Intervention de Jérôme Karsenti

Réunion du mercredi 18 novembre 2020 à 16h00
Commission d'enquête relative à l'état des lieux, la déontologie, les pratiques et les doctrines de maintien de l'ordre

Jérôme Karsenti, membre de la commission Liberté et droit de l'Homme du Conseil national des barreaux :

Bien que ce ne soit pas l'objet de votre commission d'enquête, je ne peux faire l'économie d'une réflexion d'actualité, en lien avec deux textes en discussion à l'Assemblée nationale. La proposition de loi relative à la sécurité globale présente les réponses de la majorité en matière de politique de maintien de l'ordre. Critiquée par un certain nombre de défenseurs des libertés, elle tend à augmenter les pouvoirs de la police municipale et de la police nationale, par la surveillance des manifestations par drone et la reconnaissance faciale des manifestants, et – corollaire étrange – à limiter les contrôles par l'interdiction de filmer les policiers dans une intention malveillante. Quant au projet de loi de programmation de la recherche, il vise à sanctionner l'intrusion dans une université, au risque d'empêcher des étudiants de débrayer, de manifester dans l'établissement, de s'opposer à des réformes de l'université.

Depuis presque trente ans, nous voyons se succéder des lois dites antiterroristes, de renforcement de la sécurité intérieure ou de surveillance qui tendent à accroître de façon considérable – je ne dirai pas encore inquiétante – les pouvoirs de police. De ce fait, alors que, pour des personnes de ma génération, manifester était un acte militant mais aussi festif, auquel on pouvait convier sa famille, où l'on pouvait retrouver des amis avec qui on partageait une communauté de vues, tel n'est plus du tout le cas. J'en ai encore fait l'amère expérience hier en allant manifester contre la proposition de loi relative à la sécurité globale. Au CNB, nous avons peur non de la police mais de ce qui peut arriver : une balle, une grenade de désencerclement, un mouvement de foule, etc.

Cela résulte d'une double évolution : la nette augmentation des violences policières – c'est-à-dire tant du nombre de blessés que de la gravité des blessures – et le développement d'un sentiment d'impunité des policiers du fait de la diminution des contrôles et sanctions en cas de dérive.

Contrairement à ce que l'on entend trop souvent dire, la transformation des politiques de maintien de l'ordre est bien antérieure au mouvement des Gilets jaunes, puisque des techniques de maintien de l'ordre, certes plus circonscrites, utilisées notamment dans les ZAD (les « zones à défendre »), préfiguraient ce à quoi nous assistons désormais constamment dans les manifestations.

Cette situation nous semble porter gravement atteinte à la démocratie. Nous considérons que l'expression libre des points de vue et le droit de manifester sont menacés par le sentiment d'insécurité pesant sur les manifestations compte tenu des politiques de maintien de l'ordre mises en œuvre.

Nous en avons relevé trois causes.

La première est l'intervention récente d'unités non spécialisées, notamment les brigades anticriminalité (BAC) et les brigades spécialisées de terrain (BST), qui n'ont ni la même formation ni les mêmes méthodes que celles mises en œuvre auparavant, ont recours à des stratégies de contact plutôt que, comme autrefois, de mise à distance et emploient des techniques violentes, tel le plaquage ventral – pensons à Cédric Chouviat, décédé du fait de cette pratique. Leur commandement n'est pas unifié, contrairement à celui des CRS qui leur permet de développer des stratégies communes : de petites unités qui viennent se greffer sur le commandement principal agissent de manière libre et désordonnée, sans aucun contrôle du nombre d'armes, de balles ou de grenades utilisées, ce qui n'est pas le cas non plus pour les CRS – ni pour les gendarmes.

La deuxième est la judiciarisation de la politique de maintien de l'ordre, c'est-à-dire le passage d'une police administrative à une police judiciaire. Ce problème était déjà évoqué dans le rapport, rédigé par Noël Mamère et Pascal Popelin, d'une précédente commission d'enquête sur le maintien de l'ordre qui avait enquêté sur la mort de Rémi Fraisse à la lumière d'un rapport commun des inspections générales de la police nationale (IGPN) et de la gendarmerie nationale (IGGN), non soupçonnables de parti pris à ce sujet.

La troisième cause est liée aux pratiques policières. Au plaquage ventral déjà évoqué, j'ajouterai les conditions du contrôle d'identité préventif, le risque que les fouilles non encadrées ne dégénèrent en conflit et la technique des nasses.

De plus, le nouveau schéma national du maintien de l'ordre maintient l'usage du LBD, dont le Défenseur des droits, dans la recommandation n° 2 de son rapport de décembre 2017, préconisait pourtant la suppression en raison des mutilations consécutives à son usage. Quant au remplacement de la grenade GLI-F4 par la GM2L, il ne répond pas à l'exigence de protection des droits de l'Homme, puisqu'il s'agit toujours d'un équipement classé parmi les matériels de guerre et susceptible de provoquer des dommages irréversibles sur les manifestants ou les citoyens en général. En outre, la grenade à main de désencerclement (GMD) est remplacée par une autre grenade dont on mesure mal les effets : on affirme qu'elle sera moins dangereuse, mais elle projettera de petits plots de plastique capables d'entrer dans la chair humaine : ce n'est donc pas une solution.

J'en viens à quelques pistes de réflexion.

Il convient de favoriser la formation au maintien de l'ordre des policiers non formés, notamment ceux des BAC, si leur intervention devait être maintenue. Une formation commune favoriserait l'unification des pratiques et des politiques.

Nous espérons un retour des politiques administratives mais, pour limiter les risques de judiciarisation abusive, nous proposons que les procureurs et les parquets soient plus fréquemment représentés dans les manifestations.

Nous proposons la suppression de toutes les armes et de tous les équipements classés matériels de guerre. D'autres modes de fonctionnement et types d'armes peuvent être utilisés. Les jets à eau, par exemple, sont tout aussi efficaces, sans risque d'entraîner des troubles ou des mutilations définitives.

Pour ce qui est des contrôles d'identité, nous privilégions l'utilisation du récépissé. C'est une voie que nous avons déjà suggérée par le passé et encore récemment au Parlement.

Enfin, il convient de renforcer les contrôles et les sanctions des policiers défaillants. Les services d'enquête de l'IGGN et de l'IGPN doivent être placés sous l'égide d'une autorité indépendante, qui pourrait être le Défenseur des droits : chargé du service de déontologie des policiers, il serait cohérent qu'il le soit également du contrôle de l'impartialité de l'enquête. Tous les avocats le savent, les enquêtes sont menées à décharge. Même si je ne pense pas que cette piste sera suivie, les enquêtes devraient être indépendantes et impartiales. Ce n'est pas faire injure aux parquets de dire qu'ils protègent par nature les forces de police. En cas de plainte, le parquet se fait d'abord l'avocat des policiers et n'instruit pas réellement son enquête à charge et à décharge. À ce problème, il existe une solution simple : de même que, en cas de diffamation, une plainte permet à une victime de saisir directement un juge d'instruction sans passer par le procureur de la République, de même, en cas de violences policières, un juge d'instruction indépendant, placé sous l'autorité du Conseil supérieur de la magistrature, devrait pouvoir systématiquement enquêter à charge et à décharge.

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