Commission d'enquête relative à l'état des lieux, la déontologie, les pratiques et les doctrines de maintien de l'ordre

Réunion du jeudi 12 novembre 2020 à 9h00

Résumé de la réunion

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La réunion

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La séance est ouverte à 9 heures 20.

Présidence de Mme George Pau-Langevin, rapporteure.

La Commission d'enquête entend en audition M. Cédric Mas, avocat, président de l'Institut Action résilience.

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Nous recevons en première audition de cette journée M. Cédric Mas, avocat, président de l'Institut Action résilience, pour nous éclairer sur les questions de déontologie, notamment applicables aux forces de sécurité quand elles procèdent au maintien de l'ordre. Au sein du groupe socialiste, dont je fais partie, nous avons en effet eu le sentiment qu'il existait en ce moment une forme de crise de confiance entre une partie de la population et les forces de sécurité. Elle tient principalement à la façon dont les choses se sont déroulées lorsque des opérations de maintien de l'ordre ont eu lieu, et celles-ci sont actuellement assez fréquentes.

Nous avons souhaité vous entendre puisque vous dirigez un institut relatif à la résilience et que vous êtes spécialiste de ces questions de maintien de l'ordre. Je vous propose ainsi de nous dresser une présentation générale de votre avis sur ces questions. Ensuite nous aurons l'occasion de vous interroger.

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Cédric Mas, président de l'Institut Action résilience

Vous avez entendu des universitaires et des chercheurs, qui sont bien plus compétents que nous sur ces questions de maintien de l'ordre. Je vais rappeler à quel titre je m'exprime et quels sont les travaux de l'Institut, qui fonctionne plutôt sur la résilience face à l'extrémisme violent, notamment le djihadisme et la menace terroriste. C'est sur cela que nous avons constitué notre institut et que nous travaillions à l'origine. Malheureusement les défis auxquels notre société démocratique est confrontée sont multiples. À la suite de la crise des Gilets jaunes, un certain nombre de sujets s'y sont ajoutés, relatifs à la question du maintien de l'ordre et des techniques utilisées. Je me suis plus particulièrement penché sur ces questions parce que je suis historien militaire et ai étudié un certain nombre de tactiques.

J'ai bien observé qu'il y avait un divorce entre les tactiques et les doctrines de maintien de l'ordre employées par l'armée française dans ses opérations extérieures. Dans le cadre de son rôle d'interposition et de mission de restauration de la paix, elle est ainsi très fréquemment confrontée à des opérations de maintien de l'ordre. Et les doctrines, tactiques et pratiques de maintien de l'ordre qui étaient mises en œuvre en France à l'attention des populations françaises, ainsi que dans les outre-mer, engendrent des questions. C'est à ce titre que nous avons pu identifier une impasse tactique dans laquelle sont aujourd'hui enfermées les forces de l'ordre.

Le droit de manifester est un droit inhérent aux libertés de circulation, d'association et d'expression. Il est protégé par le code pénal. Mais il s'agit surtout d'une action qui est irrésistible. Quel que soit le degré de contrôle de la société par une police, quel que soit le degré de dictature d'une société, il est impossible à un régime – y compris le plus dictatorial – d'empêcher des populations de sortir dans la rue pour s'exprimer. Cela peut être pour exprimer collectivement leur joie, leur peine, leur désir ou leur mécontentement. Et les exemples abondent encore aujourd'hui, par exemple au Belarus ou en Syrie. Quel que soit le niveau de violence de la répression, il ne sera pas possible – sauf à arrêter tout le monde – d'empêcher de manifester. La France a connu l'interdiction de manifester dans les rues sous la monarchie de Juillet. Elle a été contournée par les banquiers républicains et cela a fini par la chute de la monarchie de Juillet, en 1848.

L'acte de manifester vise à exprimer collectivement un sentiment sur la voie publique. C'est aussi une action politique. Parallèlement au vote, la manifestation publique est une autre manière de dialoguer entre les populations ou une partie de ces populations et les dirigeants. Ce dialogue comporte deux interlocuteurs : le pouvoir, local ou central, d'une part, et les manifestants, qui représentent une partie, un groupe ou la totalité de la population, d'autre part.

Entre ces deux éléments, un troisième acteur intervient : les forces de l'ordre. Cet acteur n'est normalement pas un des deux pôles de ce dialogue. Il doit être une force d'interposition, un intermédiaire qui permet que le dialogue se résolve de la manière la plus respectueuse de l'ordre républicain et des lois. D'autres ensembles existent qui n'interagissent pas directement, mais qui doivent être pris en compte : les médias et le reste de la population. Lorsqu'on manifeste, c'est à l'attention des journalistes, pour obtenir des images et ensuite toucher le reste de la population, et permettre de mener un dialogue avec le gouvernement ou les dirigeants ou d'exprimer quelque chose.

La mission de maintien de l'ordre ne doit donc pas se limiter à s'opposer à des manifestants ou à les combattre. Il y a un impératif d'impartialité et en cela votre commission me paraît pertinente, puisqu'elle a mis le doigt sur la nécessité de déontologie, et je dirais même d'« éthique » pour employer un terme qui est plus en vigueur au sein des forces militaires qu'au sein des forces de police. Plutôt que de « déontologie » on devrait parler d'« éthique » du policier, dans le cadre d'une opération de maintien de l'ordre. Il doit rester impartial, il ne doit pas s'opposer aux manifestants, prendre parti contre eux, mais il ne doit pas non plus fraterniser avec eux. Il fait partie d'une force d'interposition qui est là pour préserver le cadre dans lequel la manifestation peut se dérouler correctement.

Cette exigence d'impartialité qui doit régir les opérations de maintien de l'ordre se retrouve dans les débats relatifs aux décomptes des manifestants. C'est un débat très ancien, récurrent, qui montre que, du côté des manifestants ou de la population, on trouve parfois que les policiers qui effectuent un décompte selon des méthodes très encadrées ne sont pas impartiaux. C'est la raison d'être du maintien de l'ordre : rester impartial, ne pas prendre parti. Or, dans un certain nombre de cas, il a pu y avoir des prises de parti.

Le maintien de l'ordre n'est pas une opération de police, notamment de police judiciaire, ni une opération militaire. Certes, il est exercé par des forces de l'ordre qui relèvent du ministère de l'Intérieur et il s'agit de policiers, mais le maintien de l'ordre n'est pas pour autant une opération de police. L'appellation « maintien de l'ordre » est d'ailleurs trompeuse, on devrait plutôt parler de « gestion de foule », parce qu'il y a un maintien de l'ordre aussi lors de festivités, de carnavals, de rassemblements de supporters avant ou après un match de football. Il peut même y avoir un maintien de l'ordre lorsqu'il s'agit d'une fête privée qui se déroule dans l'espace public, telle qu'une une procession religieuse ou une manifestation politique.

Le maintien de l'ordre consiste en la gestion d'une foule. Ce n'est pas une opération militaire parce que les forces de l'ordre ne sont pas les adversaires des manifestants. Il n'existe pas d'opposition de volontés entre eux. Il n'y a pas de victoire, alors qu'un militaire va viser la victoire, l'anéantissement des forces morales ou des forces physiques d'un « ennemi ». Ce n'est pas le cas dans une opération de maintien de l'ordre. Enfin, pour paraphraser Clausewitz, le maintien de l'ordre n'est pas la continuation de la politique par d'autres moyens, puisqu'une opération de maintien de l'ordre est un acte politique par définition.

Le maintien de l'ordre est une action collective : on gère une foule. On ne doit pas individualiser l'action de la police. Chaque fois qu'il y a une individualisation du maintien de l'ordre, qu'un policier se retrouve seul face un manifestant, il s'agit déjà d'un échec. Dans une doctrine de maintien de l'ordre, on doit gérer un espace, un flux, des lieux, des foules. Cela relève aussi d'unités de police qui doivent par définition être itinérantes, par exemple des gendarmes mobiles. Ces unités sont itinérantes parce qu'il s'agit d'une police qui doit gérer la lutte contre la délinquance, l'enquête, l'instruction des enquêtes criminelles. Elle doit ainsi être insérée dans une population pour recueillir les informations. Il est plus difficile d'enquêter quand on ne parle pas la même langue et quand on ne connaît pas les codes de la sphère, familiale ou locale, dans laquelle on doit élucider un crime.

Pour éviter la fraternisation, les opérations de maintien de l'ordre nécessitent justement une anonymisation et une collectivisation de l'action. Il ne faut surtout pas connaître les manifestants ; sinon, cela va poser problème. Le maintien de l'ordre relève donc d'une hiérarchie différente – c'est le cas en France –, qui devrait être reliée directement au pouvoir politique, puisqu'il s'agit d'une action politique.

Pour finir, le maintien de l'ordre nécessite des moyens, des techniques, des unités, mais la spécialisation des unités pose des problèmes budgétaires de plus en plus difficiles à gérer. Surtout, les moyens et les techniques doivent être différents de ceux des autres missions de police. Quand on doit interpeller quelqu'un, intervenir sur un crime, les techniques sont différentes, mais elles sont même l'inverse de celles qui sont nécessaires pour assurer un maintien de l'ordre réussi. Il faut comprendre qu'au sein même des forces de l'ordre il existe un certain nombre d'unités qui, non seulement ne sont ni formées ni équipées, mais qui vont agir à l'inverse de ce qui est nécessaire pour réaliser un maintien de l'ordre.

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Il me semble important de rappeler ces principes de base, parce qu'on a parfois l'impression que, pour certaines personnes qui assurent le maintien de l'ordre, le manifestant est un peu l'adversaire. Je souhaite justement vous interroger sur le profil des manifestants, qui semble avoir changé. Pensez-vous que cela a contribué à l'évolution que nous constatons, et notamment que cela peut expliquer certains incidents qui ont été fortement médiatisés ces derniers temps ?

Par ailleurs, vous aviez estimé dans une interview sur France Info que l'échec du maintien de l'ordre résidait dans l'incapacité des forces de l'ordre à expulser les éléments perturbateurs du cortège, et donc à les séparer des manifestants pacifiques. Existe-t-il des techniques qui pourraient être utilisées pour séparer ces personnes violentes des autres manifestants ? Vous avez aussi dit qu'il y avait eu une militarisation du maintien de l'ordre en France ces dernières années. Qu'est-ce qui justifie cette évolution ? Et quels sont les enseignements que vous en tirez ?

Au sujet de la peine complémentaire à l'interdiction de manifestation qui est prévue dans notre droit, pensez-vous qu'elle est insuffisamment ou excessivement prononcée ? Les associations de défense des droits de l'homme estiment que les interpellations de personnes se font parfois avec une brutalité excessive, sans qu'il y ait pour autant des suites judiciaires. Avez-vous constaté cela ? Et pouvez-vous nous donner une explication quant à cet état de fait ?

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Cédric Mas, président de l'Institut Action résilience

Pour ce qui est de l'évolution du profil des manifestants, il s'agit d'un point sur lequel nous avons travaillé. Notre institut a travaillé avec le gouvernement, le Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR) sur la supervision sur les réseaux sociaux des djihadistes et des personnes en voie de radicalisation, dans le cadre d'une opération en 2018 et jusqu'au début 2019. À cette occasion, nous avons pu assister à l'avènement des Gilets jaunes. En même temps que nous supervisions et que nous réalisions cette mission pour le compte du gouvernement, nous avons donc vu ce qui se passait à côté, avec d'autres profils au départ, mais des évolutions identiques. En réalité, le profil des manifestants n'a pas nécessairement changé : il y a toujours eu des casseurs. Des lois anticasseurs ont été votées dans les années 1970. Ce n'est donc pas ce qui a changé.

Deux choses ont changé. Le premier changement concerne l'ampleur et l'importance décisives de l'image et de la gestion de l'image, en particulier sur les nouveaux médias et les réseaux sociaux. En amont, cela a modifié la capacité des manifestants à se fédérer, et, en aval, leur capacité à exploiter des images malencontreuses qui montrent des choses qui peuvent êtres sorties de leur contexte et pas toujours de façon objective, telles que des violences qui peuvent paraître illégitimes. C'est quelque chose qui a beaucoup changé et qui n'a pas du tout été pris en compte par les forces de l'ordre. Cela explique pourquoi ce rôle d'interposition, cette légitimité en tant que force d'interposition entre les manifestants et les personnes auxquelles ils s'adressent – il s'agit souvent du pouvoir politique, mais pas nécessairement – a évolué vers une absence d'impartialité, pour devenir une opposition entre policiers et manifestants. C'est donc moins le profil des manifestants que les moyens dont ils disposent, notamment les moyens d'exploiter et de déformer des images, qui ont évolué.

Le second changement porte sur leur capacité à se radicaliser. Ce terme est un peu galvaudé, mais il est important. Il signifie qu'il va y avoir une escalade.

Face à cela, il est important de rétablir le rôle d'interposition et de tendre vers des techniques de désescalade et de gestion de l'image. Nous réfléchissons à des préconisations à ce sujet, notamment relatives à la question de la communication et de la gestion des images des médias, avant, pendant et après des techniques de désescalade. À titre d'exemple, même en appliquant les recommandations du dernier schéma national du maintien de l'ordre, les sommations restent la plupart du temps inaudibles des manifestants, c'est-à-dire que, lorsqu'il y a usage de la force pour faire évacuer un lieu, la plupart des manifestants ne comprennent pas ce qu'il se passe. Il est inacceptable que les moyens technologiques de communication modernes disponibles ne soient pas davantage utilisés. De même, si vous êtes dans une manifestation avec des volontés pacifiques et que vous voyez la manifestation déraper, vous n'avez pas la possibilité d'avoir accès dans l'instant à l'information sur les endroits où vous réfugier avec vos enfants pour éviter les gaz lacrymogènes et ne pas être mêlés à des éléments perturbateurs.

Cela renvoie à votre question « Comment séparer les éléments perturbateurs ? » Ce n'est pas en les arrêtant au milieu d'une foule pacifique. Il existe des techniques et des analyses sociologiques et psychologiques des réactions de foule qui sont totalement ignorées par les concepteurs des doctrines d'emploi et les organisateurs des opérations de maintien de l'ordre français. Ils les ignorent tellement qu'ils en sont encore à la psychologie des foules de Gustave Le Bon, qui date de 1895, alors que l'on sait parfaitement que si l'on veut séparer des éléments extrêmes dans une foule hétérogène – dont l'appétence à la violence, au risque, à l'opposition frontale avec les forces de l'ordre n'est pas toujours homogène – il ne faut surtout pas avoir une apparence d'action agressive. Il peut être envisageable de séparer les éléments perturbateurs en distinguant les opérations de maintien de l'ordre des opérations de police judiciaire qui impliquent une interpellation immédiate, avec des microcharges, l'utilisation des grenades de désencerclement, des lanceurs de balle de défense 40 mm (LBD 40) et celle des grenades lacrymogènes. Ces opérations de police judiciaire induisent nécessairement la mise en danger des opérateurs, des fonctionnaires de police et des manifestants dans le but d'arrêter un élément perturbateur.

Il faut séparer ces opérations-là des opérations de maintien de l'ordre qui doivent être des opérations de gestion de foule avec la préservation d'une distance. Pour ce qui est des techniques, c'est la désescalade qu'il faut mettre en œuvre, et notamment permettre à la foule de rejeter elle-même les éléments perturbateurs. Cela a été observé dans un certain nombre de manifestations : la foule peut être amenée à expulser elle-même des éléments perturbateurs qui voudraient s'y réfugier. Les techniques de séparation des éléments perturbateurs ne consistent assurément pas à aller chercher ces derniers au milieu d'une foule pacifique.

Dans la proposition de loi sur la sécurité globale qui est actuellement soumise à votre examen, est prévu le développement de l'usage des drones, qui peut éventuellement être, en matière d'opérations de maintien de l'ordre, un élément qui permet d'apporter des éléments de preuve d'infractions, sans avoir à aller arrêter les éléments au milieu de la foule, et donc créer les conditions d'une escalade et de l'impasse tactique. Il ne faut pas être manichéen sur la question, puisqu'il y a des points positifs, notamment l'usage des images vidéo et des drones lors des opérations de maintien de l'ordre, pour éviter ces sortes de microcharges qui stressent les gens qui ne comprennent pas pourquoi ils sont tout à coup chargés, alors même que, du point de vue des fonctionnaires de police, la microcharge est légitime puisqu'elle vise à arrêter une personne.

De plus, cela permettrait de mieux sécuriser les procédures judiciaires qui vont suivre, puisque cela apporte plus d'éléments objectifs de preuve. Dans une foule, avec le bruit, la fureur et le stress, comment en effet être certain d'avoir l'identification exacte d'éléments perturbateurs, qui vont changer de tenue, utiliser des éléments de reconnaissance différents ? C'est le meilleur moyen d'aboutir à des procédures qui ne vont pas avoir de suites et qui vont être insatisfaisantes, pour les forces de l'ordre, pour les pouvoirs publics comme pour la population. On pourrait donc traiter les éléments perturbateurs en séparant les opérations de maintien de l'ordre collectives à distance – gestion de flux, désescalade – des opérations de police judiciaire : interpellation, identification, collecte des éléments de preuve et présentation devant un juge.

Pour ce qui est du processus de militarisation du maintien de l'ordre, il se déroule dans les pires conditions, dans la mesure où les militaires sont singés sans que leur éthique et leur méthodologie soient mises en œuvre. Cette militarisation est ainsi très imparfaite, mais le maintien de l'ordre est une opération qui exercée par les forces de police de manière collective. Elle nécessite donc des outils et des méthodologies qui peuvent parfois être semblables à ceux de l'armée, pour ce qui est de l'encadrement, des manœuvres collectives, de l'utilisation des moyens collectifs. Il existe par exemple des armes collectives. Pour interpeller un dealer dans la rue, on ne va pas utiliser une arme collective, alors que les canons à eau, par exemple, sont des armes collectives. Ces aspects ne sont en tout cas pas nécessairement à rejeter. En revanche, la militarisation à mauvais escient, c'est par exemple l'utilisation de techniques qui créent un conflit entre une force qui doit être une force d'interposition et des manifestants qui vont être regroupés en un ensemble cohérent. De son point de vue, quand il reçoit des projectiles, le policier a tendance à considérer que toutes les personnes qui lui font face lui sont hostiles, alors que ce n'est pas nécessairement le cas.

En ce qui concerne l'interdiction de manifester, n'étant pas avocat spécialisé en droit pénal, je n'ai aucune compétence en la matière. Je préfère donc ne pas développer cette question.

Pour ce qui est des interpellations avec brutalité excessive, il faut savoir que le maintien de l'ordre inclut deux questions.

D'abord, est-il nécessaire d'user de la force pour faire cesser un trouble, et va-t-on charger une foule pacifique pour empêcher qu'une vitrine soit cassée ou une poubelle brûlée ? C'est au pouvoir politique de le décider. C'est lui qui va fixer la norme, de la manière la plus transparente possible, du niveau de tolérance de l'expression publique d'une émotion qui peut être une émotion négative, hostile, voire une colère. Il faut permettre qu'elle s'exprime collectivement, mais c'est au pouvoir politique de décider jusqu'à quel point. Le Conseil d'État a d'ailleurs reconnu aux pouvoirs publics la possibilité de refuser l'utilisation de la force publique pour faire respecter une décision de justice lorsque les dommages qui allaient en résulter allaient être supérieurs aux dommages qui résultaient de l'inaction de l'État. Cela a été reconnu par une jurisprudence très ancienne. Fixer cette limite en amont permet de l'expliciter pour que les manifestants le sachent et pour que l'action soit le plus légitime possible, y compris à leurs yeux.

Ensuite, où fixer la frontière entre les opérations de police judiciaire, les interpellations et les opérations de maintien de l'ordre ? Et je repose la question : quel est l'intérêt d'arrêter quelqu'un qui a jeté un projectile sur les forces de l'ordre alors que l'on est quasi certain qu'il ne sera pas condamné en comparution immédiate ou qu'il sera condamné à une peine qui ne servira à rien, dans le cadre d'une audience expéditive d'une vingtaine de minutes maximum pour évaluer l'intégralité de son dossier? Quel est l'intérêt alors que, par ailleurs, les choses se déroulent pacifiquement ?

À titre d'exemple, la manifestation des personnels soignants sur le Champ-de-Mars a totalement dégénéré simplement du fait d'une succession de microcharges, qui ont d'ailleurs échoué et mis en danger les fonctionnaires de police. Pour interpeller, vous êtes en effet obligé d'utiliser une violence plus importante puisque vous vous retrouvez isolé au milieu des manifestants. Et vous vous retrouvez avec des manifestants qui, au départ, n'étaient pas nécessairement tentés de jeter des projectiles, mais qui, se sentant agressés par des policiers et du fait d'une dégradation de l'image générale de la police, ont perdu confiance dans les forces de l'ordre, et voient les membres de celles-ci en équipement lourd se diriger vers eux. Naturellement les manifestants vont avoir un réflexe de défense, qui va être pénalement sanctionné, dans l'incompréhension générale. Personne ne peut se satisfaire de cette situation où sont mélangées des opérations qui sont de natures différentes et qui supposent l'utilisation de techniques qui vont aboutir à des résultats opposés. L'interpellation d'un délinquant à 6 heures du matin à son domicile dans une cité où on craint une réaction de la population environnante ne nécessite pas les mêmes techniques que l'interpellation de quelqu'un qui a jeté un pavé au milieu d'une foule pacifique avec des enfants et des personnes qui n'ont rien à voir avec la scène, qui ne l'ont pas remarquée et qui vont assister à une opération de police qui, de l'extérieur, apparaît illégitime. Ce n'est donc pas tant la brutalité excessive qui est en cause que l'interpellation elle-même. Il serait préférable de séparer les deux.

Séparer les deux, cela signifie par exemple que les forces de l'ordre engagées dans une opération de maintien de l'ordre ne doivent pas être en civil. Le Défenseur des droits dénonce régulièrement le port de casques de moto civils par des membres des forces de l'ordre. On ne peut pas différencier un casseur d'un élément de la brigade anti-criminalité (BAC) quand celui-ci n'a plus ses éléments d'identification et qu'il est au milieu du tumulte, de la fumée, etc. On ne peut pas rétablir le lien de confiance entre les populations et les forces de l'ordre quand les forces de l'ordre portent les mêmes tenues que les éléments perturbateurs des manifestations.

Il est très important de montrer sa force pour ne pas avoir à l'utiliser. La montrer, c'est notamment porter tous le même uniforme. Il est très important de bien distinguer les opérations de police des opérations de maintien de l'ordre : de les distinguer dans la temporalité, dans les techniques, dans les moyens. Et je pense que, dans les opérations de maintien de l'ordre, l'usage du drone pourrait permettre d'éviter le mélange des genres et de troubler la situation en créant une situation d'escalade, alors que, dans ce cadre, les forces de l'ordre doivent viser la désescalade.

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Nous avons plutôt entendu des avis mitigés sur l'usage des drones. On nous a aussi dit que certains policiers n'étaient pas identifiés en tant que tels au sein des manifestations et que cela pouvait être le cas à des fins de renseignement.

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Cédric Mas, président de l'Institut Action résilience

La police du renseignement est la troisième des grandes activités des forces de police. Elle a ses techniques propres et nécessite de se mêler à la foule. Mais une personne qui fait du renseignement n'est pas équipée d'un casque de moto, d'une matraque ni d'un LBD 40 caché sous sa veste civile… Il ne faut pas se moquer du monde et faire croire des choses fausses.

Je parle pour ma part de l'utilisation des drones dans le cadre d'une opération de maintien de l'ordre. La problématique que nous avons aujourd'hui, c'est que les forces de l'ordre spécialisées dans le maintien de l'ordre sont de moins en moins nombreuses. Or, un maintien de l'ordre efficace commence par une exposition de la force pour éviter qu'elle ait à être utilisée. On a réduit de manière drastique les effectifs des forces spécialisées, qui constituaient auparavant l'excellence du maintien de l'ordre à la française, et on les a remplacées par de la mobilité. Les forces de l'ordre deviennent ainsi aussi mobiles que les éléments les plus perturbateurs de la manifestation, ce qui entraîne des problèmes de doctrine d'emploi. Et on va parfois compléter le dispositif par la mobilisation d'effectifs qui ne sont ni formés ni équipés pour le maintien de l'ordre et qui vont là aussi perturber.

Il me semble important que vous entendiez les réflexions des officiers des forces spécialisées en maintien de l'ordre, qui se plaignent que leur action soit troublée par les interventions de policiers qui ne pensent qu'à « faire de la courette », mettent en danger tout le monde et dégradent la situation, en créant les conditions d'une escalade. Cela crée aussi ces images désastreuses de policiers dont le comportement, les tenues sont identiques à ceux des éléments perturbateurs ou de casseurs. Or, on doit tout de suite faire la différence entre un membre des forces de l'ordre et un élément perturbateur – même dans la fumée des lacrymogènes, dans le stress de la manifestation qui est en train de dégénérer.

Je pense que le drone peut permettre d'économiser des effectifs, mais dans les opérations de maintien de l'ordre. Il ne s'agit pas d'avoir des drones en permanence au-dessus de nos têtes pour surveiller nos allées et venues et attenter à notre liberté. Dans le cadre des opérations de maintien de l'ordre, cela peut faciliter la judiciarisation sans créer les conditions tactiques d'une escalade entre les forces de l'ordre et les manifestants. Je pense que cela peut être une solution par le haut. Mais il faudrait en ce cas définir ce qu'est une opération de maintien de l'ordre : ce n'est pas une opération de police – police routière, police d'interpellation, police criminelle ou police d'enquête –, mais ce n'est pas non plus une opération anti-émeutes, qui se place à un autre niveau. Il faudrait donc mener une réflexion sur cette question.

Il faut poser la question de la pensée doctrinale et de la définition de la raison d'être du maintien de l'ordre. Aujourd'hui le retour d'expérience du maintien de l'ordre est complètement endogame, c'est-à-dire qu'au ministère de l'Intérieur on ne s'intéresse plus aux travaux d'universitaires et de chercheurs qui étudient de manière comparée les techniques utilisées en France et à l'étranger. Il faut impérativement que la réflexion se nourrisse des travaux sur la psychologie des foules, sur l'évolution des mouvements de contestation, sur l'utilisation des nouvelles techniques d'information et des réseaux sociaux et même de manipulation, sur les problématiques de droit comparé et de pratiques comparées du maintien de l'ordre. Il s'agit d'un enjeu décisif.

Il n'existe pas d'institut supérieur ou central d'étude du maintien de l'ordre au sein duquel se réuniraient tant des opérateurs – des opérationnels, des chefs d'unités spécialisées dans le maintien de l'ordre – que des universitaires, des chercheurs, et qui permettrait de nourrir une réflexion sur ces questions : À quoi doit servir une opération de maintien de l'ordre ? Quand est-elle réussie ? Quand est-elle un échec ? Pourquoi est-ce un échec ? Et que peut-on faire pour y remédier ?

Aujourd'hui le ministère de l'Intérieur se referme sur lui-même. La façon dont a été conçu et rédigé le schéma national du maintien de l'ordre est assez éloquente.

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Cédric Mas, président de l'Institut Action résilience

Non, pas du tout. Mais d'autres chercheurs auraient pu y être associés et se sont plaints de ne pas l'avoir été. La rédaction montre d'ailleurs un déséquilibre complet, puisque des idées sont concédées d'un côté – « oui, il est vrai qu'il pourrait être intéressant d'utiliser d'autres moyens pour les sommations », sans que l'on donne aucune information –, et d'un autre côté on constate la régularisation de pratiques qui ont été observées ces dernières années sur le maintien de l'ordre. Il existe une problématique relative au maintien de l'ordre aujourd'hui en France. C'est un échec, un échec d'image. Les quatre principes du maintien de l'ordre à la française sont les suivants : la distanciation et la préservation des vies ; la spécialisation des forces en nombre suffisant ; la proportionnalité de l'emploi de la force aux nécessités ; la judiciarisation des exactions.

Ces quatre principes sont en échec. Et la difficulté est que cet échec est apparu au grand jour non seulement auprès de certaines portions de la population qui avaient l'habitude de manifester, mais aussi auprès du plus grand nombre. En effet, depuis un certain nombre d'années, des gens qui sont des primo-manifestants et qui étaient jusque-là plutôt favorables – par tradition ou par appétence – aux forces de police et à l'ordre s'en sont éloignés.

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Pensez-vous que la généralisation des caméras-piétons peut jouer un rôle dans cette guerre d'images que l'on constate aujourd'hui dans les suites des manifestations ?

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Cédric Mas, président de l'Institut Action résilience

Il faut généraliser les caméras-piétons sur les policiers en patrouille dans le cadre d'opérations de police, mais le maintien de l'ordre est vraiment quelque chose de différent. Que des images soient prises par la police pour justifier et légitimer a posteriori son action dans les opérations de communication qui continuent après la manifestation – et pour l'instant nos forces de l'ordre ne prennent pas suffisamment en considération ces enjeux –, c'est une chose. Mais, à mon sens, dans le cadre d'une opération de maintien de l'ordre, la caméra-piéton est une individualisation. Or, le maintien de l'ordre doit être une opération collective. Chaque fois qu'une action est individuelle, c'est qu'il y a un problème. Il existe aujourd'hui des problèmes d'effectifs, de formation, de moyens, et ces manques sont remplacés par de mauvaises solutions. Pour moi, les caméras-piétons n'ont pas de raison d'être dans le cadre des opérations de maintien de l'ordre, puisque celles-ci sont nécessairement collectives. On doit être à distance, en unité constituée. C'est ainsi que doit se dérouler une opération de maintien de l'ordre.

En revanche, qu'il y ait des prises de vues de la part des forces de l'ordre avec des unités spécialisées, cela me paraît plus pertinent que l'utilisation d'armes telles que le LBD 40. Il s'agit d'une arme individuelle et elle ne devrait pas être employée dans le cadre du maintien de l'ordre. Elle peut être utile dans d'autres opérations de police, mais pas dans le cadre du maintien de l'ordre, qui nécessite de la distanciation et des techniques de désescalade. Il est préférable de mieux communiquer. Pour ma part, je préférerais qu'il y ait des forces de l'ordre en tenue avec des gilets reconnaissables au milieu de la manifestation, comme le font les Britanniques, pour informer en permanence les manifestants des voies qui leur sont ouvertes, de celles qui leur sont fermées, du fait que des éléments perturbateurs sont présents à tel endroit et que s'ils souhaitent, en tant que citoyens respectueux des lois, continuer à exercer leur droit sans être mélangés à des éléments perturbateurs, ils doivent se déplacer vers tel endroit, etc. Il peut s'agir d'éléments de communication pendant la manifestation.

Il existe ainsi : la communication avant la manifestation, avec notamment la prise de renseignements, pour essayer de paramétrer le niveau des moyens qui seront nécessaires face à une annonce de manifestation ; la communication pendant la manifestation, qui est primordiale pour légitimer les opérations, séparer les éléments perturbateurs et éviter de créer, à partir d'une foule agrégée d'individus, un groupe qui devienne compact et hostile aux forces de l'ordre ; la communication après la manifestation, pour rendre plus légitimes les opérations de maintien de l'ordre et les images qui peuvent en ressortir.

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Il existe des organes de contrôle interne – l'Inspection générale de la police et de la gendarmerie nationale (IGGN) – et externe : le Défenseur des droits. Pensez-vous qu'aujourd'hui ils disposent de moyens suffisants pour traiter les plaintes, les incidents constatés durant les manifestations, ou faudrait-il modifier leurs moyens d'intervention ?

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Cédric Mas, président de l'Institut Action résilience

Les moyens dont ils disposent sont absolument insuffisants. Il y a un enjeu décisif pour le maintien de l'ordre, et plus globalement pour l'image de la police, qui ne fait que se dégrader en raison de cette perte de confiance. Cette perte de confiance découle de l'abandon de la posture d'impartialité et d'interposition de la police, notamment dans le cadre du maintien de l'ordre, qui vient notamment du déséquilibre total entre le délai des procédures judiciaires lorsqu'il y a des problèmes de comportement de policiers, par rapport au délai des procédures judiciaires lorsqu'il y a des problèmes relatifs au comportement du reste de la population. Quand on voit les images et le nombre des poursuites qui ont été diligentées et menées à leur terme à l'encontre de policiers dont le comportement est absolument inacceptable, poursuites qui sont pourtant indispensables pour restaurer l'image de la police, il apparaît nécessaire d'instaurer une procédure différente de celle qui existe aujourd'hui. En effet, celle-ci ne devrait pas reposer sur des organes endogames comme les inspections générales, ou dépourvu de moyens de poursuite et de judiciarisation comme le Défenseur des droits. Il y a là une très importante réflexion à mener.

Il s'agit d'un enjeu global, auquel les policiers vont peut-être dans un premier temps être collectivement opposés, mais qui conduirait à une amélioration de leur image. Force doit rester à la loi, et non force doit rester dans tous les cas aux personnes chargées de faire respecter la loi. Ce n'est pas la même chose. La loi, ce n'est pas le policier qui l'édicte, ce n'est pas le policier qui la personnifie. Il est seulement là en tant que fonctionnaire pour la faire appliquer. Et il peut être imparfait, comme tout être humain. Je souligne aussi qu'une autre procédure pour mieux contrôler et briser ce sentiment d'impunité que la population prête aux policiers – et qui d'ailleurs ne correspond pas à la réalité – doit prendre en compte la spécificité du maintien de l'ordre. Lorsque des opérations de maintien de l'ordre ont lieu, le policier est en effet sous les ordres, il agit collectivement. Un cadre est donc défini et clair. Dans ce cas, son comportement ne doit pas être jugé de la même façon que lorsqu'il participe à des opérations de police, routières, financières, administratives, ou une interpellation individuelle.

Il existe une demande de la population, dont votre commission est l'expression. Il s'agit quand même de la deuxième commission d'enquête sur ce thème depuis 2015. Elle avait donné lieu à 22 propositions, qui n'ont quasiment pas été suivies d'effets. C'est assez dramatique de devoir, cinq ans, après se reposer les mêmes questions, d'obtenir quasiment les mêmes réponses et de n'avoir toujours pas de suites dans les textes, notamment s'agissant des dispositifs de désescalade, de professionnalisation, de formation. Il me semble très important d'instaurer une instance impartiale et qui permette de restaurer l'image de la police, en traitant les demandes et les plaintes des manifestants contre des agissements de policiers individuels qui seraient sortis du cadre. Une fois qu'elles seront traitées dans une instance dans les mêmes délais que les plaintes contre les manifestants, l'impartialité sera naturellement rétablie. Cette impartialité est nécessaire pour une opération de maintien de l'ordre efficace.

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Vous avez été très clair et avez bien souligné que les forces chargées du maintien de l'ordre constituent un intermédiaire entre deux personnes qui doivent dialoguer. Il est absolument nécessaire qu'un pouvoir local ou central puisse discuter avec sa population, notamment à travers la manifestation, qui ne doit pas être appréhendée comme un acte forcément violent, mais au contraire comme une forme d'échange.

En ce qui concerne les armes telles que les LBD, certains ont souhaité qu'elles soient écartées. Pouvez-vous nous fournir quelques éléments complémentaires à ce sujet, puisque leur usage figure toujours dans le schéma du maintien de l'ordre ? Selon vous, devraient-elles être définitivement écartées de toute situation ? J'ai bien saisi qu'à certains moments il fallait quand même séparer, mettre à l'écart ou rejeter de la manifestation les éléments perturbateurs. Il y a donc une question de temporalité, alors comment faire et quels moyens donner ? On nous a notamment parlé de l'utilisation des canons à eau en Allemagne.

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Cédric Mas, président de l'Institut Action résilience

Le LBD 40 n'est pas un outil de maintien de l'ordre puisque c'est une arme individuelle. Or, le maintien de l'ordre doit être pensé, conçu, pratiqué comme une opération collective. Quand on s'interroge pour savoir s'il faut être formé à l'usage du LBD 40, s'il faut qu'il soit filmé, encadré par un binôme, un référent qui va décider quand il est pertinent, on est dans l'erreur. Le LBD 40 est une arme individuelle qui est conçue pour éviter à la police d'utiliser ses armes à feu. Chaque fois qu'un policier est amené à utiliser, y compris en légitime défense, son arme à feu, le recours à un LBD 40 est préférable parce qu'il est moins dangereux. Cela ne signifie pas qu'il ne l'est pas, mais il l'est moins pour l'intégrité physique de la personne visée. Dès lors que vous comprenez que le LBD 40 n'est utile que pour éviter d'avoir à sortir son arme à feu, vous comprenez qu'il n'a pas lieu d'être dans le maintien de l'ordre. Le LBD 40 ne sera utile qu'en situation d'émeute, face à des gens qui sont eux-mêmes armés.

Si on n'a pas d'outils pour remplacer le LBD 40, on en trouve… On trouve des outils collectifs : des barrières, par exemple. Je ne suis pas nécessairement contre l'usage des grenades en tant que telles : c'est un outil collectif. Le canon à eau en est aussi un, il repousse le manifestant et recrée cette distanciation qui est nécessaire à une opération de maintien de l'ordre. Il s'agit d'une gestion de foule, non d'un combat. Le LBD 40 est donc absolument à proscrire dans les opérations de maintien de l'ordre. Il ne peut être utilisé qu'après, en cas de situation d'émeute, et donc face à une foule violente, elle-même armée, et en tant qu'arme intermédiaire pour éviter d'avoir à sortir les armes à feu. Quand l'on vous dit « je n'ai pas d'autre outil que le LBD 40 », vous pouvez répondre : « Mais vous ne sortez pas votre pistolet ou votre fusil dans le cadre du maintien de l'ordre, pourquoi sortez-vous un LBD 40 ? » Le maintien de l'ordre étant une opération collective, les outils, techniques, formations et organisations des policiers ne doivent donc pas être les mêmes.

Votre commission d'enquête peut agir et essayer d'influer sur deux points.

D'abord, il est inacceptable que des forces de l'ordre ne soient pas en tenue et en uniforme lors d'une opération de maintien de l'ordre. On se plaint du manque d'effectifs, mais la moitié est en civil, donc invisible. Si elles sont en uniforme, on sait tout de suite où sont les forces de l'ordre. Ce sont des forces d'interposition et elles n'ont pas à se cacher. Elles sont dans leur rôle et elles sont légitimes dans leur opération.

Ensuite, seuls des outils collectifs doivent être utilisés. Cela vaut pour le LBD 40 comme pour la caméra-piéton. Il faut rester cohérent, puisque l'opération de maintien de l'ordre est une opération politique et qui doit consister pour la police à utiliser des techniques collectives.

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Je ne voudrais pas que ma question soit perçue comme polémique, mais vous parlez de matériel collectif, en citant les barrières. J'ai moi-même été fonctionnaire de police pendant vingt-cinq ans et j'ai effectué du maintien de l'ordre au cours de mes missions. Il arrive parfois qu'un petit groupe de trois ou quatre fonctionnaires doive aller au contact des manifestants, parce que des exactions sont en train d'être commises. À ce moment, si une vingtaine de personnes se dirigent vers soi, je vois mal comment on peut subitement sortir du matériel collectif, comme des barrières, pour instaurer une distance entre le petit groupe de fonctionnaires qui est sur la voie publique et ces manifestants. Avez-vous d'autres pistes à suggérer que ce type de matériel, qui ne me semble pas totalement approprié à ce genre d'événement ?

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Cédric Mas, président de l'Institut Action résilience

Votre question est tout à fait judicieuse, puisqu'on ne va évidemment pas positionner à l'avance des barrières à l'endroit précis où ont lieu les faits. Mais, vous n'êtes plus dans une opération de maintien de l'ordre si vous allez au contact à trois au milieu d'une foule qui va nécessairement être hostile, parce que, de son point de vue, en allant au contact vous êtes l'« agresseur », quelle que soit la légitimité de votre intervention. Vous êtes alors dans une opération de police judiciaire, ou du moins de lutte contre la délinquance, où vous allez interpeller un délinquant. C'est nécessaire et légitime, mais vous n'êtes plus dans du maintien de l'ordre. Mais est-il nécessaire d'aller l'interpeller tout de suite ? Ne serait-il pas plus judicieux de collecter les éléments de preuve et de procéder à l'interpellation plus tard, plutôt que de provoquer une dégradation et une escalade dans une situation globale ?

Si vous allez au contact pour repousser un espace, vous gérez un flux et cela reste du maintien de l'ordre. Et là vous pouvez utiliser des barrières mobiles pour repousser les gens. Nous avons fréquemment vu des images de trois ou quatre policiers qui vont au contact. Ils se mettent en danger, ce dont témoigne l'augmentation du nombre de blessés. Ces policiers provoquent une escalade et mènent une opération qui ne relève plus du maintien de l'ordre. Elle peut être utile à une judiciarisation postérieure, mais le même résultat pourrait être atteint par d'autres moyens. Il faut repenser les opérations à partir de cette réflexion.

Ces opérations, ces microcharges, ces poursuites de personnes mettent en danger les fonctionnaires, créent du stress et entraînent globalement une impasse tactique, puisque à la fin, pour vous dégager, vous allez utiliser les LBD 40 ou les gaz lacrymogènes et vous allez finalement vous retrouver au contact de personnes qui au départ n'ont pas vu la scène. Si elles ne l'ont pas vue, pourquoi venir les « agresser » ? C'est ainsi qu'elles le perçoivent. Et cela est documenté depuis les années 1970, mais j'ai encore en permanence cette discussion avec des fonctionnaires de police. Peut-être ont-ils reçu des ordres par ailleurs, mais ils tournent alors le dos au maintien de l'ordre pour faire autre chose. C'est peut-être légitime à un moment donné, mais dans ces cas il faut utiliser d'autres outils.

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Je comprends ce que vous voulez dire, mais pour ma part je faisais partie d'unités spécialisées et on ne peut pas laisser quelqu'un – qui que ce soit – être pris à partie par des participants d'une manifestation et se faire charger ou tabasser. Une manifestation est quelque chose de fluctuant, on ne peut pas toujours arriver à la contrôler et à rester dans une démarche sereine. Parfois ça déborde, et on est bien obligé d'intervenir. Je ne parle pas des dégradations, car je suis de votre avis sur ce point et pense qu'il est parfois préférable de renoncer à interpeller des manifestants ou des personnes qui se sont mêlées à la manifestation pour commettre des dégradations, puisque cela peut effectivement provoquer une escalade. Mais il y a des moments où, pour la protection d'autrui, on est obligé d'intervenir et alors de sortir du cadre de la manifestation. L'on peut se retrouver en petit groupe à devoir interpeller quelqu'un qui vient de commettre des violences – qui sont autre chose que des dégradations. C'est ce qui peut expliquer pourquoi il y a parfois, par nécessité, des choses qui sont faites, et pas toujours bien faites, par des forces de police qui sortent peut-être de leur cadre.

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Cédric Mas, président de l'Institut Action résilience

Je dirais que le maintien de l'ordre est aujourd'hui confronté à deux défis dans les sociétés occidentales républicaines et démocratiques.

Le premier défi a trait à la question des réseaux sociaux et de cette opposition d'images et de communication dans laquelle les forces de l'ordre partent perdantes parce qu'on ne leur a pas donné les moyens en amont d'exercer correctement leur mission, qui n'est même pas clairement définie. C'est pour cela qu'il est fondamental de repenser la doctrine au sein d'un institut qui serait ouvert à d'autres pensées. Il est inacceptable que nous soyons dans une espèce de milieu fermé d'où sortent des textes qui ont été rédigés on ne sait pas par qui ni comment. Cela a sûrement été fait par des gens très compétents, mais qui ne sont pas ouverts aux techniques.

Le second défi concerne les affrontements sur la voie publique entre manifestants et contre-manifestants. Le maintien de l'ordre comprend à la fois la gestion du flux de la manifestation et l'interposition entre différents groupes de manifestants qui veulent parfois en découdre ou s'opposer frontalement.

Un des points d'inflexion de cette perte de réussite du maintien de l'ordre à la française a été la manifestation des lycéens, où des personnes extérieures à la manifestation venaient les piller, leur voler leurs téléphones et leurs sacs. Les images ont été dramatiques. Les forces de l'ordre ont dû intervenir au milieu de la manifestation, pour arrêter des délinquants de droit commun qui venaient la perturber en agressant les manifestants. Il faut trouver des solutions pour séparer des groupes qui s'opposent et trouver des techniques de séparation efficientes.

Pour conclure, je dirais qu'il faut passer d'un maintien de l'ordre républicain à un maintien républicain de l'ordre, pour paraphraser un spécialiste du sujet. Le maintien de l'ordre se conçoit en tant que tel. Toute sa légitimité va tourner autour de sa méthodologie et de la manière dont on communique à son sujet. Ce n'est donc pas le maintien de l'ordre républicain, c'est le maintien républicain de l'ordre, c'est-à-dire respectueux de l'État de droit, de la proportionnalité et de la légitimité.

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C'est parfaitement exprimé. Il nous reste donc à réfléchir à tout cela… Je vous remercie de votre participation.

La séance est levée à 10 heures 15.

Membres présents ou excusés

Présents. - Mme Camille Galliard-Minier, Mme George Pau-Langevin, Mme Laurence Vanceunebrock

Excusés. - Mme Valérie Bazin-Malgras, M. Jérôme Lambert