Intervention de Arié Alimi

Réunion du jeudi 12 novembre 2020 à 11h00
Commission d'enquête relative à l'état des lieux, la déontologie, les pratiques et les doctrines de maintien de l'ordre

Arié Alimi, avocat :

Je suis très heureux d'avoir été invité pour parler de mon expérience en tant qu'avocat – je défends aussi bien des victimes d'actions policières que des policiers victimes de problèmes avec leur hiérarchie – et en tant que membre du bureau national de la Ligue des droits de l'homme.

J'essaye de mettre à profit cette expérience pour obtenir une vision objective et précise des problèmes soulevés depuis un certain temps par le maintien de l'ordre. La crise, d'abord latente, a pris de l'ampleur avec un événement marquant : le décès de Rémi Fraisse, en 2014. Celui-ci avait déjà donné lieu à une commission d'enquête parlementaire, à laquelle j'avais participé.

La raison de cette crise tient à un changement non écrit de la doctrine du maintien de l'ordre. La doctrine en cours jusque-là avait été définie par le préfet Grimaud. Elle consistait à appréhender les manifestants à distance, afin d'éviter les blessures et de prévenir tout emballement social. Le décès de Malik Oussekine, en 1986, avait ainsi entraîné une crise sociale ; il demeure, même si certains veulent l'oublier, un événement majeur de l'histoire de la République française. L'évolution de cette doctrine explique peut-être le décès de Rémi Fraisse, sur le site de Sivens, où des ordres de sévérité extrême avaient été donnés. L'implication de la hiérarchie, voire de l'autorité civile de commandement, a pu provoquer ce drame.

Le changement a conduit à ce que les opérations reposent davantage sur la confrontation et le contact, avec l'intrusion d'équipes de police qui n'ont pas l'habitude du maintien de l'ordre. Ainsi, les compagnies de sécurisation et d'intervention (CSI) et les brigades anti-criminalité sont spécialisées dans l'anti-émeute : elles sont surtout formées à repousser des révoltes populaires.

De plus, ces équipes ont recours plus fréquemment à des armes comme le lanceur de balles de défense (LBD) et les grenades de désencerclement. Cela crée une conflictualité plus importante lors d'opérations de maintien de l'ordre, avec un nombre de blessés qui ne cesse de croître. La France aurait pu, comme beaucoup de pays européens, adopter la doctrine de la désescalade, qui vise à entretenir un dialogue et à pacifier la relation entre les forces de l'ordre et les manifestants. Ce choix n'a pas été fait, comme si l'on souhaitait délibérément maintenir une conflictualité pour asseoir l'autorité, voire une forme d'autoritarisme.

Toutefois, la société civile et les journalistes ont un rôle à jouer. Dans ce moment particulier de la Ve République, la manifestation d'opinions et l'expression journalistique sont la seule soupape de sécurité démocratique. Or certains éléments contenus dans le changement de doctrine du maintien de l'ordre – limitation de la possibilité de filmer pour les journalistes, de témoigner des pratiques policières pour les observateurs, et d'accéder aux procédures judiciaires en cas de violences policières – donnent à penser qu'il y a une volonté de réprimer l'expression démocratique.

Une nouvelle forme de criminalité, administrative ou policière, est en train d'émerger. Il en va ainsi de l'utilisation illégale de drones : alors que le Conseil d'État, sur saisine de la Ligue des droits de l'homme et de l'association La Quadrature du net, avait suspendu leur utilisation, la préfecture de police a continué à en faire usage. Les autorités administratives et préfectorales en sont arrivées à décider de ne pas respecter une décision du Conseil d'État ; elles ont délibérément fait un pas vers la criminalité. Il faut en parler parce que l'objectif de la préfecture de surveiller l'intégralité de la population l'amène à violer la loi.

Autre technique de plus en plus utilisée par la préfecture de police : l'encagement, qui consiste à enfermer les manifestants. Ce fut le cas lors de l'anniversaire des Gilets jaunes, place d'Italie, où ils ont été enfermés sans possibilité de sortie ; l'un d'entre eux a été éborgné par un tir de grenade à cette occasion. Selon la jurisprudence applicable à l'encagement, ne laisser aucune possibilité de sortie constitue une violation d'une liberté individuelle, donc un délit, voire un crime si l'encagement se prolonge.

De multiples agressions de journalistes et d'observateurs ont été documentées. Je n'entrerai pas dans le détail des instructions, mais je suis l'avocat de nombreux Gilets jaunes, comme Jérôme Rodrigues, qui a perdu un œil, place de la Bastille, peut-être parce qu'il filmait les policiers. Ces violences policières, dénoncées par un grand nombre de journalistes, s'expliquent sans doute par la volonté des policiers d'empêcher de filmer ce qu'ils sont en train de faire et d'en diffuser les images. D'autres techniques posent problème, comme celle consistant pour les agents des forces de l'ordre à enlever leur numéro RIO – référentiel des identités et de l'organisation –, ou encore à se cagouler de manière illégale. De plus, des dysfonctionnements de caméras-piétons ont été recensés dans de nombreux dossiers.

La diffusion d'images de fonctionnaires de police constitue un véritable enjeu. Il s'agit de l'un des derniers contre-pouvoirs, qui permet à la population de voir les éventuels abus commis par des fonctionnaires de police. Les journalistes et les défenseurs des droits de l'homme ne sont pas les seuls à demander le maintien de cette possibilité : l'institution judiciaire le souhaite également ; l'Inspection générale de la police nationale (IGPN) en a aussi besoin dans le cadre de ses enquêtes pour identifier les auteurs d'infractions. Il en va de même pour le parquet : M. François Molins a rappelé récemment que, dans le cadre de l'affaire du violent coup de poing dans la tête asséné par un fonctionnaire de police à un jeune homme devant le lycée Bergson, c'est grâce aux images diffusées par les réseaux sociaux que le parquet avait pu se saisir et engager une procédure ; sans cela, cette affaire n'aurait peut-être pas eu de suites judiciaires.

Le refus de l'image manifeste une volonté de neutraliser le dernier contre-pouvoir que représente l'expression démocratique dans le cadre des manifestations. Il est important de définir un cadre permettant de garantir cette liberté.

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