Intervention de Simon Foreman

Réunion du mercredi 25 novembre 2020 à 18h00
Commission d'enquête relative à l'état des lieux, la déontologie, les pratiques et les doctrines de maintien de l'ordre

Simon Foreman, membre de la commission nationale consultative des droits de l'Homme :

L'angle de la réflexion que nous conduisons depuis un an est plus large que la vôtre : votre commission d'enquête concentre ses travaux sur le maintien de l'ordre alors que nous examinons plus globalement la relation de la population avec les forces de l'ordre.

Les nombreux policiers, syndiqués ou non, que nous avons rencontrés depuis plusieurs mois, ont fréquemment dénoncé de très mauvaises conditions de travail génératrices de mal-être. Certaines résultent de manques de moyens, tandis que d'autres pourraient être corrigées sans incidence financière. Ils nous ont dit que les jeunes recrues étaient le plus souvent affectées en région parisienne ou dans de grandes villes, alors que les candidats aux concours proviennent de l'ensemble du territoire. Ils regrettent une déterritorialisation du policier qui, dès sa sortie d'école, est affecté dans une grande ville qu'il ne connaît pas, sur des territoires difficiles. C'est une difficulté que ne connaissent pas les gendarmes, qui vivent en caserne et sont connus de la population locale.

En matière de ressources humaines, le métier de policier semble mal perçu de l'intérieur même de la fonction. Il y a un mal-être policier. On évoque souvent un taux de suicide bien plus élevé que la moyenne. De ce mal-être résulte une perte d'attractivité, qui entraîne une baisse de qualité du recrutement. Les derniers concours n'ont pas permis de couvrir le nombre de places ouvertes, supérieur à celui de candidats reçus.

La qualité de la formation est aussi remise en cause. Le passage à une durée de formation de huit mois en école et de seize mois en pré-affectation sous forme de stages est assez généralement regretté. La formation est jugée trop courte et les sciences humaines n'y ont quasiment aucune place. La formation à l'usage des armes pendant la formation initiale comme pendant la suite de la carrière est critiquée. Qu'un policier soit censé ne faire que trois heures de tir par an explique en partie les accidents déplorés ces dernières années. La disparition de l'encadrement intermédiaire est également regrettée, en particulier en région parisienne. Si la hiérarchie supérieure est très présente et le recrutement à la base important, la hiérarchie intermédiaire fait défaut. Autant de thèmes liés au recrutement et à la formation qui nous semblent mériter réflexion.

Comme nous examinons le maintien de l'ordre sous l'angle de l'amélioration de la confiance entre police et population, on nous a souvent parlé de l'anonymat des policiers. Sans évoquer le floutage des visages, le matricule RIO, censé être visible en permanence, ne l'est pas pendant les opérations de maintien de l'ordre, parce que les tenues, dites de ninja, imposées pour les opérations, masquent le matricule. La difficulté nous semble facile à résoudre, ne serait-ce que par le port, par-dessus la tenue, d'une chasuble portant le numéro.

La technique de la nasse développée ces dernières années est révélatrice du glissement d'une mission de maintien de l'ordre vers une mission de police judiciaire, puisqu'employée en vue de procéder à des interpellations. L'évolution de la finalité des techniques de maintien de l'ordre ne favorise pas l'instauration de la confiance entre policiers et manifestants. On nous a souvent parlé de désescalade sur le terrain et de la disparition des officiers de liaison. Leur rétablissement dans le nouveau schéma national du maintien de l'ordre semble bienvenu et de nature à remplacer sur le terrain une culture de l'opposition par une culture de dialogue et de médiation.

De même, l'emploi des drones pour la surveillance des manifestations ne nous paraît pas aller dans le sens du rétablissement d'un lien humain entre le policier et le manifestant. On pourrait s'inspirer de l'expérience des pays étrangers. Au Royaume-Uni, des policiers présents de façon visible au cœur des cortèges peuvent informer à la fois leur hiérarchie sur l'ambiance de la manifestation, et les manifestants sur l'action policière en cours. On nous a rapporté que dans les manifestations des Gilets jaunes, il y a deux ans, des slogans hostiles à la police avaient remplacé les slogans du genre « La police avec nous ! ». Au fil de l'hostilité croissante, des gestes auraient pu rétablir la confiance, comme celui d'un commissaire de police qui, après les sommations, était venue expliquer aux manifestants leur sens juridique et leurs effets. Cet effort d'humanisation avait été reçu avec soulagement et avait changé la donne.

La perte de visibilité des missions de maintien de l'ordre est problématique. L'emploi de nasses pour les interpellations paraît en changer la nature, et le tuilage des services fait perdre de vue leurs vocations initiales. L'exemple classique est l'utilisation des brigades anti-criminalité (BAC) pour le maintien de l'ordre.

Je ne reviendrai pas sur les contrôles d'identité dont a parlé Catherine Teitgen-Colly.

Pour ce qui est du contrôle de l'activité policière, certains ont le sentiment que la police évolue en vase clos, dans un système non irrigué par l'extérieur. La hiérarchie supérieure reste présente mais, depuis la disparition de la hiérarchie intermédiaire chargée d'exercer un contrôle direct, la base est laissée en roue libre. Quant à l'Inspection générale de la police nationale (IGPN), l'Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN) et l'Inspection générale de l'administration (IGA), sans critiquer le travail de l'une ou de l'autre, elles posent les questions de l'impartialité objective et de la théorie de l'apparence. Si le juge rend la justice, encore faut-il que cela se voie. Telle la femme de César, l'IGPN et l'IGGN doivent être insoupçonnables, ce qui conduit à envisager la participation d'instances extérieures. La cheffe de l'IGPN, Mme Jullien, nous a fait part du projet de création d'un comité auquel participeraient des professionnels extérieurs, des représentants d'association, des magistrats ou des avocats. Une personne auditionnée évoquait l'hypothèse de faire intervenir un tel comité consultatif au niveau de la direction générale de la police nationale ou de la gendarmerie nationale. Ce sont des pistes auxquelles nous réfléchissons et que nous pourrons mentionner dans l'avis que nous rendrons au mois de janvier.

De par son caractère militaire, la gendarmerie possède une culture du retour d'expérience que n'a pas la police nationale. Les policiers eux-mêmes ont regretté l'absence d'un lieu où, après un événement, un accident ou une mission qui aurait mal tourné, ils pourraient « débriefer », le décortiquer entre eux, voire avec des tiers dignes de confiance, pour ne pas être pris en tenaille entre l'opérationnel et la sanction disciplinaire, et en tirer des leçons à faire remonter à la hiérarchie.

Nous retirons de nos auditions l'impression que le système n'est pas irrigué par le haut. J'ai mentionné la faible place des sciences humaines dans la formation initiale. À l'autre bout du spectre, la disparition de l'Institut national des hautes études de sécurité et de justice (INHESJ), outil de réflexion qui alimentait la hiérarchie policière et le ministère de l'Intérieur, nous paraît un signal inquiétant. Le système semble également manquer d'irrigation horizontale par échange avec les forces de police d'autres pays. Personne ne comprend que la France n'ait pas voulu participer au programme européen de recherche sur le maintien de l'ordre dans les manifestations GODIAC, réunissant des pays du Sud, de l'Est et du Nord et chargé de réfléchir et de comparer les pratiques.

Dans un système refermé sur lui-même, les policiers eux-mêmes expriment un malaise. Pour rétablir la confiance de la population dans la police, il faut commencer par rétablir la confiance de la police en elle-même et ne plus se borner aux indicateurs quantitatifs. En dépit du discours officiel, la culture du chiffre reste prégnante et vécue comme une contrainte susceptible d'éloigner les policiers de certaines de leurs missions. Mettre l'accent sur le nombre de contrôles d'identité à réaliser ou le nombre d'amendes forfaitaires à distribuer dans le mois éloigne le policier de sa mission de gardien de la paix, laquelle n'est pas quantifiable. Il faudrait donc définir des indicateurs qualitatifs. La police n'a pas encore fait sa révolution culturelle du service et de la qualité.

Comme le précisait Catherine Teitgen-Colly, ce que nous disons elle et moi n'engage que notre impression de rapporteurs à l'instant « t » d'un travail en cours. Nous saurons ce que la commission consultative des droits de l'Homme en pense lors de l'adoption de notre rapport et de notre avis, en janvier.

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