Intervention de Cédric Mas

Réunion du jeudi 12 novembre 2020 à 9h00
Commission d'enquête relative à l'état des lieux, la déontologie, les pratiques et les doctrines de maintien de l'ordre

Cédric Mas, président de l'Institut Action résilience :

Vous avez entendu des universitaires et des chercheurs, qui sont bien plus compétents que nous sur ces questions de maintien de l'ordre. Je vais rappeler à quel titre je m'exprime et quels sont les travaux de l'Institut, qui fonctionne plutôt sur la résilience face à l'extrémisme violent, notamment le djihadisme et la menace terroriste. C'est sur cela que nous avons constitué notre institut et que nous travaillions à l'origine. Malheureusement les défis auxquels notre société démocratique est confrontée sont multiples. À la suite de la crise des Gilets jaunes, un certain nombre de sujets s'y sont ajoutés, relatifs à la question du maintien de l'ordre et des techniques utilisées. Je me suis plus particulièrement penché sur ces questions parce que je suis historien militaire et ai étudié un certain nombre de tactiques.

J'ai bien observé qu'il y avait un divorce entre les tactiques et les doctrines de maintien de l'ordre employées par l'armée française dans ses opérations extérieures. Dans le cadre de son rôle d'interposition et de mission de restauration de la paix, elle est ainsi très fréquemment confrontée à des opérations de maintien de l'ordre. Et les doctrines, tactiques et pratiques de maintien de l'ordre qui étaient mises en œuvre en France à l'attention des populations françaises, ainsi que dans les outre-mer, engendrent des questions. C'est à ce titre que nous avons pu identifier une impasse tactique dans laquelle sont aujourd'hui enfermées les forces de l'ordre.

Le droit de manifester est un droit inhérent aux libertés de circulation, d'association et d'expression. Il est protégé par le code pénal. Mais il s'agit surtout d'une action qui est irrésistible. Quel que soit le degré de contrôle de la société par une police, quel que soit le degré de dictature d'une société, il est impossible à un régime – y compris le plus dictatorial – d'empêcher des populations de sortir dans la rue pour s'exprimer. Cela peut être pour exprimer collectivement leur joie, leur peine, leur désir ou leur mécontentement. Et les exemples abondent encore aujourd'hui, par exemple au Belarus ou en Syrie. Quel que soit le niveau de violence de la répression, il ne sera pas possible – sauf à arrêter tout le monde – d'empêcher de manifester. La France a connu l'interdiction de manifester dans les rues sous la monarchie de Juillet. Elle a été contournée par les banquiers républicains et cela a fini par la chute de la monarchie de Juillet, en 1848.

L'acte de manifester vise à exprimer collectivement un sentiment sur la voie publique. C'est aussi une action politique. Parallèlement au vote, la manifestation publique est une autre manière de dialoguer entre les populations ou une partie de ces populations et les dirigeants. Ce dialogue comporte deux interlocuteurs : le pouvoir, local ou central, d'une part, et les manifestants, qui représentent une partie, un groupe ou la totalité de la population, d'autre part.

Entre ces deux éléments, un troisième acteur intervient : les forces de l'ordre. Cet acteur n'est normalement pas un des deux pôles de ce dialogue. Il doit être une force d'interposition, un intermédiaire qui permet que le dialogue se résolve de la manière la plus respectueuse de l'ordre républicain et des lois. D'autres ensembles existent qui n'interagissent pas directement, mais qui doivent être pris en compte : les médias et le reste de la population. Lorsqu'on manifeste, c'est à l'attention des journalistes, pour obtenir des images et ensuite toucher le reste de la population, et permettre de mener un dialogue avec le gouvernement ou les dirigeants ou d'exprimer quelque chose.

La mission de maintien de l'ordre ne doit donc pas se limiter à s'opposer à des manifestants ou à les combattre. Il y a un impératif d'impartialité et en cela votre commission me paraît pertinente, puisqu'elle a mis le doigt sur la nécessité de déontologie, et je dirais même d'« éthique » pour employer un terme qui est plus en vigueur au sein des forces militaires qu'au sein des forces de police. Plutôt que de « déontologie » on devrait parler d'« éthique » du policier, dans le cadre d'une opération de maintien de l'ordre. Il doit rester impartial, il ne doit pas s'opposer aux manifestants, prendre parti contre eux, mais il ne doit pas non plus fraterniser avec eux. Il fait partie d'une force d'interposition qui est là pour préserver le cadre dans lequel la manifestation peut se dérouler correctement.

Cette exigence d'impartialité qui doit régir les opérations de maintien de l'ordre se retrouve dans les débats relatifs aux décomptes des manifestants. C'est un débat très ancien, récurrent, qui montre que, du côté des manifestants ou de la population, on trouve parfois que les policiers qui effectuent un décompte selon des méthodes très encadrées ne sont pas impartiaux. C'est la raison d'être du maintien de l'ordre : rester impartial, ne pas prendre parti. Or, dans un certain nombre de cas, il a pu y avoir des prises de parti.

Le maintien de l'ordre n'est pas une opération de police, notamment de police judiciaire, ni une opération militaire. Certes, il est exercé par des forces de l'ordre qui relèvent du ministère de l'Intérieur et il s'agit de policiers, mais le maintien de l'ordre n'est pas pour autant une opération de police. L'appellation « maintien de l'ordre » est d'ailleurs trompeuse, on devrait plutôt parler de « gestion de foule », parce qu'il y a un maintien de l'ordre aussi lors de festivités, de carnavals, de rassemblements de supporters avant ou après un match de football. Il peut même y avoir un maintien de l'ordre lorsqu'il s'agit d'une fête privée qui se déroule dans l'espace public, telle qu'une une procession religieuse ou une manifestation politique.

Le maintien de l'ordre consiste en la gestion d'une foule. Ce n'est pas une opération militaire parce que les forces de l'ordre ne sont pas les adversaires des manifestants. Il n'existe pas d'opposition de volontés entre eux. Il n'y a pas de victoire, alors qu'un militaire va viser la victoire, l'anéantissement des forces morales ou des forces physiques d'un « ennemi ». Ce n'est pas le cas dans une opération de maintien de l'ordre. Enfin, pour paraphraser Clausewitz, le maintien de l'ordre n'est pas la continuation de la politique par d'autres moyens, puisqu'une opération de maintien de l'ordre est un acte politique par définition.

Le maintien de l'ordre est une action collective : on gère une foule. On ne doit pas individualiser l'action de la police. Chaque fois qu'il y a une individualisation du maintien de l'ordre, qu'un policier se retrouve seul face un manifestant, il s'agit déjà d'un échec. Dans une doctrine de maintien de l'ordre, on doit gérer un espace, un flux, des lieux, des foules. Cela relève aussi d'unités de police qui doivent par définition être itinérantes, par exemple des gendarmes mobiles. Ces unités sont itinérantes parce qu'il s'agit d'une police qui doit gérer la lutte contre la délinquance, l'enquête, l'instruction des enquêtes criminelles. Elle doit ainsi être insérée dans une population pour recueillir les informations. Il est plus difficile d'enquêter quand on ne parle pas la même langue et quand on ne connaît pas les codes de la sphère, familiale ou locale, dans laquelle on doit élucider un crime.

Pour éviter la fraternisation, les opérations de maintien de l'ordre nécessitent justement une anonymisation et une collectivisation de l'action. Il ne faut surtout pas connaître les manifestants ; sinon, cela va poser problème. Le maintien de l'ordre relève donc d'une hiérarchie différente – c'est le cas en France –, qui devrait être reliée directement au pouvoir politique, puisqu'il s'agit d'une action politique.

Pour finir, le maintien de l'ordre nécessite des moyens, des techniques, des unités, mais la spécialisation des unités pose des problèmes budgétaires de plus en plus difficiles à gérer. Surtout, les moyens et les techniques doivent être différents de ceux des autres missions de police. Quand on doit interpeller quelqu'un, intervenir sur un crime, les techniques sont différentes, mais elles sont même l'inverse de celles qui sont nécessaires pour assurer un maintien de l'ordre réussi. Il faut comprendre qu'au sein même des forces de l'ordre il existe un certain nombre d'unités qui, non seulement ne sont ni formées ni équipées, mais qui vont agir à l'inverse de ce qui est nécessaire pour réaliser un maintien de l'ordre.

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