Intervention de Raphaël Kempf

Réunion du jeudi 12 novembre 2020 à 11h00
Commission d'enquête relative à l'état des lieux, la déontologie, les pratiques et les doctrines de maintien de l'ordre

Raphaël Kempf, avocat :

Vous m'avez invité car, ces cinq dernières années, j'ai défendu un grand nombre de personnes interpellées au cours des manifestations, placées en garde à vue, le cas échéant jugées, condamnées, voire incarcérées. J'ai également défendu, souvent de façon collective, avec d'autres avocats, un certain nombre de personnes victimes de violences policières au cours de manifestations.

Je souhaite vous faire part des problématiques juridiques que soulève le maintien de l'ordre, ainsi que de leurs conséquences sur la liberté fondamentale de manifester. J'aborderai trois points : les arrestations préventives et l'illégalité de certaines pratiques policières ; la judiciarisation du maintien de l'ordre et la criminalisation des manifestants ; les violences policières et l'impunité dont elles bénéficient.

Concernant les arrestations préventives, nous avons constaté, notamment au cours du mouvement des Gilets jaunes, le développement d'une pratique policière, sous le contrôle des procureurs de la République, consistant à interpeller et à placer en garde à vue de façon préventive des personnes qui se rendaient à une manifestation et n'y étaient pas encore arrivées. Ainsi, le 8 décembre 2018, le journal Le Monde a constaté que 1 082 personnes avaient été interpellées ce jour-là et que 974 avaient été placées en garde à vue : c'est absolument massif ! L'immense majorité de ces personnes ont ensuite bénéficié d'un classement sans suite et n'ont fait l'objet d'aucune poursuite judiciaire : cela signifie qu'elles avaient été privées de leur liberté de manifester, et de leur liberté tout court, pendant vingt-quatre ou quarante-huit heures de façon illégitime, voire illégale.

Cette technique repose sur l'article 78-2-2 du code de procédure pénale, qui autorise les procureurs de la République à prendre des réquisitions autorisant les officiers de police judiciaire (OPJ) à procéder à des contrôles d'identité, à des fouilles de bagages et à des visites de véhicules pour un nombre limité d'infractions, notamment en matière de terrorisme, d'armes ou de trafic de stupéfiants. Ce texte est issu des dispositions renforçant la lutte contre le terrorisme de la loi du 15 novembre 2001 relative à la sécurité quotidienne. Il est important de rappeler la généalogie de ce texte : initialement destiné à lutter contre le terrorisme, il a été utilisé en 2018 dans le cadre du maintien de l'ordre et de la répression des manifestations des Gilets jaunes.

J'ai pour ma part constaté des pratiques policières illégales, dont l'illégalité a ensuite été confirmée par certaines juridictions. Je citerai deux exemples.

Tout d'abord, dans un grand nombre de situations, les fouilles de bagages et les visites de véhicules étaient effectuées non pas par des officiers de police judiciaire, comme le prévoit expressément la loi, mais par des agents de police judiciaire. Dans un jugement du 31 janvier 2019, le tribunal de grande instance de Pontoise constate cette illégalité.

Par ailleurs, j'ai observé que les procureurs de la République ne respectaient pas toujours les exigences du Conseil constitutionnel relatives à la manière dont les réquisitions doivent être adoptées. Ainsi, un lien doit être établi entre des infractions préalablement constatées et les infractions recherchées au cours des manifestations. Le tribunal de grande instance de Lisieux, dans un jugement du 4 juin 2019, a par exemple annulé des réquisitions du procureur de Lisieux qui avaient été prises en vue de contrôler des personnes se rendant à Paris pour manifester le 8 décembre 2018 : elles avaient été interpellées très préventivement, à plusieurs centaines de kilomètres de Paris, et plusieurs heures avant les manifestations !

Ces deux formes d'illégalité, reconnues à plusieurs reprises par les tribunaux, ne sont pas anodines. Ce ne sont pas de simples vices de procédure : elles ont une nature systémique. Si, dans certains cas, les tribunaux ont pu constater l'illégalité de ces méthodes, je fais l'hypothèse, étayée par les faits et donc solide, que, dans les nombreuses affaires qui n'arrivent pas devant les tribunaux – ceux-ci n'ont pas vocation à connaître l'intégralité des gardes à vue ni l'intégralité des interpellations menées avant ou pendant les manifestations –, un grand nombre de pratiques policières étaient purement et simplement illégales. Cela pose un réel problème car, pour que la population puisse avoir confiance dans la police, celle-ci doit respecter l'État de droit.

Le procureur de la République de Paris, il y a un peu plus d'un an, avait adressé aux magistrats de son parquet une note, révélée par Le canard enchaîné et par le site internet de la radio France Info, dans laquelle il leur demandait de garder à vue les manifestants interpellés préventivement jusqu'à la fin des manifestations des Gilets jaunes, quand bien même il n'y aurait rien à leur reprocher. Cette pratique judiciaire a eu pour effet de porter atteinte à la liberté de manifester de nombre de nos concitoyens.

Deuxième point : la judiciarisation du maintien de l'ordre et la criminalisation des manifestants. Cela concerne donc l'étape d'après, une fois que les personnes ont été interpellées et renvoyées devant un tribunal. Il est fait usage, de façon massive, d'un délit que vous connaissez probablement, prévu par l'article 222-14-2 du code pénal, qui punit la participation à un groupement, même formé de façon temporaire, en vue de la commission de violences ou de dégradations – délit récent, créé par la loi du 2 mars 2010 renforçant la lutte contre les violences de groupes et la protection des personnes chargées d'une mission de service public. Ce délit ne punit pas un acte de violence ou de dégradation – le code pénal prévoit déjà ce cas – mais l'intention collective de commettre des violences et des dégradations. C'est une révolution dans notre droit parce qu'on ne punit pas un geste mais une intention. Ce délit a été utilisé de façon massive dans le cadre de procédures de comparution immédiate ; des centaines de manifestants, notamment des Gilets jaunes, ont été jugés en urgence pour ce motif peu après les manifestations.

Cela me fait penser à un délit qui a existé dans notre droit entre 1970 et 1981, qui était prévu par l'article 314 de l'ancien code pénal. Créé par la loi du 8 juin 1970, dite loi anti-casseurs, il punissait ceux qui participaient à une manifestation au cours de laquelle des violences ou des dégradations étaient commises, sans qu'eux-mêmes y aient personnellement participé. Ce délit a été abrogé par la loi du 23 décembre 1981 – il est important de rappeler aux législateurs que vous êtes que les lois peuvent être abrogées. J'ai le sentiment que l'article 222-14-2 joue à notre époque le rôle de l'ancien article 314 du code pénal en privant certains de nos concitoyens de la possibilité d'exercer leur liberté de manifester.

Je n'ignore pas qu'il arrive que des violences et des dégradations soient commises au cours des manifestations. Je ne suis pas naïf et j'ai déjà défendu des personnes accusées d'infractions de ce type. Néanmoins, il y a un véritable problème de sérénité de l'enquête concernant ces infractions. Lorsqu'un policier est mis en cause pour des violences illégitimes, une enquête est menée pendant de longs mois, des vidéos sont recherchées, des témoins sont auditionnés, tandis que le policier reste en liberté dans l'attente du résultat de l'enquête. Mais lorsqu'un manifestant est mis en cause, par exemple pour avoir jeté un pavé en direction de fonctionnaires de police, l'enquête menée n'est pas suffisamment approfondie et repose souvent sur les seules déclarations des policiers consignées sur une simple fiche d'interpellation – il s'agit d'un imprimé avec des cases à cocher, un peu comme un questionnaire à choix multiples, que les policiers remplissent sur un capot de véhicule, dans la rue, au moment de l'interpellation. Malheureusement, les tribunaux se contentent trop souvent de cette fiche d'interpellation pour condamner les personnes qui leur sont présentées. Cette pratique est de nature à nuire à la confiance que la population peut avoir dans sa police. Les manifestants contestent ensuite les faits qui leur sont reprochés, avec le sentiment que l'enquête menée n'est pas de la même qualité que celle visant les policiers mis en cause.

J'ajoute que le projet de loi de programmation de la recherche pour les années 2021 à 2030, qui a été adopté le 9 novembre dernier en commission mixte paritaire, a introduit un nouveau délit, celui de pénétrer ou de se maintenir dans l'enceinte d'un établissement d'enseignement supérieur sans y être habilité, dans le but de troubler la tranquillité ou le bon ordre de l'établissement. C'est un nouvel exemple de cette tendance à la criminalisation des mouvements sociaux. Ce nouveau délit, qui peut être puni d'une peine d'emprisonnement et d'une lourde amende, est très problématique, car il est de nature à nuire à la liberté d'expression au sein des universités, mais également à la liberté de manifester. Rappelez-vous qu'en mai 2018, un grand nombre de jeunes gens ont été interpellés dans l'enceinte du lycée Arago – certains ont été poursuivis, d'autres, remis en liberté – dans des conditions indignes de notre République. Ce nouveau délit, en tout cas, aurait pour effet de limiter la liberté de manifester dans les universités, alors même qu'elles sont historiquement, en France, un lieu de débat et de liberté.

S'agissant, enfin, des violences policières. Maître Liénard a dit qu'elles ne bénéficiaient d'aucune impunité. M. Jacques Toubon a pourtant indiqué, lorsqu'il a quitté son poste de Défenseur des droits il y a quelques mois, qu'au cours des six années de son mandat, il avait demandé, comme c'est son rôle, des sanctions disciplinaires dans trente-six dossiers mais qu'aucune n'avait été prise par l'autorité hiérarchique, à savoir le ministère de l'Intérieur. Il est vraiment problématique que cette autorité administrative indépendante, qui est notamment chargée de veiller au respect de la déontologie par les policiers et les gendarmes n'ait, en six ans, obtenu aucune sanction.

Les pratiques illégales de la police dans certaines situations, de même que certaines pratiques judiciaires, ont pour effet de limiter le droit de manifester. Comme je m'exprime devant des représentants de la nation, je tenais à finir mon intervention par ces mots, que Georges Clemenceau a prononcés devant la représentation nationale le 1er février 1881, à l'occasion de l'examen de la loi sur la liberté de la presse : « La République vit de liberté ; elle pourrait mourir de répression, comme tous les gouvernements qui l'ont précédée et qui ont compté sur le système répressif pour les protéger. » Puissent ces mots continuer de guider notre réflexion.

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