sur ordre ; l'emploi graduel et réversible de la force. Cette doctrine n'est plus du tout à l'œuvre, non pas depuis cinq ou dix ans, mais depuis une vingtaine d'années ; je suppose que les sociologues et les historiens que vous avez entendus vous l'ont dit.

Il convient donc que nous parvenions opérationnellement à réaffirmer ces principes. Pour cela, il faut s'interroger sur deux autres marqueurs : la brutalisation du maintien de l'ordre et sa judiciarisation à outrance, qui conduisent à notre inefficacité et dont la conséquence première est d'entraver la liberté de manifester dont le respect est au cœur de la mission constitutionnelle du juge en tant que garant des libertés individuelles. S'impose à nous dès lors un nécessaire revirement, que je qualifierai presque de culturel en ces temps confus, pour enfin déclencher à la fois des moyens – je pense que Fabien Jobard en a très bien parlé : c'est aussi une question de moyens – et des dispositifs permettant de mettre réellement en œuvre, sur le terrain, une doctrine de désescalade, de mise à distance et de pacification des foules. Tels étaient bien les principes fondateurs du maintien de l'ordre à la française.

Je ne me complais pas ici dans des concepts ésotériques : nous en sommes les premiers témoins et il n'est pas question de nier la violence de certaines protestations et de certains protestataires, ni de mettre en doute l'étiolement de certains cortèges et la désorganisation de certaines manifestations. Je pense qu'il est important de prendre en compte dans vos réflexions la transformation de mouvements revendicatifs, dans le temps et dans l'espace. On l'a vu avec la création des ZAD (Zones à défendre), de mouvements tels que « Nuit debout » ou des manifestations des Gilets jaunes, presque tous les samedis. Le défi est de créer un cadre déterminé – car on voit bien qu'il est flou – et propice à la désescalade.

Il faut bien comprendre qu'il s'agit d'arriver par l'ordre public – c'est-à-dire un cadre, une discipline, un sang-froid –, à une paix publique, qui seule sera le terreau de l'exercice des libertés individuelles, tel le droit de manifester. Pour le dire de manière un peu triviale : le maintien de l'ordre n'est pas une affaire de gros bras, mais de grande discipline et de fine tactique, ce qu'on a oublié depuis les années 2000.

Pour parvenir à une plus grande efficacité et à des manifestations moins violentes, le Syndicat de la magistrature propose notamment quelques pistes – je ne peux pas tout développer ; ce le sera dans notre document écrit.

La première est la démilitarisation des forces de l'ordre – je pense surtout aux unités non constituées et non dédiées au maintien de l'ordre. Je parle évidemment des armes de force intermédiaire – qui ont d'ailleurs été appelées de manière totalement incongrue « semi-létales », comme si on pouvait être à demi mort… – dont l'usage suit une logique inverse de l'objectif poursuivi à l'origine : la mise en distance et la protection des forces de l'ordre, qui comptaient de plus en plus blessés.

L'important travail de Sebastian Roché, qui est directeur de recherche au CNRS, du Défenseur des droits, d'ACAT France (Action des chrétiens pour l'abolition de la torture) montre qu'à rebours du moindre emploi des armes qu'il devait entraîner, le recours à des armes de force dite intermédiaire est exponentiel. Je n'évoque même pas ici la doctrine d'emploi : à elle seule, la mise à disposition de ces forces développe l'utilisation des armes et est donc propice à l'escalade qu'on voulait éviter, tandis que l'augmentation du nombre de blessés est très forte. L'origine étant ces armes de force intermédiaire, il ne faut pas avoir peur de penser à cette démilitarisation.

Autre piste de réflexion : un renforcement drastique de la formation, notamment ciblée sur les unités mobiles de maintien de l'ordre, qu'il faut « reprofessionnaliser » face aux nouvelles configurations de gestion des foules. Vous le savez, il y a une confusion, une porosité, entre les dispositifs de maintien de l'ordre et ceux de ce qu'on appelle la police urbaine. Les techniques qui avaient été employées, et qui le sont encore, dans certains quartiers, en lien avec des violences urbaines, ont été intégrées dans le dispositif de maintien de l'ordre. Or ces dispositifs sont à la fois totalement inefficaces et brutaux. On assiste à l'intervention d'unités qui ne sont pas formées au maintien de l'ordre et qui de surcroit sont armées. Je pense notamment aux brigades anti-criminalité (BAC), à certains effectifs des BSU (brigades de sûreté urbaine), au redéploiement des BRAV-M (brigades de répression des actions violentes motorisées). Ces unités ne sont pas formées au maintien de l'ordre ; qui plus est, on leur donne des instructions qui vont à rebours de la doctrine traditionnelle du maintien de l'ordre à la française. C'est la raison pour laquelle je dis que le défi est d'élaborer un cadre déterminé. Techniques de déploiement en cas de violence urbaine et techniques de déploiement de maintien de l'ordre sont contradictoires et les premières conduisent à ce que l'on appelle une brutalisation du maintien de l'ordre. Parce que les chaînes de commandement, les chaînes de responsabilités, les dispositifs de remontée d'usage des forces ne sont pas les mêmes, il est impératif de former les équipes, notamment celles des unités mobiles.

Troisième piste de réflexion : il faut absolument un engagement clair – totalement absent du nouveau schéma national du maintien de l'ordre publié il y a quelques semaines – en faveur d'une plus grande transparence de l'engagement des forces. Dans de nombreux pays, communiquer les chiffres – pas nécessairement sur le déploiement organisationnel mais par exemple sur l'usage des armes – est une obligation. J'ai été affligée de lire, dans le rapport de l'Inspection générale de la police nationale (IGPN) pour l'année 2016, dans la case sur l'utilisation des grenades de désencerclement, le chiffre zéro : il est hallucinant qu'on n'ait pas les chiffres. Comment voulez-vous qu'une commission d'enquête parlementaire comme la vôtre réfléchisse à la question du maintien de l'ordre, si vous n'avez pas de chiffres, si vous ne savez pas combien de grenades ont été utilisée ? Je sais que des instructions un peu plus précises ont été données en 2019 par la hiérarchie pour que les policiers fassent remonter le nombre de fois où ils avaient utilisé leurs armes, mais nous en sommes à la préhistoire dans la communication et la transparence de l'engagement des forces employées.

Autre piste de réflexion : il faut un déploiement massif – je ne parle pas de quelques dizaines mais de centaines de personnels – dans les dispositifs de médiation, en amont et en aval des manifestations. Les travaux de Fabien Jobard sur le maintien de l'ordre en Allemagne montrent fort bien l'efficacité de dispositifs extrêmement précis et totalement centrés sur la médiation – encore une fois, je ne parle pas de quelques dizaines mais de centaines de médiateurs présents au milieu des manifestations. La Belgique et la Suisse ont également utilisé ce dispositif. Mais il faut absolument qu'il s'agisse de personnels spécialisés, formés et qu'on y mette les moyens : affaire politique, le maintien de l'ordre est aussi une affaire de monnaie sonnante et trébuchante.

La France est dans le déni : enfermés dans le carcan de l'excellence française de la gestion du maintien de l'ordre du XIXe et du début du XXe siècles, nous ne nous ouvrons absolument pas à ce qui se passe à l'étranger. Pour construire une doctrine de pacification de la gestion des foules, la Suède, le Danemark, le Royaume-Uni, l'Espagne, le Portugal, Chypre, l'Autriche, la Slovaquie, la Hongrie, la Roumanie et les Pays-Bas ont mené ensemble, sur la base d'observations et d'études, une réflexion dans le cadre du programme Godiac (Good practice for dialogue and communication as strategic principles for policing political manifestations in Europe). La France n'y a pas participé. De même, il y a très peu de sociologues et de policiers étrangers dans nos centres de formation. Oui, nous sommes encore à la préhistoire, c'est pourquoi je parle d'un nécessaire revirement culturel.

S'agissant enfin du traitement judiciaire du maintien de l'ordre, nous n'avons absolument pas peur de dire, au Syndicat de la magistrature, que nous sommes extrêmement brutaux, inefficaces, insatisfaisants et insuffisants. On n'est pas bons, parce qu'on utilise des infractions qui ne sont absolument pas efficaces pour traiter les personnes déférées. Les taux de classements sans suite secs – c'est-à-dire sans déferrements au stade des gardes à vue, qui sont d'ailleurs parfois pris par des parquetiers présents sur le terrain, soit dans les cellules de commandement, soit directement dans les commissariats – sont effarants. Pour avoir travaillé au parquet de Paris je peux témoigner des classements sans suite en raison de procédures indigentes, ou parce que des personnes ont été interpellées quasiment sans aucun élément probatoire. Il est absolument inacceptable que, dans un État de droit et dans un traitement judiciaire, le taux de classements sans suite soit aussi important. Et je parle de classements sans suite du tout, sans rappel à la loi.

Par ailleurs, la manière dont on utilise l'infraction de participation à un groupement en vue de la préparation de violences est un dévoiement total de l'objectif principal de ce délit, qui est ainsi détourné du champ pénal. On recourt massivement à cette infraction, pas forcément pour poursuivre devant un juge correctionnel : ceux qui arrivent devant le tribunal correctionnel sont majoritairement poursuivis pour violences volontaires, dégradations ou destructions volontaires graves. En revanche, peu de procédures judiciaires arrivent sous cette qualification car cette infraction est extrêmement difficile à caractériser. La Cour de cassation a d'ailleurs rappelé à de multiples reprises qu'il faut pour cela des éléments matériels en amont.

Je ne reviens pas sur la philosophie de cette infraction qui nous heurte beaucoup, au Syndicat de la magistrature, parce qu'elle est un peu le low cost de l'association de malfaiteurs. Très difficile à caractériser, elle n'est pas utilisée à des fins de poursuites, mais de maintien de l'ordre. On interpelle en masse sous cette qualification fourre-tout ; les commissariats sont submergés de gardes à vue ; les officiers de police judiciaire sont noyés sous les procédures à décortiquer ; tout cela pour éloigner les manifestants des zones de cortège, donc entraver la liberté de manifestation. Le détournement de cette infraction met en grande difficulté les magistrats, contraints de la caractériser alors qu'elle est totalement inappropriée à ce type d'événements.

La même logique est à l'œuvre avec le délit de détention d'armes, l'utilisation de la définition de l'arme par destination n'étant absolument pas conforme à l'article 132-75 du code pénal. On interpelle des personnes parce qu'elles ont des masques ou des outils : je parle de Gilets jaunes qui avaient des outils – qui n'avaient pas même été sortis du coffre de leur voiture ! – et qu'on a interpellés, placés en garde à vue, parfois pendant 48 heures, sous cette qualification. Vous voyez bien que ces détournements mettent l'institution et l'autorité judiciaires totalement sous la mainmise de la politique des préfets.

De même, le recours massif à la procédure accélérée dans l'urgence de la comparution immédiate est totalement inapproprié à de tels événements. En comparution immédiate, le temps est compté, les procédures sont transmises aux avocats et aux parties de manière totalement insatisfaisante, si bien qu'ils n'ont le temps ni de lire les documents, ni de monter leur défense, et que nous-mêmes ne pouvons caractériser ces infractions compliquées. Lorsqu'on a affaire à des faits graves, à des atteintes aux personnes, à des procédures qui concernent plusieurs mis en cause, à des violences policières, il faut absolument ouvrir des informations judiciaires car le Parquet n'a pas les moyens, dans l'urgence de la procédure accélérée, de caractériser des infractions de ce type.

La réussite d'un maintien de l'ordre ne doit pas être appréciée en fonction du nombre d'arrestations. Or, c'est largement ainsi qu'on évalue la prestation policière. Certes cela sert la communication des pouvoirs publics, qui se gargarisent de tels chiffres – il y a eu tant de gardes à vue, tant de déferrements, tant de condamnations – mais c'est, pour l'autorité judiciaire comme pour l'autorité policière, une erreur stratégique qui a des effets extrêmement contreproductifs à moyen et à long termes.

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Pour traiter du maintien de l'ordre, vous nous avez parlé en premier lieu de la protection des manifestants, mais vous n'avez pas eu un mot pour les victimes des troubles à l'ordre public, notamment pour tous les magasins saccagés à Paris lors de ces manifestations. Lorsque vous citez la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen, vous oubliez que l'article 2 traite de la sûreté et de la propriété – ici de ceux qui ne manifestent pas. Entendre des magistrats parler de judiciarisation à outrance est assez inquiétant…

Au-delà de cette grille de lecture idéologique qui est la vôtre, vous nous avez dit des choses très intéressantes, notamment que le nombre d'arrestations ne doit pas être une fin en soi. Je peux tout à fait vous rejoindre. La seule question intéressante en termes de doctrine du maintien de l'ordre est : comment faire en sorte, de manière concrète, que les fauteurs de trouble – parce que c'est ce sont eux qui nous intéressent, pas les manifestants qui exercent une liberté constitutionnelle – soient interpellés, déférés et, si on a des preuves, jugés et condamnés ? En clair, quels sont les éléments dont vous auriez besoin pour qu'on puisse amener plus efficacement devant les tribunaux dans lesquels vous rendez la justice, les personnes qui ont effectivement commis des délits et méritent d'être condamnées ? On sait toutes les difficultés à apporter la preuve et que beaucoup de personnes sont déférées sans qu'on puisse le faire. Mais comment avoir davantage de preuves pour rendre une justice plus efficace, ce qui relève bien de votre mission dans l'œuvre de justice ?

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Sarah Massoud, secrétaire nationale du Syndicat de la magistrature

Nous sommes évidemment très sensibles à la question de la tranquillité publique et des potentielles victimes collatérales de ces événements. Mais lorsque je disais qu'il est sans doute nécessaire de changer de paradigme, cela signifie aussi accepter un certain degré de désordre. Je sais que cette idée est très impopulaire, mais nombre de sociologues et d'observateurs, y compris étrangers, ainsi que des normes internationales, nous y confrontent.

Peut-être cela nous est-il pénible, peut-être est-ce totalement impossible dans nos schémas très rationnels, mais une manifestation, c'est aussi de l'irrationalité, c'est aussi du désordre. Je vous invite à réfléchir en termes de discernement, de sang-froid, de proportionnalité : une vitre brisée vaut-elle qu'une escalade de violence en soit la conséquence ? Se concentrer entièrement sur la vitre brisée n'empêche-t-il pas de réfléchir à ce que l'interpellation consécutive aura comme effet sur la protection des manifestants, sur l'escalade de violence au préjudice des personnes, y compris des forces de l'ordre. Ne vaut-il pas mieux laisser cette vitre brisée – en sachant que des procédures seront ouvertes ensuite pour dégradations, qu'on pourra entendre et accompagner la victime et faire en sorte que les assurances aillent beaucoup plus vite – pour éviter une escalade de violences et de délits qui seront beaucoup plus problématiques ? Il faut absolument que vous intégriez cela à vos réflexions. Certes, se demander s'il faut accepter un degré de désordre nous amène sur le terrain de la sociologie et de la philosophie, mais c'est aussi ce que disent les instructions européennes : il faut l'accepter.

S'agissant de l'efficacité et de la preuve, les faits les plus complexes, les procédures qui mettent en cause plusieurs personnes rendent plus long le rassemblement des preuves. Il faut ouvrir des informations judiciaires, saisir des juges d'instruction… Pour avoir été juge d'instruction en banlieue parisienne, je vous assure que l'on est rarement saisi de faits de désordres et de violences liés au maintien de l'ordre. Lorsqu'on identifie des groupes de protestataires violents, des groupes radicaux, on peut ouvrir une information judiciaire. Elle conduit à procéder à des écoutes téléphoniques, à exploiter des vidéos, à recueillir des témoignages de personnes présentes sur les lieux mais aussi des forces de police qui ont conduit à la procédure ; à confronter les témoins. Qui peut faire un tel travail d'enquête ? Ce n'est pas le parquet, c'est un juge d'instruction. Qui plus est, le fait même que le juge d'instruction relève du siège et qu'il ait pour mission d'œuvrer à charge et à décharge, permet de lever la pression, à la fois sur les policiers et sur la teneur même de ce type d'affaires, auxquelles sont liées de fortes charges symboliques. Et ce travail passe par l'ouverture d'informations judiciaires : aujourd'hui, on en a très peu.

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La piste de la désignation d'un juge d'instruction est effectivement très intéressante mais elle pose le problème, que vous dénoncez aussi, du manque de moyens et du besoin de plus de magistrats.

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Sarah Massoud, secrétaire nationale du Syndicat de la magistrature

J'ai effectivement commencé par vous dire que si l'on veut véritablement travailler sur le maintien de l'ordre, il va falloir des moyens supplémentaires.

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Sur ce point, nous sommes d'accord. Sur d'autres, nous le sommes un peu moins : je ne vous cache pas que l'idée de la socialisation par les assurances des dégâts causés par les fauteurs de trouble me paraît curieuse car il convient quand même que l'auteur des faits soit condamné. Qu'éventuellement, l'assurance intervienne plus vite, c'est bien, mais un remboursement des dommages est bien souhaitable au titre des dommages et intérêts.

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Vos propos sont limpides et je pense que vous avez tout à fait raison d'insister sur l'idée que le maintien de l'ordre a pour première finalité de garantir la liberté fondamentale de s'exprimer et de manifester. Mais je souhaite vous poser quelques questions complémentaires.

Les juges d'instruction peuvent prononcer une mesure d'interdiction de manifester au titre du contrôle judiciaire. Arrive-t-il qu'une telle mesure soit prononcée, est-elle efficace et comment peut-on effectivement la contrôler ? J'ai bien noté votre proposition de confier ces affaires plutôt à des juges d'instruction afin que l'on ait une vision claire de ce qui se passe. Mais, pour l'opinion publique, la nomination d'un juge d'instruction est souvent perçue comme synonyme d'un enlisement des affaires de maintien de l'ordre ou de violences policières alléguées. Je pense à beaucoup d'affaires assez connues. Avez-vous une proposition à faire pour éviter cette impression que, quand on veut enterrer une affaire judiciaire un peu ennuyeuse, on ouvre une instruction qui va durer des années ?

Par ailleurs, pour vous, à quel moment un rassemblement devient-il un attroupement ? Un manifestant peut se trouver en faute, donc susceptible d'être poursuivi, s'il participe à un attroupement, alors que souvent il n'a pas eu conscience qu'on était passé de la manifestation à l'attroupement.

S'agissant des contrôles d'identité souvent effectués avant ou en marge des manifestations, par exemple pour repérer la présence d'armes, vous avez dit qu'ils pouvaient aussi empêcher que des manifestants se rapprochent de la manifestation. Quoi qu'il en soit, un certain nombre de manifestants ont l'impression qu'on ne procède pas aux contrôles d'identité de manière équitable entre les citoyens. Comment éviter ce sentiment que l'on a affaire à un contrôle discriminatoire ?

À propos de la diffusion de vidéos de policiers, il est demandé, notamment par le ministère de l'Intérieur, que le visage des policiers en action soit flouté. Que pensez-vous de cette idée ?

Enfin, pour pouvoir faciliter le passage entre le maintien de l'ordre et la judiciarisation, à supposer qu'on l'estime souhaitable, l'idée que des magistrats soient présents sur les lieux de manifestation vous semble-t-elle à creuser ?

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Sarah Massoud, secrétaire nationale du Syndicat de la magistrature

Je n'ai absolument pas les chiffres concernant les interdictions de manifester dans le cadre de l'ouverture d'information et d'obligations du contrôle judiciaire. Et je présume que même que si on regardait les chiffres de la Chancellerie, on n'aurait pas ce niveau de détail dans les obligations et interdictions qui sont prononcées dans le cadre des contrôles judiciaires. Je vous parlerai donc de mon expérience professionnelle : oui, bien sûr, dans le cas de violences commises dans le cadre de manifestations, les magistrats y pensent et prononcent souvent, voire très souvent, des interdictions de manifester. Je peux même ajouter que ces obligations et interdictions sont mieux suivies dans le cas d'une information judiciaire que d'un classement sans suite, car le juge d'instruction désigne un service pour vérifier que le contrôle judiciaire est bien respecté. Surtout, en cas de non-respect, le risque d'une détention provisoire plane au-dessus de la tête du mis en examen.

Je suis tout à fait d'accord avec vous quant aux informations judiciaires qui s'enlisent – on en a encore eu récemment quelques exemples assez médiatiques. Mais je peux également vous dire que, même si on n'en parle pas, beaucoup d'affaires de violences dans le cadre des manifestations avancent. C'est une question non seulement d'effectifs de juges d'instruction et de greffiers, mais aussi de moyens pour les services enquêteurs dans des affaires très complexes et sous le feu des projecteurs : dans un dossier de violence policière, la pression est forcément supérieure.

Peut-être faudrait-il qu'une autre commission d'enquête se penche sur les services enquêteurs. Pourquoi désigne-t-on des services dépendant du ministère de l'Intérieur – inspections générales de la gendarmerie et de la police nationales – ce qui conduit à ce que des policiers enquêtent sur des collègues, même s'il advient également que des juges d'instruction enquêtent sur des policiers avec lesquels ils ont l'habitude de travailler. Outre que le service enquêteur manque de moyens pour mener à bien ses commissions rogatoires, on voit bien qu'on est aussi dans une forme de schizophrénie et que les liens hiérarchiques peuvent entraver certaines investigations. Il ne faut pas se mentir sur ce point.

Sans entrer dans la problématique des sommations, l'article 211-9 du code de sécurité intérieure est tout à fait clair sur la définition des attroupements. Un attroupement peut être dissipé par la force publique après deux sommations de se disperser, et c'est seulement à la suite de ces sommations qu'il y a attroupement et qu'il peut y avoir infraction si l'on y participe. La question n'est donc pas de savoir si cette infraction est suffisamment circonscrite et sa définition bien rédigée. C'est en outre un faux problème puisque ce n'est pas cette infraction qui est utilisée par les parquets, mais la participation à un groupement en vue de préparer des violences volontaires. Si l'on y a surtout recours, c'est parce que, pour l'attroupement, une décision de la Cour de cassation – qui a estimé en 2017 que l'attroupement était un délit politique – interdit la comparution immédiate, à la différence du cas du groupement en vue de participer à la préparation de violences volontaires.

On voit donc bien que ce n'est pas le délit d'attroupement qui pose problème, mais la manière dont sont faites ces sommations de dispersion : nombre d'observateurs ont démontré qu'elles ne sont pas toujours réelles, entendues ni suffisamment claires, d'autant qu'elles sont faites dans des moments de trouble avec projection de gaz lacrymogènes et mouvement des différents groupes.

Le contrôle d'identité est un vaste sujet que je ne peux pas développer en quelques secondes. Bien sûr, il y a des contrôles d'identité discriminatoires et la France a d'ailleurs été condamnée pour cela.

Dans le cadre des manifestations, les contrôles d'identité sont massifs, non pas dans la zone de manifestation, mais aux alentours. On y procède sur la base de l'article 78-2 du code de procédure pénale et de réquisitions du procureur de la République, rédigées à tour de bras aux abords des manifestations. Il s'agit ainsi d'une sorte de maintien de l'ordre préventif, d'ailleurs proscrit par les textes internationaux. C'est-à-dire que ces contrôles d'identité – que je qualifierais de totalement disproportionnés – ne sont pas conduits parce qu'on suspecte une infraction, ou parce qu'on a affaire à une personne dont on soupçonne qu'elle ne pourra pas justifier de son identité, ce qui devrait en être la base, mais servent en fait à dissuader les manifestants.

S'agissant des vidéos de policiers, vous faites référence à une disposition qui figure dans la proposition de loi sur la « sécurité globale » dont une nouvelle version a été déposée le 20 octobre dernier. Il me semble qu'il n'est pas clairement prévu de flouter le visage des policiers ou tout élément permettant de les identifier, notamment sur des lieux de manifestation, mais que dans certaines conditions, notamment si la sécurité de ces policiers devait être menacée par la diffusion de certaines images, il serait possible de ne pas exploiter ces vidéos. Tout ceci inquiète beaucoup le Syndicat de la magistrature.

On l'aura compris, on est dans le déni des violences policières. Et tant que ce sera le cas, on pourra multiplier les commissions d'enquête parlementaires, la situation continuera à s'aggraver et les policiers ne seront pas en sécurité, tout simplement parce que les Français n'ont plus confiance dans leur police. Pour moi, le contrôle démocratique, la possibilité de voir ce qui se passe, y compris dans les débordements qu'ils soient le fait des policiers ou des manifestants, est un pilier de notre démocratie.

Certes, les choses commencent à bouger légèrement et des réflexions un peu plus objectives – j'ai envie de dire « et sincères » – sont menées sur ces questions extrêmement graves, précisément parce qu'on a des images, celles de manifestants, de citoyens, qui ont le droit de savoir ce qui se passe lors des manifestations et ailleurs. Pouvoir filmer ce qui se passe dans l'espace public est un droit. Si la police ne devait plus être soumise à ce contrôle démocratique, on omettrait tout simplement de regarder en face ce qui se passe. Qui plus est, les premiers à vouloir regarder ce qui se passe et faire en sorte qu'il n'y ait pas de débordements et pas de violence – y compris policière –, ce sont les policiers eux-mêmes.

Enfin il n'y a pas de doctrine générale sur la question de la présence de magistrats sur les lieux de manifestations : c'est au cas par cas. Pour avoir été au parquet de Paris, je peux dire que la présence de parquetiers à la direction de l'ordre public et de la circulation, dans des lieux de commandement et dans les commissariats, a été une avancée très utile, du côté tant de l'autorité judiciaire que de l'autorité policière. J'ai vu certains officiers de police judiciaire ravis d'avoir des magistrats à leurs côtés, ne serait-ce qu'en raison du nombre élevé de gardes à vue lors de tels événements. Le fait que le magistrat soit présent pour pouvoir contrôler la mesure de garde à vue et pour pouvoir, le cas échéant, notifier soit des poursuites soit des classements sans suite, permet un meilleur décloisonnement entre les services et une accélération des procédures.

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Dans le cas des enquêtes, que ce soit pour mettre en cause des manifestants ou des policiers en cas de violences policières, quelles sont les pistes d'amélioration qu'on pourrait envisager ? Vous l'avez dit, quand des policiers sont en cause, la question de la pertinence du service enquêteur peut se poser. On a vu la différence, à Nantes, après la mort de Steve Maia Caniço – il s'agissait aussi d'une opération de maintien de l'ordre – entre l'enquête de la police judiciaire et celle de l'IGPN.

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Sarah Massoud, secrétaire nationale du Syndicat de la magistrature

Lorsque des policiers sont mis en cause, j'ai parlé de schizophrénie des parquetiers et des juges d'instruction qui ont parfois à travailler avec ces policiers dans d'autres procédures, mais également de la grande difficulté pour des policiers d'enquêter sur des collègues. Le Syndicat de la magistrature est favorable à une sorte de moratoire sur cette question : il ne faudrait plus qu'il y ait ce lien hiérarchique entre l'IGPN et l'Inspection générale de la gendarmerie nationale et le ministère de l'Intérieur. Dans d'autres pays, ces enquêtes sont confiées à des services totalement indépendants du ministère de la Justice comme de l'Intérieur, afin qu'elles soient totalement à l'abri du soupçon, qu'elles se déroulent de la façon la plus sereine possible, et qu'il n'y ait plus cette difficulté schizophrénique. Chancellerie et ministère de l'Intérieur doivent mener ensemble une vraie réflexion. Mieux vaudrait que ces enquêtes soient confiées à des services ad hoc, peut-être liés au ministère de la Justice.

D'ailleurs le Syndicat de la magistrature demande depuis longtemps que la police judiciaire ne dépende plus du ministère de l'Intérieur mais du ministère de la Justice. On voit bien que la direction d'enquête est à la charge du procureur de la République, des juges d'instruction, parfois même à la charge des juges des enfants et des juges correctionnels. Le lien entre le magistrat et son enquêteur doit être distinct de tout rapport hiérarchique.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Merci beaucoup. Nous attendons avec intérêt le document que nous a promis le Syndicat de la magistrature.

La séance est levée à 11 heures.

Membres présents ou excusés

Présents. - M. Ugo Bernalicis, Mme Aude Bono-Vandorme, Mme Camille Galliard-Minier, M. Thomas Gassilloud, M. Jean François Mbaye, M. Philippe Michel-Kleisbauer, Mme George Pau-Langevin, Mme Cécile Rilhac, M. Jean-Louis Thiériot, Mme Laurence Vanceunebrock

Excusé. - M. Jean-Michel Fauvergue