Intervention de Jérôme Karsenti

Réunion du mercredi 18 novembre 2020 à 16h00
Commission d'enquête relative à l'état des lieux, la déontologie, les pratiques et les doctrines de maintien de l'ordre

Jérôme Karsenti, membre de la commission Liberté et droit de l'Homme du Conseil national des barreaux :

. Nous vivons dans une société de plus en plus clivée, où la police est perçue comme un ennemi, alors qu'elle est là pour maintenir l'ordre – j'aime à rappeler que le policier est un gardien de la paix ayant pour mission la pacification du territoire : il ne s'agit pas d'opposer les uns aux autres. Ne nous voilons pas la face : la proposition de loi relative à la sécurité globale prévoit certes que l'absence de malveillance dans l'intention de filmer fasse l'objet de contrôles a posteriori, mais, d'emblée, les policiers pourront confisquer les portables et placer en garde à vue ceux qui auront voulu les filmer. Or on ne peut pas, d'un côté, réduire les possibilités de contrôle des abus par le citoyen, et, de l'autre côté, ne pas mettre en place des contre-pouvoirs.

Nous avons rencontré de nombreux élus afin de soutenir l'instauration du récépissé de contrôle, mais aucune majorité ne semble se dessiner en ce sens. Des arguments de nature peu juridique nous sont régulièrement opposés. Le contrôle d'identité est tout de même le plus grand acte judiciaire à n'être contrecarré par aucun contre-pouvoir, à ne faire l'objet d'aucune vérification. Il reste donc invisible, sauf en cas d'outrage, de rébellion ou de violences, lesquels donnent lieu à l'établissement d'un procès-verbal par le policier.

Depuis des mois, voire des années, nous demandons ce qui s'oppose à ce que le contrôle d'identité, prévu par les dispositions de l'article 78-2 du code de procédure pénale, donc encadré par des conditions précises, soit réalisé dans le cadre de garanties fixées par la loi. On nous répond par l'utilisation de la caméra-piéton, mais, pour avoir à connaître de nombreuses procédures concernant des incidents lors desquels une caméra ou des GPS étaient présents, je sais qu'il est souvent déclaré dans le procès-verbal soit que la caméra était éteinte, soit que le GPS était bloqué, soit que le champ de la caméra de surveillance était occulté par un panneau ou un arbre. On ne peut donc pas faire une absolue confiance à cette solution.

La caméra est un témoin transparent de la réalité : elle ne répond pas aux conditions prévues par la loi. En tant qu'avocat, je n'ai pas envie que les policiers en soient munis, de connaître leurs faits et gestes, que tout passant soit filmé : je souhaite avoir la garantie que le policier exerce ses missions dans le cadre de la loi et qu'en cas contraire, un recours sera possible. Or les dispositions de l'article 78-2 ne permettent aucun recours contre un contrôle d'identité préventif. Il est tout simplement incroyable, dans une démocratie comme la nôtre, de ne pouvoir faire valoir ce point de vue.

Le récépissé de contrôle n'est pas la panacée, car il ne répond qu'en partie à la question fondamentale des discriminations, mais c'est un commencement. On nous dit qu'il est trop compliqué d'imposer de nouvelles formalités à des policiers qui doivent déjà en accomplir beaucoup. Pourtant, dans le cadre de l'état d'urgence sanitaire, le dispositif d'attestation dérogatoire s'est mis en place avec une rapidité et une évidence sans pareille. Le récépissé de contrôle n'est pas plus difficile : il s'agit que les policiers remettent un récépissé et en conservent un double pour signaler tel contrôle, tel jour, à telle heure et pour tel motif. C'est la réponse que nous proposons pour éviter les contrôles abusifs et discriminatoires.

Je partage l'analyse d'Amnesty International. La définition de la participation à un groupement permet de mettre tout le monde dans le même sac et de poursuivre sans distinction. Or, à l'origine, la force du droit pénal réside dans l'identification de la personne ayant commis l'acte. Mais, de plus en plus, le périmètre s'étend et la notion même de groupement est élargie. On peut être considéré comme faisant partie d'un acte en réunion sans y avoir participé, simplement parce que l'on est censé avoir été dans le groupe. Ces poursuites non individualisées permettent de viser tout un chacun à partir du moment où l'on estime qu'il fait partie d'un groupement identifié comme tel.

Cela entraîne des contrôles préventifs destinés à empêcher l'accès à la manifestation. Lors des premières périodes d'état d'urgence, on a interpellé des gens manifestant à propos de la COP21 : on se servait de l'état d'urgence lié à la menace terroriste pour empêcher de manifester des militants opposés à la tenue de la COP21, alors que leur revendication sociale, classique, n'avait strictement rien à voir avec cette menace. Ainsi, par les politiques de maintien de l'ordre et en usant de plus en plus des états d'urgence successifs, intégrés progressivement au droit commun, on empêche le débat social de se tenir librement. À l'affaissement ou à la disparition des partis politiques, au discrédit des syndicats, qui ne sont plus considérés comme défendant les intérêts des travailleurs, à l'émiettement de la société, on ajoute le sentiment que l'on ne peut plus aller manifester à cause de contrôles préventifs discriminatoires ou empêchant telle personne ou tel groupement de se déplacer. Le contrôle de ces pratiques n'est possible qu'une fois la manifestation passée, de sorte que l'on assiste à un abandon du recours judiciaire, déjà laborieux quand on dispose de tous les éléments. L'usage du maintien de l'ordre prend parfois la forme d'un cadenassage du mouvement social, de l'empêchement d'expressions libres d'opposition à une loi ou à une disposition.

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