Intervention de Cédric Mas

Réunion du jeudi 12 novembre 2020 à 9h00
Commission d'enquête relative à l'état des lieux, la déontologie, les pratiques et les doctrines de maintien de l'ordre

Cédric Mas, président de l'Institut Action résilience :

Pour ce qui est de l'évolution du profil des manifestants, il s'agit d'un point sur lequel nous avons travaillé. Notre institut a travaillé avec le gouvernement, le Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR) sur la supervision sur les réseaux sociaux des djihadistes et des personnes en voie de radicalisation, dans le cadre d'une opération en 2018 et jusqu'au début 2019. À cette occasion, nous avons pu assister à l'avènement des Gilets jaunes. En même temps que nous supervisions et que nous réalisions cette mission pour le compte du gouvernement, nous avons donc vu ce qui se passait à côté, avec d'autres profils au départ, mais des évolutions identiques. En réalité, le profil des manifestants n'a pas nécessairement changé : il y a toujours eu des casseurs. Des lois anticasseurs ont été votées dans les années 1970. Ce n'est donc pas ce qui a changé.

Deux choses ont changé. Le premier changement concerne l'ampleur et l'importance décisives de l'image et de la gestion de l'image, en particulier sur les nouveaux médias et les réseaux sociaux. En amont, cela a modifié la capacité des manifestants à se fédérer, et, en aval, leur capacité à exploiter des images malencontreuses qui montrent des choses qui peuvent êtres sorties de leur contexte et pas toujours de façon objective, telles que des violences qui peuvent paraître illégitimes. C'est quelque chose qui a beaucoup changé et qui n'a pas du tout été pris en compte par les forces de l'ordre. Cela explique pourquoi ce rôle d'interposition, cette légitimité en tant que force d'interposition entre les manifestants et les personnes auxquelles ils s'adressent – il s'agit souvent du pouvoir politique, mais pas nécessairement – a évolué vers une absence d'impartialité, pour devenir une opposition entre policiers et manifestants. C'est donc moins le profil des manifestants que les moyens dont ils disposent, notamment les moyens d'exploiter et de déformer des images, qui ont évolué.

Le second changement porte sur leur capacité à se radicaliser. Ce terme est un peu galvaudé, mais il est important. Il signifie qu'il va y avoir une escalade.

Face à cela, il est important de rétablir le rôle d'interposition et de tendre vers des techniques de désescalade et de gestion de l'image. Nous réfléchissons à des préconisations à ce sujet, notamment relatives à la question de la communication et de la gestion des images des médias, avant, pendant et après des techniques de désescalade. À titre d'exemple, même en appliquant les recommandations du dernier schéma national du maintien de l'ordre, les sommations restent la plupart du temps inaudibles des manifestants, c'est-à-dire que, lorsqu'il y a usage de la force pour faire évacuer un lieu, la plupart des manifestants ne comprennent pas ce qu'il se passe. Il est inacceptable que les moyens technologiques de communication modernes disponibles ne soient pas davantage utilisés. De même, si vous êtes dans une manifestation avec des volontés pacifiques et que vous voyez la manifestation déraper, vous n'avez pas la possibilité d'avoir accès dans l'instant à l'information sur les endroits où vous réfugier avec vos enfants pour éviter les gaz lacrymogènes et ne pas être mêlés à des éléments perturbateurs.

Cela renvoie à votre question « Comment séparer les éléments perturbateurs ? » Ce n'est pas en les arrêtant au milieu d'une foule pacifique. Il existe des techniques et des analyses sociologiques et psychologiques des réactions de foule qui sont totalement ignorées par les concepteurs des doctrines d'emploi et les organisateurs des opérations de maintien de l'ordre français. Ils les ignorent tellement qu'ils en sont encore à la psychologie des foules de Gustave Le Bon, qui date de 1895, alors que l'on sait parfaitement que si l'on veut séparer des éléments extrêmes dans une foule hétérogène – dont l'appétence à la violence, au risque, à l'opposition frontale avec les forces de l'ordre n'est pas toujours homogène – il ne faut surtout pas avoir une apparence d'action agressive. Il peut être envisageable de séparer les éléments perturbateurs en distinguant les opérations de maintien de l'ordre des opérations de police judiciaire qui impliquent une interpellation immédiate, avec des microcharges, l'utilisation des grenades de désencerclement, des lanceurs de balle de défense 40 mm (LBD 40) et celle des grenades lacrymogènes. Ces opérations de police judiciaire induisent nécessairement la mise en danger des opérateurs, des fonctionnaires de police et des manifestants dans le but d'arrêter un élément perturbateur.

Il faut séparer ces opérations-là des opérations de maintien de l'ordre qui doivent être des opérations de gestion de foule avec la préservation d'une distance. Pour ce qui est des techniques, c'est la désescalade qu'il faut mettre en œuvre, et notamment permettre à la foule de rejeter elle-même les éléments perturbateurs. Cela a été observé dans un certain nombre de manifestations : la foule peut être amenée à expulser elle-même des éléments perturbateurs qui voudraient s'y réfugier. Les techniques de séparation des éléments perturbateurs ne consistent assurément pas à aller chercher ces derniers au milieu d'une foule pacifique.

Dans la proposition de loi sur la sécurité globale qui est actuellement soumise à votre examen, est prévu le développement de l'usage des drones, qui peut éventuellement être, en matière d'opérations de maintien de l'ordre, un élément qui permet d'apporter des éléments de preuve d'infractions, sans avoir à aller arrêter les éléments au milieu de la foule, et donc créer les conditions d'une escalade et de l'impasse tactique. Il ne faut pas être manichéen sur la question, puisqu'il y a des points positifs, notamment l'usage des images vidéo et des drones lors des opérations de maintien de l'ordre, pour éviter ces sortes de microcharges qui stressent les gens qui ne comprennent pas pourquoi ils sont tout à coup chargés, alors même que, du point de vue des fonctionnaires de police, la microcharge est légitime puisqu'elle vise à arrêter une personne.

De plus, cela permettrait de mieux sécuriser les procédures judiciaires qui vont suivre, puisque cela apporte plus d'éléments objectifs de preuve. Dans une foule, avec le bruit, la fureur et le stress, comment en effet être certain d'avoir l'identification exacte d'éléments perturbateurs, qui vont changer de tenue, utiliser des éléments de reconnaissance différents ? C'est le meilleur moyen d'aboutir à des procédures qui ne vont pas avoir de suites et qui vont être insatisfaisantes, pour les forces de l'ordre, pour les pouvoirs publics comme pour la population. On pourrait donc traiter les éléments perturbateurs en séparant les opérations de maintien de l'ordre collectives à distance – gestion de flux, désescalade – des opérations de police judiciaire : interpellation, identification, collecte des éléments de preuve et présentation devant un juge.

Pour ce qui est du processus de militarisation du maintien de l'ordre, il se déroule dans les pires conditions, dans la mesure où les militaires sont singés sans que leur éthique et leur méthodologie soient mises en œuvre. Cette militarisation est ainsi très imparfaite, mais le maintien de l'ordre est une opération qui exercée par les forces de police de manière collective. Elle nécessite donc des outils et des méthodologies qui peuvent parfois être semblables à ceux de l'armée, pour ce qui est de l'encadrement, des manœuvres collectives, de l'utilisation des moyens collectifs. Il existe par exemple des armes collectives. Pour interpeller un dealer dans la rue, on ne va pas utiliser une arme collective, alors que les canons à eau, par exemple, sont des armes collectives. Ces aspects ne sont en tout cas pas nécessairement à rejeter. En revanche, la militarisation à mauvais escient, c'est par exemple l'utilisation de techniques qui créent un conflit entre une force qui doit être une force d'interposition et des manifestants qui vont être regroupés en un ensemble cohérent. De son point de vue, quand il reçoit des projectiles, le policier a tendance à considérer que toutes les personnes qui lui font face lui sont hostiles, alors que ce n'est pas nécessairement le cas.

En ce qui concerne l'interdiction de manifester, n'étant pas avocat spécialisé en droit pénal, je n'ai aucune compétence en la matière. Je préfère donc ne pas développer cette question.

Pour ce qui est des interpellations avec brutalité excessive, il faut savoir que le maintien de l'ordre inclut deux questions.

D'abord, est-il nécessaire d'user de la force pour faire cesser un trouble, et va-t-on charger une foule pacifique pour empêcher qu'une vitrine soit cassée ou une poubelle brûlée ? C'est au pouvoir politique de le décider. C'est lui qui va fixer la norme, de la manière la plus transparente possible, du niveau de tolérance de l'expression publique d'une émotion qui peut être une émotion négative, hostile, voire une colère. Il faut permettre qu'elle s'exprime collectivement, mais c'est au pouvoir politique de décider jusqu'à quel point. Le Conseil d'État a d'ailleurs reconnu aux pouvoirs publics la possibilité de refuser l'utilisation de la force publique pour faire respecter une décision de justice lorsque les dommages qui allaient en résulter allaient être supérieurs aux dommages qui résultaient de l'inaction de l'État. Cela a été reconnu par une jurisprudence très ancienne. Fixer cette limite en amont permet de l'expliciter pour que les manifestants le sachent et pour que l'action soit le plus légitime possible, y compris à leurs yeux.

Ensuite, où fixer la frontière entre les opérations de police judiciaire, les interpellations et les opérations de maintien de l'ordre ? Et je repose la question : quel est l'intérêt d'arrêter quelqu'un qui a jeté un projectile sur les forces de l'ordre alors que l'on est quasi certain qu'il ne sera pas condamné en comparution immédiate ou qu'il sera condamné à une peine qui ne servira à rien, dans le cadre d'une audience expéditive d'une vingtaine de minutes maximum pour évaluer l'intégralité de son dossier? Quel est l'intérêt alors que, par ailleurs, les choses se déroulent pacifiquement ?

À titre d'exemple, la manifestation des personnels soignants sur le Champ-de-Mars a totalement dégénéré simplement du fait d'une succession de microcharges, qui ont d'ailleurs échoué et mis en danger les fonctionnaires de police. Pour interpeller, vous êtes en effet obligé d'utiliser une violence plus importante puisque vous vous retrouvez isolé au milieu des manifestants. Et vous vous retrouvez avec des manifestants qui, au départ, n'étaient pas nécessairement tentés de jeter des projectiles, mais qui, se sentant agressés par des policiers et du fait d'une dégradation de l'image générale de la police, ont perdu confiance dans les forces de l'ordre, et voient les membres de celles-ci en équipement lourd se diriger vers eux. Naturellement les manifestants vont avoir un réflexe de défense, qui va être pénalement sanctionné, dans l'incompréhension générale. Personne ne peut se satisfaire de cette situation où sont mélangées des opérations qui sont de natures différentes et qui supposent l'utilisation de techniques qui vont aboutir à des résultats opposés. L'interpellation d'un délinquant à 6 heures du matin à son domicile dans une cité où on craint une réaction de la population environnante ne nécessite pas les mêmes techniques que l'interpellation de quelqu'un qui a jeté un pavé au milieu d'une foule pacifique avec des enfants et des personnes qui n'ont rien à voir avec la scène, qui ne l'ont pas remarquée et qui vont assister à une opération de police qui, de l'extérieur, apparaît illégitime. Ce n'est donc pas tant la brutalité excessive qui est en cause que l'interpellation elle-même. Il serait préférable de séparer les deux.

Séparer les deux, cela signifie par exemple que les forces de l'ordre engagées dans une opération de maintien de l'ordre ne doivent pas être en civil. Le Défenseur des droits dénonce régulièrement le port de casques de moto civils par des membres des forces de l'ordre. On ne peut pas différencier un casseur d'un élément de la brigade anti-criminalité (BAC) quand celui-ci n'a plus ses éléments d'identification et qu'il est au milieu du tumulte, de la fumée, etc. On ne peut pas rétablir le lien de confiance entre les populations et les forces de l'ordre quand les forces de l'ordre portent les mêmes tenues que les éléments perturbateurs des manifestations.

Il est très important de montrer sa force pour ne pas avoir à l'utiliser. La montrer, c'est notamment porter tous le même uniforme. Il est très important de bien distinguer les opérations de police des opérations de maintien de l'ordre : de les distinguer dans la temporalité, dans les techniques, dans les moyens. Et je pense que, dans les opérations de maintien de l'ordre, l'usage du drone pourrait permettre d'éviter le mélange des genres et de troubler la situation en créant une situation d'escalade, alors que, dans ce cadre, les forces de l'ordre doivent viser la désescalade.

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