Commission d'enquête relative à l'état des lieux, la déontologie, les pratiques et les doctrines de maintien de l'ordre

Réunion du mercredi 25 novembre 2020 à 17h00

Résumé de la réunion

Les mots clés de cette réunion

  • commis
  • magistrat
  • parquet
  • procureur
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La réunion

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La séance est ouverte à 17 heures 05.

Présidence de M. Jean-Michel Fauvergue, président.

La Commission d'enquête entend en audition M. Rémy Heitz, procureur de la République près le tribunal judiciaire de Paris, accompagné de M. Nicolas Hennebelle, premier vice-procureur.

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Cette audition va nous permettre de nous pencher sur le traitement judiciaire des faits commis à l'occasion d'opérations de maintien de l'ordre, qu'il s'agisse des délits susceptibles d'avoir été commis par des manifestants ou d'un usage excessif de la force par des membres des forces de l'ordre.

Avant de vous donner la parole, je rappelle que l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « je le jure ».

(M. Heitz prête serment.)

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Rémy Heitz, procureur de la République près le tribunal judiciaire de Paris

Le sujet qui nous réunit est d'une actualité brûlante. Il est au cœur de l'activité du parquet de Paris. Durant tout le mouvement des Gilets jaunes, entre le 1er mai 2018 et la fin 2019, nous avons eu à traiter 4 133 gardes à vue, dont près de 1 000 pour la seule journée du 8 décembre 2018 : 31 % d'entre elles ont débouché sur un rappel à la loi, 27 % sur des poursuites, 36 % sur un classement sans suite et 6 % sur des affaires toujours en cours d'examen. Mon parquet a dû effectuer un travail considérable de filtre et d'appréciation, avec les difficultés que j'évoquerai, pour déférer les auteurs des faits les plus graves devant la juridiction de jugement.

La volumétrie est tout aussi spectaculaire s'agissant des plaintes contre les forces de l'ordre – à plus de 90 % contre des policiers. Sur les 224 procédures que nous avons eu à connaître, 148 affaires ont été classées sans suite, 25 ont donné lieu à l'ouverture d'une information judiciaire, 5 viendront en jugement très prochainement et 46 sont encore à l'examen.

Je mentionne ces chiffres pour planter le décor et souligner le défi que constitue le traitement judiciaire de ce type de manifestations pour le parquet. Chaque affaire appelle une réponse individualisée après un examen minutieux de la procédure. Cela nous a valu de revoir notre organisation. En effet, très souvent, les manifestations en question ont eu lieu le week-end : il a fallu traiter les gardes à vue le dimanche. C'est également un défi pour toute la juridiction de Paris, qui a dû organiser des audiences supplémentaires et des comparutions immédiates, et prévoir de nouveaux modes de traitement pour utiliser toute la palette des réponses pénales.

La judiciarisation a atteint une ampleur historique. Pendant de nombreuses années, elle est restée marginale. Certes, des heurts et des violences étaient parfois commis dans les manifestations, mais peu de personnes étaient traduites devant les tribunaux et les juridictions. On indemnisait les commerces cassés, on trouvait des solutions, mais les suites judiciaires étaient assez peu nombreuses.

En l'occurrence, la judiciarisation trouve sa justification dans la volonté d'apporter une réponse pérenne, en évitant la récidive des comportements par leurs auteurs – notamment les « professionnels de la violence » que sont les personnes qui s'inscrivent dans des mouvements du type des black blocs. Du fait des manifestations à répétition, une réponse judiciaire est apparue nécessaire pour mettre les interpellés hors d'état de nuire. C'est la raison pour laquelle la juridiction recourt majoritairement aux interdictions de paraître. La volonté de tous les acteurs judiciaires est de faire en sorte que la paix soit rétablie, que l'ordre public soit assuré et que la réitération des faits soit évitée.

Chaque manifestation a donné lieu à un retour d'expérience. La clé de la réussite réside dans la préparation et l'anticipation de la judiciarisation des faits.

Plusieurs difficultés doivent être surmontées. Souvent, lors d'une manifestation, le principe du maintien de l'ordre l'emporte et la finalité judiciaire devient marginale. Or, si on veut judiciariser certains faits, il faut des procédures solides, reposant sur des éléments de constatation objectifs pouvant être produits devant une juridiction. Une première difficulté se pose au stade de l'interpellation. Les officiers de police judiciaire (OPJ) sont peu nombreux dans ce dispositif souvent complexe. Il faut donc travailler sur les conditions de l'interpellation, pour que des OPJ soient présents, encadrent et donnent des instructions, et que les interpellations soient bien ciblées. En effet, on nous reproche souvent, collectivement, d'interpeller ceux qui courent le moins vite et qui ont commis les faits les moins graves. Il existe souvent un décalage, que nous vivons et que constate l'opinion publique, entre des faits extrêmement violents – magasins cassés, incendies… – et le profil des interpellés – certains d'entre eux ont pu se laisser déborder ou entraîner sans avoir véritablement le profil de casseurs, lesquels sont habitués à s'échapper et à éviter l'interpellation.

Il nous faut des procédures solides : des fiches de mise à disposition exhaustives ou décrivant la position exacte de l'interpellé à un instant donné, des procès-verbaux de contexte précis permettant de situer les faits dans une chronologie et dans une action de maintien de l'ordre déterminée, de la vidéo exploitable et exploitée. C'est souvent une véritable gageure, dans le temps de la garde à vue et en urgence, même si d'importants progrès et une progression qualitative ont été observés dans les procédures qui nous ont été soumises au fil des manifestations des Gilets jaunes. Un savoir-faire s'est développé, qui passe par des détails comme la mention, sur la fiche de mise à disposition, du numéro de téléphone portable de l'agent interpellateur, pour que l'OPJ puisse le contacter et lui faire préciser les conditions exactes du déroulement des faits.

Il faut aussi faire la distinction entre les procédures traitées en flagrant délit, qui peuvent donner lieu à des poursuites rapides, et les investigations plus longues. Nous avons ouvert une trentaine d'informations et d'instructions lors des séquences des Gilets jaunes, dont certaines sont encore en cours et nécessitent des investigations très complexes, exigeant des croisements de téléphonie mobile, d'empreintes ADN et de vidéos. Nous avons ainsi pu élucider le saccage de l'Arc de Triomphe commis le 1er décembre 2018 ; ses auteurs comparaîtront prochainement devant la juridiction de jugement. J'ai en mémoire d'autres affaires très graves, comme le vol d'un fusil d'assaut, qui ont donné lieu à des investigations dans la durée. Notre parquet mène ce travail. Il l'a fait lors des manifestations des Gilets jaunes et, dernièrement, à l'occasion de la finale de la ligue des champions de football, fin août 2020, dont les graves débordements dans le centre de Paris ont entraîné des suites judiciaires étendues : plus d'une centaine d'interpellations et une trentaine de comparutions immédiates.

S'agissant des violences illégitimes, la section « presse et protection des libertés publiques » travaille en lien très étroit avec l'Inspection générale de la police nationale (IGPN), qui est le plus souvent saisie. Là encore, l'examen de la proportionnalité et de la nécessité de l'usage de la force représente un travail considérable. Plusieurs procédures importantes commencent à connaître des suites concrètes, avec un décalage dans le temps qui n'est pas toujours compris et accepté par les victimes.

Nous avons fait l'objet de critiques, selon lesquelles nous nous serions notamment prêtés à des gardes à vue préventives. Pourtant, nous manifestons toujours la volonté d'apporter une réponse proportionnée et individualisée. Notre réponse judiciaire aux événements que j'ai évoqués a été tout à fait adaptée. Elle n'a d'ailleurs pas été critiquée. Nous avons veillé à ce que les audiences se tiennent dans de bonnes conditions, notamment à des horaires acceptables, quitte à multiplier les audiences de comparution immédiate. Depuis deux à trois ans, cette activité représente un enjeu considérable pour le parquet de Paris, comme pour les autres parquets de France, puisqu'elle s'exerce sous le regard des médias, du Défenseur des droits et des organisations humanitaires – ce qui nous conduit à faire preuve d'une très grande précision dans notre action, laquelle est très exigeante.

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Le fait que les procédures judiciaires soient directement placées sous l'autorité d'un magistrat, garant des libertés individuelles, renforce-t-il la garantie des droits, dans le cadre de l'action globale de maintien de l'ordre ? La Défenseure des droits, que nous avons auditionnée tout à l'heure, estime, comme son prédécesseur, que la judiciarisation soulève des interrogations. De nombreuses ONG s'émeuvent de cette tendance : certaines évoquent une judiciarisation « à outrance ». Considérez-vous que la judiciarisation représente un progrès, dans la mesure où elle permet au magistrat qui conduit l'enquête de vérifier que les droits ont été respectés ?

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Rémy Heitz, procureur de la République près le tribunal judiciaire de Paris

Elle est absolument indispensable. Dès lors que les manifestations ont vocation à se répéter – plusieurs week-ends de suite, dans le cadre du mouvement des Gilets jaunes –, il est indispensable de pouvoir sanctionner les faits et délits commis, d'autant qu'il s'agit souvent de délits graves, de violences et de dégradations de biens publics. J'insiste sur l'attention que nous portons à la proportionnalité. Comme je l'ai précisé, les comparutions immédiates n'ont représenté que 16 % des 4 133 gardes à vue. Pour le reste, il y a eu beaucoup de rappels à la loi. Nous avons fait la distinction entre les personnes de bonne foi – que nous avons laissées manifester dès lors que la manifestation était possible –, celles qui venaient avec l'idée de se protéger des gaz lacrymogènes, équipées de masques ou de lunettes de piscine – que nous avons laissées repartir sans poursuite devant la juridiction de jugement, parfois après un simple rappel à la loi –, et celles qui venaient avec l'intention d'en découdre, équipées de masques à cartouche pour affronter les forces de l'ordre – que nous avons déférées devant le tribunal et, pour celles qui avaient commis des faits graves de violence ou de dégradation, condamnées.

Sanctionner ce type de faits est absolument normal, dans un État de droit : c'est assurer la garantie de pouvoir manifester. Nous défendons le droit pour chacun de manifester paisiblement, dans les règles de la République. En l'occurrence, le spectacle donné par les casseurs, des groupes très marginaux, était inadmissible et appelait une réponse.

Je maintiens que la réponse judiciaire est proportionnée. Les critiques ont porté sur certains placements en garde à vue. Or ces derniers ne sont pas décidés par le procureur de la République, mais par l'OPJ. Les réponses du tribunal, elles, n'ont pas donné lieu à des critiques particulières – et pour cause, chacun a pu voir qu'elles étaient adaptées. Elles consistaient avant tout à éviter la récidive, avec des prononcés d'interdiction de paraître. Alors que ce mouvement a duré longtemps, rares sont les personnes que nous avons vues plusieurs fois. L'avertissement judiciaire solennellement délivré par une juridiction ou par le procureur de la République dans le cadre d'un rappel à la loi a suffi. Il y a eu très peu de violations de l'interdiction de paraître.

Je maintiens donc que la judiciarisation est indispensable, sous peine de menacer la liberté de manifester et de nourrir un sentiment d'impunité très néfaste pour le fonctionnement démocratique.

Je maintiens aussi que tous les actes de violence policière qui nous ont été signalés ont fait l'objet d'investigations et, souvent, à notre initiative. Quand nous avons vu certaines scènes filmées, nous avons ouvert des enquêtes avant de recevoir la plainte des victimes. Certaines enquêtes ont même été ouvertes sans plainte. Nous avons pris les devants dans nombre d'affaires, en saisissant l'IGPN.

Je défends le rôle de la justice dans cette matière. Encore une fois, c'est une garantie du droit de manifester.

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Combien de magistrats ont supervisé les 1 000 gardes à vue du 8 décembre 2018 ?

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Rémy Heitz, procureur de la République près le tribunal judiciaire de Paris

Habituellement, un nombre limité de magistrats est présent le week-end sur un plateau de permanence. Selon les week-ends, ils sont deux ou trois. Lors du week-end du 8 décembre 2018, nous avons mobilisé des renforts : entre dix et quinze magistrats étaient présents à certains moments de la journée. Chacun s'est vu attribuer un secteur. En effet, suivant les manifestations, les gardés à vue ont été rassemblés dans Paris, par exemple dans l'ancien dépôt de l'île de la Cité ou dans les commissariats. Même les procureurs adjoints du tribunal, qui sont les magistrats les plus anciens, les plus expérimentés et les plus gradés sont allés au dépôt pour effectuer des rappels à la loi. Le 8 décembre 2018, près de 300 personnes ont été déférées au tribunal.

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C'est une mobilisation considérable au regard du nombre de magistrats dont vous disposez.

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Rémy Heitz, procureur de la République près le tribunal judiciaire de Paris

Nous avons fait appel à des magistrats qui n'appartenaient pas à la section qui traite habituellement ces affaires à la permanence, tout en veillant à ce que chacun – même des magistrats non spécialisés – apporte une réponse cohérente, et que l'ensemble soit harmonisé.

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Est-ce la raison pour laquelle vous avez – peut-être devrais-je dire vous auriez, mais je pense que les faits sont établis – rédigé une note à destination des magistrats du parquet, qui les incitait à prolonger les gardes à vue ? Était-ce pour avoir le temps de mieux gérer les choses ou pour d'autres raisons ?

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Rémy Heitz, procureur de la République près le tribunal judiciaire de Paris

Non. J'ai déjà été interrogé à ce sujet par la commission d'enquête de l'Assemblée nationale sur les obstacles à l'indépendance du pouvoir judiciaire et je me suis expliqué à de très nombreuses reprises à propos de ce document, que j'ai sous les yeux. Il ne s'agit pas d'une note signée du procureur de la République, mais d'un mémento relatif à l'organisation pratique de la permanence.

Ce mémento comporte des considérations très techniques et pratiques. Un passage dont je confesse une certaine maladresse dans la rédaction – il est toujours facile de voir les choses à froid, deux ans après – et dont je vais vous expliquer l'objectif, indique que « sauf irrégularité manifeste de la procédure ou erreur sur le mis en cause, les levées de garde-à-vue motif 21 », c'est-à-dire quand l'infraction n'est pas suffisamment caractérisée, « ou 56 », lorsqu'il y a un rappel à la loi, « doivent être privilégiées le samedi soir ou le dimanche matin afin d'éviter que les intéressés grossissent à nouveau les rangs des fauteurs de troubles ». Voilà ce qui a fait polémique. C'était une recommandation de bon sens, qui a été sortie de son contexte. Il s'agissait d'attendre la fin de la manifestation pour éviter une réitération éventuelle des faits.

Nous avons joué notre rôle de garants des libertés individuelles. Nous avons toujours été extrêmement attentifs à ne pas faire durer les gardes à vue de façon injustifiée. Le code de procédure pénale prévoit d'ailleurs que l'une des finalités de la garde à vue est d'éviter le renouvellement immédiat de l'infraction.

Je confesse que la formule retenue est peut-être maladroite. En effet, dès lors qu'une infraction est insuffisamment caractérisée, la garde à vue doit être levée dans les meilleurs délais. Tel a été le cas, en pratique. Personne ne s'est plaint d'une garde à vue qui aurait duré trop longtemps ou dont la durée aurait été injustifiée.

À la suite de mes déclarations, le président de la commission d'enquête m'a adressé un signalement indiquant que je n'aurais pas dit toute la vérité quant à cette note – que je lui ai envoyée, en précisant à nouveau qu'il ne s'agit pas d'une note du procureur, mais d'un document pratique envoyé aux magistrats de permanence. Se voir reprocher ce type de choses, qui s'inscrit dans un fonctionnement et dans une pratique professionnelle du quotidien, est parfois décourageant.

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Comme vous l'avez souligné, ce n'est pas le magistrat mais l'OPJ qui met en garde à vue. Le magistrat, lui, a la faculté, au terme de la garde à vue…

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Rémy Heitz, procureur de la République près le tribunal judiciaire de Paris

De lever la garde à vue.

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Rémy Heitz, procureur de la République près le tribunal judiciaire de Paris

En l'occurrence, dans ce que je vous ai lu, il n'a jamais été question de prolonger la garde à vue.

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Rémy Heitz, procureur de la République près le tribunal judiciaire de Paris

Il était simplement question d'attendre la fin de la manifestation si la garde à vue expirait, par exemple, à dix-sept heures dans le premier délai de vingt-quatre heures. Il n'a jamais été question de prolonger une garde à vue. Jamais !

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Mais ce n'est pas le magistrat qui décide de lever une garde à vue, c'est l'OPJ.

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Rémy Heitz, procureur de la République près le tribunal judiciaire de Paris

Non, c'est le procureur. L'OPJ décide du placement en garde à vue, mais c'est le procureur de la République qui décide de la lever.

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Par ailleurs, vous avez évoqué les « professionnels de la violence ». Un certain nombre de manifestants – un bon nombre, peut-être, dans certains cas – étaient bien formés à la violence, sans nécessairement être des professionnels. On a vu des images très significatives, parfois effrayantes. Pensez-vous que, parmi toutes les personnes déférées, et surtout condamnées, figuraient les « gros poissons », ou s'agissait-il surtout de petites prises ? Je ne doute pas que les personnes appartenant à cette seconde catégorie étaient coupables de délits et avaient de bonnes raisons d'être sanctionnées. Cela étant, les qualifieriez-vous tous, aujourd'hui, de « professionnels de la violence » ?

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Rémy Heitz, procureur de la République près le tribunal judiciaire de Paris

Pas du tout ! Ce n'est pas ce que j'ai dit. Les personnes déférées et condamnées présentaient des profils très différents, en fonction desquels le parquet et le tribunal ont adapté leur réponse. Dans le mouvement des Gilets jaunes, des personnes très intégrées et sans antécédent – par exemple, de nombreux artisans – se sont laissé emporter. Ces personnes ont le plus souvent été condamnées à des peines de principe, c'est-à-dire avec sursis, parfois à une interdiction de paraître pour éviter qu'elles ne reviennent manifester. Elles n'ont pas été traitées comme des auteurs de violences graves ou de dégradations graves. Nous faisons évidemment le départ entre ceux qui se sont laissé entraîner et ceux qui viennent pour en découdre, parfois avec du matériel, et qui sont des habitués de la violence. Ceux-là sont poursuivis en comparution immédiate et sont condamnés à des peines plus lourdes ; ils ont parfois des antécédents.

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Je ne doute pas que, parmi les condamnés, il y ait des profils violents. Cela étant, en relisant des comptes rendus, je constate qu'en général, quand on évoque les condamnations, on met plus souvent en avant des personnes qui, sans être là par hasard, n'ont pas non plus commis les actes les plus graves.

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Rémy Heitz, procureur de la République près le tribunal judiciaire de Paris

Cela tient à l'interpellation. Sur le terrain, il est souvent difficile d'interpeller…

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Rémy Heitz, procureur de la République près le tribunal judiciaire de Paris

…des habitués de la violence. Plusieurs personnes ont été interpellées pour avoir recelé des produits trouvés dans les magasins ou être parties avec un cendrier du Fouquet's. Il va de soi que nous n'avons pas demandé des peines très lourdes à leur encontre, les faits pouvant se comprendre dans le contexte. Mais il est vrai qu'il est plus facile d'interpeller ces personnes que celles qui ont cassé et qui sont parfois beaucoup plus agiles.

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On observe, chez les citoyens que nous représentons, une forme d'incompréhension quant à la différence de traitement des auteurs d'actes de violence durant un rassemblement. Tandis qu'un manifestant peut passer en comparution immédiate dans les deux ou trois jours, tel membre des forces de l'ordre, auteur d'un acte de violence mal justifié ou mal compris, n'est pas encore jugé longtemps après les faits – c'est le cas de beaucoup d'entre eux.

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Rémy Heitz, procureur de la République près le tribunal judiciaire de Paris

Cette incompréhension tient au temps judiciaire et au double décalage que j'évoquais tout à l'heure. D'une part, outre les comparutions immédiates, des instructions judiciaires ont été ouvertes au sujet des personnes qui ont commis les faits les plus graves. Ainsi, les auteurs de la dégradation de la porte d'un ministère, fait relativement grave, n'ont été jugés que dernièrement. Il a fallu un temps d'instruction pour les confondre et établir leur responsabilité. D'autre part, avant de traduire un policier ou un gendarme devant un tribunal, des investigations relativement complexes sont nécessaires : il faut exploiter des vidéos, procéder à des auditions de la hiérarchie, identifier le fonctionnaire.

Le décalage dans le temps ne signifie pas qu'aucune réponse n'est apportée, laquelle ne se limite pas non plus à ce qu'on donne à voir. Des affaires liées au mouvement des Gilets jaunes, qui arrivent maintenant à l'audience, n'intéressent plus les médias. En tout état de cause, la justice passe.

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Comment appréciez-vous le sentiment de défiance qui, à entendre les uns et les autres, a eu tendance à se diffuser, ces derniers temps, à l'encontre des forces de l'ordre ? La justice a-t-elle un rôle à jouer ?

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Rémy Heitz, procureur de la République près le tribunal judiciaire de Paris

Un élément nouveau doit être mentionné, dans ce phénomène de société : le rôle des chaînes d'information continue et des médias. Les événements sont vécus en direct. Mais parfois, il existe un décalage entre la réalité et ce qu'on donne à voir. Les manifestations donnent lieu à une très forte mobilisation des forces de police. Si la majorité des fonctionnaires font leur travail avec sang-froid et humanité, dans le respect des règles républicaines, il arrive que des débordements se produisent. Il est intéressant de constater que les violences illégitimes sont surtout le fait d'unités non spécialisées dans le maintien de l'ordre et moins rompues à ces opérations et ces techniques. Les plaintes à l'encontre des unités de gendarmes mobiles ou des CRS sont peu nombreuses. C'est pourquoi je plaide pour une professionnalisation toujours accrue.

Dans l'opinion, les éléments se mêlent et se confondent. L'opinion elle-même est très volatile. Il faut ajouter à cela la déformation ou l'exploitation qui est faite de certains événements. Une chose est sûre, mes collègues du parquet et du tribunal chargés de juger ces incidents essaient toujours de garder la tête froide et de faire preuve de la plus grande sérénité.

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Avez-vous été associés à la réflexion sur l'élaboration du schéma national du maintien de l'ordre ?

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Rémy Heitz, procureur de la République près le tribunal judiciaire de Paris

Non. Nous y avons été peu associés. Un groupe de travail sur le maintien de l'ordre s'était réuni à la chancellerie en 2018, mais, en tant que procureur de Paris, je n'ai pas été directement consulté sur le schéma proprement dit. Je pense que le ministère l'a été, en particulier la direction des affaires criminelles et des grâces.

Une barrière demeure entre les techniques du maintien de l'ordre, qui relèvent de la responsabilité du préfet, du ministère de l'Intérieur et des forces de l'ordre, et le traitement judiciaire des débordements. Ces deux approches sont très différentes. Pour nous, c'est le travail local qui importe, celui que nous conduisons à la veille de chaque manifestation avec le préfet de police et ses équipes, pour préparer l'événement et surtout le dispositif de prise en compte des débordements au plan judiciaire – nombre d'OPJ présents, caméras, rédaction de procès-verbaux préformatés, qualifications… Nous avons souvent retenu le délit de participation à un groupement en vue de commettre des violences. Il existe d'autres incriminations, tel l'attroupement, armé ou non armé, qui exige des sommations. Aussi avons-nous travaillé avec la préfecture de police pour décider dans quel cadre telle ou telle infraction pourrait être retenue, puisque le dispositif législatif a été très sérieusement complété et enrichi avec la loi du 10 avril 2019.

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Pensez-vous que le code de déontologie de la police nationale et de la gendarmerie nationale, en vigueur depuis quelques années, devrait être réétudié au regard de la situation actuelle ?

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Rémy Heitz, procureur de la République près le tribunal judiciaire de Paris

J'aurais tendance à répondre par l'affirmative. Ce type de code mérite d'être constamment actualisé, revu, reconsidéré et, surtout, diffusé. C'est ainsi que le recueil des obligations déontologiques des magistrats, établi et diffusé par le Conseil supérieur de la magistrature, a été réécrit après quelques années. Chaque réédition de ce type de document est l'occasion de rappeler les règles. On a toujours intérêt à effectuer ce travail de veille déontologique et de révision quasi permanente, car les choses évoluent. J'évoquais le rôle des chaînes d'information continue et des médias, et la façon dont sont restitués les événements. Il y a cinq ans, la situation était très différente. Les manifestations que notre pays connaît depuis deux ans ont changé l'approche que nous avons de ces sujets.

La séance est levée à 18 heures.

Membres présents ou excusés

Présents. - Mme Aude Bono-Vandorme, M. Jean-Michel Fauvergue, M. Jérôme Lambert, Mme Constance Le Grip, M. Philippe Michel-Kleisbauer

Excusé. - M. Charles de la Verpillière