Intervention de Rémy Heitz

Réunion du mercredi 25 novembre 2020 à 17h00
Commission d'enquête relative à l'état des lieux, la déontologie, les pratiques et les doctrines de maintien de l'ordre

Rémy Heitz, procureur de la République près le tribunal judiciaire de Paris :

Le sujet qui nous réunit est d'une actualité brûlante. Il est au cœur de l'activité du parquet de Paris. Durant tout le mouvement des Gilets jaunes, entre le 1er mai 2018 et la fin 2019, nous avons eu à traiter 4 133 gardes à vue, dont près de 1 000 pour la seule journée du 8 décembre 2018 : 31 % d'entre elles ont débouché sur un rappel à la loi, 27 % sur des poursuites, 36 % sur un classement sans suite et 6 % sur des affaires toujours en cours d'examen. Mon parquet a dû effectuer un travail considérable de filtre et d'appréciation, avec les difficultés que j'évoquerai, pour déférer les auteurs des faits les plus graves devant la juridiction de jugement.

La volumétrie est tout aussi spectaculaire s'agissant des plaintes contre les forces de l'ordre – à plus de 90 % contre des policiers. Sur les 224 procédures que nous avons eu à connaître, 148 affaires ont été classées sans suite, 25 ont donné lieu à l'ouverture d'une information judiciaire, 5 viendront en jugement très prochainement et 46 sont encore à l'examen.

Je mentionne ces chiffres pour planter le décor et souligner le défi que constitue le traitement judiciaire de ce type de manifestations pour le parquet. Chaque affaire appelle une réponse individualisée après un examen minutieux de la procédure. Cela nous a valu de revoir notre organisation. En effet, très souvent, les manifestations en question ont eu lieu le week-end : il a fallu traiter les gardes à vue le dimanche. C'est également un défi pour toute la juridiction de Paris, qui a dû organiser des audiences supplémentaires et des comparutions immédiates, et prévoir de nouveaux modes de traitement pour utiliser toute la palette des réponses pénales.

La judiciarisation a atteint une ampleur historique. Pendant de nombreuses années, elle est restée marginale. Certes, des heurts et des violences étaient parfois commis dans les manifestations, mais peu de personnes étaient traduites devant les tribunaux et les juridictions. On indemnisait les commerces cassés, on trouvait des solutions, mais les suites judiciaires étaient assez peu nombreuses.

En l'occurrence, la judiciarisation trouve sa justification dans la volonté d'apporter une réponse pérenne, en évitant la récidive des comportements par leurs auteurs – notamment les « professionnels de la violence » que sont les personnes qui s'inscrivent dans des mouvements du type des black blocs. Du fait des manifestations à répétition, une réponse judiciaire est apparue nécessaire pour mettre les interpellés hors d'état de nuire. C'est la raison pour laquelle la juridiction recourt majoritairement aux interdictions de paraître. La volonté de tous les acteurs judiciaires est de faire en sorte que la paix soit rétablie, que l'ordre public soit assuré et que la réitération des faits soit évitée.

Chaque manifestation a donné lieu à un retour d'expérience. La clé de la réussite réside dans la préparation et l'anticipation de la judiciarisation des faits.

Plusieurs difficultés doivent être surmontées. Souvent, lors d'une manifestation, le principe du maintien de l'ordre l'emporte et la finalité judiciaire devient marginale. Or, si on veut judiciariser certains faits, il faut des procédures solides, reposant sur des éléments de constatation objectifs pouvant être produits devant une juridiction. Une première difficulté se pose au stade de l'interpellation. Les officiers de police judiciaire (OPJ) sont peu nombreux dans ce dispositif souvent complexe. Il faut donc travailler sur les conditions de l'interpellation, pour que des OPJ soient présents, encadrent et donnent des instructions, et que les interpellations soient bien ciblées. En effet, on nous reproche souvent, collectivement, d'interpeller ceux qui courent le moins vite et qui ont commis les faits les moins graves. Il existe souvent un décalage, que nous vivons et que constate l'opinion publique, entre des faits extrêmement violents – magasins cassés, incendies… – et le profil des interpellés – certains d'entre eux ont pu se laisser déborder ou entraîner sans avoir véritablement le profil de casseurs, lesquels sont habitués à s'échapper et à éviter l'interpellation.

Il nous faut des procédures solides : des fiches de mise à disposition exhaustives ou décrivant la position exacte de l'interpellé à un instant donné, des procès-verbaux de contexte précis permettant de situer les faits dans une chronologie et dans une action de maintien de l'ordre déterminée, de la vidéo exploitable et exploitée. C'est souvent une véritable gageure, dans le temps de la garde à vue et en urgence, même si d'importants progrès et une progression qualitative ont été observés dans les procédures qui nous ont été soumises au fil des manifestations des Gilets jaunes. Un savoir-faire s'est développé, qui passe par des détails comme la mention, sur la fiche de mise à disposition, du numéro de téléphone portable de l'agent interpellateur, pour que l'OPJ puisse le contacter et lui faire préciser les conditions exactes du déroulement des faits.

Il faut aussi faire la distinction entre les procédures traitées en flagrant délit, qui peuvent donner lieu à des poursuites rapides, et les investigations plus longues. Nous avons ouvert une trentaine d'informations et d'instructions lors des séquences des Gilets jaunes, dont certaines sont encore en cours et nécessitent des investigations très complexes, exigeant des croisements de téléphonie mobile, d'empreintes ADN et de vidéos. Nous avons ainsi pu élucider le saccage de l'Arc de Triomphe commis le 1er décembre 2018 ; ses auteurs comparaîtront prochainement devant la juridiction de jugement. J'ai en mémoire d'autres affaires très graves, comme le vol d'un fusil d'assaut, qui ont donné lieu à des investigations dans la durée. Notre parquet mène ce travail. Il l'a fait lors des manifestations des Gilets jaunes et, dernièrement, à l'occasion de la finale de la ligue des champions de football, fin août 2020, dont les graves débordements dans le centre de Paris ont entraîné des suites judiciaires étendues : plus d'une centaine d'interpellations et une trentaine de comparutions immédiates.

S'agissant des violences illégitimes, la section « presse et protection des libertés publiques » travaille en lien très étroit avec l'Inspection générale de la police nationale (IGPN), qui est le plus souvent saisie. Là encore, l'examen de la proportionnalité et de la nécessité de l'usage de la force représente un travail considérable. Plusieurs procédures importantes commencent à connaître des suites concrètes, avec un décalage dans le temps qui n'est pas toujours compris et accepté par les victimes.

Nous avons fait l'objet de critiques, selon lesquelles nous nous serions notamment prêtés à des gardes à vue préventives. Pourtant, nous manifestons toujours la volonté d'apporter une réponse proportionnée et individualisée. Notre réponse judiciaire aux événements que j'ai évoqués a été tout à fait adaptée. Elle n'a d'ailleurs pas été critiquée. Nous avons veillé à ce que les audiences se tiennent dans de bonnes conditions, notamment à des horaires acceptables, quitte à multiplier les audiences de comparution immédiate. Depuis deux à trois ans, cette activité représente un enjeu considérable pour le parquet de Paris, comme pour les autres parquets de France, puisqu'elle s'exerce sous le regard des médias, du Défenseur des droits et des organisations humanitaires – ce qui nous conduit à faire preuve d'une très grande précision dans notre action, laquelle est très exigeante.

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