Commission d'enquête relative à l'état des lieux, la déontologie, les pratiques et les doctrines de maintien de l'ordre

Réunion du mercredi 25 novembre 2020 à 18h00

Résumé de la réunion

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  • CNCDH
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La réunion

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La séance est ouverte à 18 heures.

Présidence de M. Jean-Michel Fauvergue, président.

La Commission d'enquête entend en audition M. Jean-Marie Burguburu, président de la Commission nationale consultative des droits de l'Homme, accompagné de Mme Catherine Teitgen-Colly et M. Simon Foreman, membres, et de M. Thomas Dumortier, conseiller juridique.

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Mes chers collègues, nous recevons M. Jean-Marie Burguburu, président de la commission consultative des droits de l'Homme (CNCDH), accompagné de Mme Catherine Teitgen-Colly et M. Simon Foreman, membres, et de M. Thomas Dumortier, conseiller juridique.

La CNCDH s'intéresse particulièrement au thème de notre commission d'enquête. Elle y a notamment consacré une note d'actualité en novembre 2017. En janvier 2020, elle a rendu publique une déclaration sur les violences policières illégitimes pendant les manifestations des Gilets jaunes et elle conduit depuis plusieurs mois une réflexion globale sur l'usage de la force publique, s'agissant en particulier des modalités de l'organisation du maintien de l'ordre, réflexion qui devrait prochainement faire l'objet d'une publication.

L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Madame, messieurs, je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(M. Jean-Marie Burguburu, Mme Catherine Teitgen-Colly, M. Simon Foreman et M. Thomas Dumortier prêtent successivement serment.)

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Jean-Marie Burguburu, président de la commission nationale consultative des droits de l'Homme

La commission nationale consultative des droits de l'Homme, assimilée à une autorité administrative indépendante, n'est pas de création récente : elle a été créée en 1947 à l'instigation de René Cassin, prix Nobel de la paix.

Le rôle de la CNCDH est double. En interne, elle est le conseil indépendant des pouvoirs publics en matière de droits de l'Homme, de libertés fondamentales, de droits fondamentaux. À l'international, elle est le garant des engagements de la France en droit international humanitaire. Son rôle est proche de celui des organisations internationales en droit humanitaire, notamment les institutions de l'ONU, à Genève.

La CNCDH a reçu plusieurs mandats de l'État, dont l'un des plus anciens est le dépôt annuel d'un rapport sur l'état de la lutte contre le racisme, l'antisémitisme et les discriminations. Plus récemment, elle s'est vu confier l'élaboration de rapports relatifs à la lutte contre la haine anti-LGBT, au handicap ou à l'exploitation des êtres humains, sujets liés aux droits de l'Homme au sens large. Par conséquent, la CNCDH s'intéresse naturellement aux relations entre la police et la population et, corrélativement, au maintien de l'ordre.

Elle n'est pas uniquement composée de doctrinaires, avocats ou professeurs de droit ; elle plonge ses racines dans la vie quotidienne. Elle compte soixante-quatre membres, dont soixante désignés par le Premier ministre et quatre membres de droit : un membre de votre Assemblée, un sénateur, un membre du Conseil économique, social et environnemental et la Défenseure des droits, Claire Hédon. Les soixante autres membres sont répartis en deux collèges travaillant toujours ensemble. Le premier comprend une trentaine de personnes physiques, qualifiées pour leurs connaissances ou leur expérience en matière de droits de l'Homme : professeurs de droit, avocats, magistrats, journalistes. Les trente autres sont des représentants de personnes morales, c'est-à-dire d'organismes, d'associations, d'organisations non-gouvernementales, des principales confédérations syndicales, de la CGT au MEDEF, d'organisations humanitaires comme la Cimade (comité inter-mouvements auprès des évacués), du Secours catholique, d'ATD Quart-monde, d'organisations s'occupant du droit des handicapés, du droit des femmes, du droit de l'internet, des représentants des groupes LGBT, etc. Toutes ces personnes se réunissent au minimum une dizaine de fois par an en assemblée plénière – j'en tiendrai une demain, – qui émet des avis, des déclarations et des recommandations, publiés au Journal officiel. C'est dire le caractère officiel de notre activité. Tous ces membres sont nommés pour trois ans par le Premier ministre, le mandat des personnes physiques étant renouvelable une fois.

Un comité de coordination et un Bureau réunissent le président, les deux vice-présidentes et la secrétaire générale. La CNCDH emploie une douzaine de conseillers juridiques salariés et le secrétariat général. Il est hébergé, en toute indépendance, dans les locaux du Premier ministre.

Vous savez maintenant ce qu'est la CNCDH. Je suis presque certain que vous l'ignoriez, car elle est parfois trop discrète, mais depuis ma nomination, il y a une dizaine de mois, je m'efforce de mieux faire connaître son action.

Elle n'a pas pour mission de gêner l'action du gouvernement mais de lui rappeler les engagements internes et externes de la France en matière de droits de l'Homme, c'est-à-dire la Constitution et, dans le bloc constitutionnel, la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen du 26 août 1789, la Déclaration universelle des droits de l'Homme adoptée par l'assemblée générale des Nations unies en 1948 et la déclaration européenne des droits de l'Homme de 1950. Ces contraintes juridiques obligent la France non en raison d'engagements internationaux mais au regard du bloc constitutionnel. Les droits de l'Homme font partie du système républicain. On ne peut gérer correctement la République sans avoir présents à l'esprit les droits de l'Homme et sans les respecter, car ils sont la démocratie.

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Votre commission s'est intéressée, à plusieurs reprises, au maintien de l'ordre et aux interventions des forces de l'ordre. Quel est son point de vue en la matière ?

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Jean-Marie Burguburu, président de la commission nationale consultative des droits de l'Homme

La règle générale est la suivante. Le maintien de l'ordre est nécessaire. La Déclaration de 1789 y faisait déjà référence. Sans doute les manifestations étaient-elles différentes mais, dans un État constitué, l'organisation de la société nécessite une force de l'ordre, laquelle doit être proportionnée à l'usage qui en est fait, sur instruction des pouvoirs publics, en l'espèce, du gouvernement, c'est-à-dire du ministre de l'Intérieur, des préfets ou d'autres instances. Non seulement le maintien de l'ordre n'est pas en soi critiquable, mais il est nécessaire. La question est de savoir dans quel but on l'exerce, avec quels moyens et en fonction de quelles considérations. J'entends bien que ni un policier ni un gendarme ne pratique le maintien de l'ordre avec, dans la main droite, un instrument contondant et, dans la main gauche, les textes de loi. Mais nous estimons que dans leur nécessaire formation, qui doit prendre du temps, on leur fournit les moyens d'avoir présents à l'esprit les impératifs qui font de la France un État démocratique et non une dictature où les forces de l'ordre seraient employées dans des desseins autres que ceux strictement nécessaires.

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Catherine Teitgen-Colly, membre de la commission nationale consultative des droits de l'homme

Nous travaillons sur les relations entre forces de l'ordre et population. Notre interrogation n'est pas entièrement nouvelle, puisque nous avons déjà rendu deux avis en ce domaine, l'un en 2016, sur les pratiques des contrôles d'identité, l'autre, le 23 février 2017, sur la loi relative à la sécurité publique. Nous indiquions dans ce dernier, au paragraphe 7, que « Devront tôt ou tard être posées les difficiles questions des missions de la police, de son rapport au public, des conditions statutaires et matérielles de ses fonctionnaires […]. Elles devront l'être selon des modalités permettant l'émergence d'un débat public, qui seul sera à même de créer les conditions d'une réforme reposant sur des bases suffisamment partagées ». Nous vous remercions donc de nous avoir invités à participer à un élément du débat public sur ce sujet.

Depuis ces rapports, des événements dramatiques se sont produits, qui conduisent à s'interroger sur la confiance des citoyens dans les forces de l'ordre.

Nous n'avons pas encore pris position : notre avis devrait être rendu au mois de janvier, mais nous avons procédé à un certain nombre d'auditions. Entamées au printemps dernier, elles ont été interrompues par le confinement. Nous avons commencé par entendre des sociologues ayant travaillé sur les rapports entre la police et la population. En septembre et octobre, nous avons organisé des auditions quasi hebdomadaires de représentants de forces de l'ordre, de syndicats, d'autorités morales, d'associations d'usagers, de corps d'inspection de la police et ce sera, dans les jours qui viennent, le tour de la gendarmerie. Par conséquent, l'avis de la CNCDH n'a encore été ni rédigé ni approuvé. Notre expression doit rester prudente pour ne pas présenter comme l'opinion de la commission ce que nous retirons des auditions organisées jusqu'à maintenant.

Nous avons d'abord constaté le haut niveau de défiance de la population à l'égard des forces de l'ordre, sentiment désormais bien connu. Il s'agit donc de rétablir la confiance. Il ressort des auditions que ce rétablissement nécessite de rappeler les missions des forces de l'ordre. L'article 12 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen, qui pose les principes fondamentaux de notre démocratie, dispose : « La garantie des droits de l'homme et du citoyen nécessite une force publique ; cette force est donc instituée pour l'avantage de tous. » Relevons que la police est mentionnée à propos de la garantie des droits de l'Homme et du citoyen. La mission de la police est donc bien d'assurer, comme le disait Waldeck-Rousseau, la garantie de ces droits.

Il importe de rappeler que la police est au service de la population. Toutefois, les exigences de sécurité qui ne cessent de se renforcer conduisent à perdre de vue la priorité des missions de la police : garantir les droits de l'Homme et du citoyen. De ce fait, on voit apparaître une défiance à l'encontre de la manière d'assurer le maintien de l'ordre.

Notre objectif est moins de dénoncer les violences policières que de nous interroger sur la manière de rétablir la confiance entre les forces de l'ordre et la population. Recréer un dialogue entre la population et les forces de l'ordre passe par l'information. Il ressort de diverses auditions un manque total d'information, des citoyens comme des services de police eux-mêmes, sur la manière d'exercer cette mission. Or le citoyen a un droit de regard sur le fonctionnement de la police. Il doit obtenir l'information dont il a besoin. Nos auditions montrent une exigence de transparence, la nécessité de lutter contre l'opacité et d'éviter ce que certains appellent le déni des violences policières, qui doivent être reconnues et non « euphémisées ». Parler de bavure policière signifie que, de temps à autre, un policier commettrait un acte moins respectueux de la déontologie ou, plus grave, du code pénal. Il convient donc d'abord de dire ce que sont ces violences, d'en prendre acte, de les mesurer, d'en identifier les auteurs, de situer le problème dans la chaîne hiérarchique.

Il convient également de prendre acte de la perception de la violence policière par l'opinion publique. Celle-ci n'est peut-être pas identique dans toutes les strates de la population, car une partie de la population est directement concernée par les violences et des contrôles d'identité discriminatoires, qui s'apparentent à des contrôles au faciès. Certes, ils sont réprimés par les juridictions mais tout le monde ne va pas devant une juridiction…

Il faut aussi prendre acte du malaise policier. Lors ces auditions, ils ont exprimé un fort malaise lié non seulement aux conditions matérielles du travail ou à l'insuffisance du matériel, mais aussi à l'organisation de la hiérarchie.

Après avoir posé le cadre général, je laisserai à parole à Simon Foreman, qui est avec moi rapporteur de l'avis que devons rendre en janvier. Notre premier souci est de mesurer l'ampleur de ces violences et les sanctions prononcées à l'encontre des auteurs de comportements répréhensibles, mais nous n'avons pas d'indicateurs des dommages causés, pas plus que sur les dysfonctionnements quotidiens de la police de tous les jours et de l'accueil dans les commissariats.

Les premières auditions ont mis en lumière l'exigence d'une application réelle de l'article 15 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen : « La société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration. »

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Simon Foreman, membre de la commission nationale consultative des droits de l'Homme

L'angle de la réflexion que nous conduisons depuis un an est plus large que la vôtre : votre commission d'enquête concentre ses travaux sur le maintien de l'ordre alors que nous examinons plus globalement la relation de la population avec les forces de l'ordre.

Les nombreux policiers, syndiqués ou non, que nous avons rencontrés depuis plusieurs mois, ont fréquemment dénoncé de très mauvaises conditions de travail génératrices de mal-être. Certaines résultent de manques de moyens, tandis que d'autres pourraient être corrigées sans incidence financière. Ils nous ont dit que les jeunes recrues étaient le plus souvent affectées en région parisienne ou dans de grandes villes, alors que les candidats aux concours proviennent de l'ensemble du territoire. Ils regrettent une déterritorialisation du policier qui, dès sa sortie d'école, est affecté dans une grande ville qu'il ne connaît pas, sur des territoires difficiles. C'est une difficulté que ne connaissent pas les gendarmes, qui vivent en caserne et sont connus de la population locale.

En matière de ressources humaines, le métier de policier semble mal perçu de l'intérieur même de la fonction. Il y a un mal-être policier. On évoque souvent un taux de suicide bien plus élevé que la moyenne. De ce mal-être résulte une perte d'attractivité, qui entraîne une baisse de qualité du recrutement. Les derniers concours n'ont pas permis de couvrir le nombre de places ouvertes, supérieur à celui de candidats reçus.

La qualité de la formation est aussi remise en cause. Le passage à une durée de formation de huit mois en école et de seize mois en pré-affectation sous forme de stages est assez généralement regretté. La formation est jugée trop courte et les sciences humaines n'y ont quasiment aucune place. La formation à l'usage des armes pendant la formation initiale comme pendant la suite de la carrière est critiquée. Qu'un policier soit censé ne faire que trois heures de tir par an explique en partie les accidents déplorés ces dernières années. La disparition de l'encadrement intermédiaire est également regrettée, en particulier en région parisienne. Si la hiérarchie supérieure est très présente et le recrutement à la base important, la hiérarchie intermédiaire fait défaut. Autant de thèmes liés au recrutement et à la formation qui nous semblent mériter réflexion.

Comme nous examinons le maintien de l'ordre sous l'angle de l'amélioration de la confiance entre police et population, on nous a souvent parlé de l'anonymat des policiers. Sans évoquer le floutage des visages, le matricule RIO, censé être visible en permanence, ne l'est pas pendant les opérations de maintien de l'ordre, parce que les tenues, dites de ninja, imposées pour les opérations, masquent le matricule. La difficulté nous semble facile à résoudre, ne serait-ce que par le port, par-dessus la tenue, d'une chasuble portant le numéro.

La technique de la nasse développée ces dernières années est révélatrice du glissement d'une mission de maintien de l'ordre vers une mission de police judiciaire, puisqu'employée en vue de procéder à des interpellations. L'évolution de la finalité des techniques de maintien de l'ordre ne favorise pas l'instauration de la confiance entre policiers et manifestants. On nous a souvent parlé de désescalade sur le terrain et de la disparition des officiers de liaison. Leur rétablissement dans le nouveau schéma national du maintien de l'ordre semble bienvenu et de nature à remplacer sur le terrain une culture de l'opposition par une culture de dialogue et de médiation.

De même, l'emploi des drones pour la surveillance des manifestations ne nous paraît pas aller dans le sens du rétablissement d'un lien humain entre le policier et le manifestant. On pourrait s'inspirer de l'expérience des pays étrangers. Au Royaume-Uni, des policiers présents de façon visible au cœur des cortèges peuvent informer à la fois leur hiérarchie sur l'ambiance de la manifestation, et les manifestants sur l'action policière en cours. On nous a rapporté que dans les manifestations des Gilets jaunes, il y a deux ans, des slogans hostiles à la police avaient remplacé les slogans du genre « La police avec nous ! ». Au fil de l'hostilité croissante, des gestes auraient pu rétablir la confiance, comme celui d'un commissaire de police qui, après les sommations, était venue expliquer aux manifestants leur sens juridique et leurs effets. Cet effort d'humanisation avait été reçu avec soulagement et avait changé la donne.

La perte de visibilité des missions de maintien de l'ordre est problématique. L'emploi de nasses pour les interpellations paraît en changer la nature, et le tuilage des services fait perdre de vue leurs vocations initiales. L'exemple classique est l'utilisation des brigades anti-criminalité (BAC) pour le maintien de l'ordre.

Je ne reviendrai pas sur les contrôles d'identité dont a parlé Catherine Teitgen-Colly.

Pour ce qui est du contrôle de l'activité policière, certains ont le sentiment que la police évolue en vase clos, dans un système non irrigué par l'extérieur. La hiérarchie supérieure reste présente mais, depuis la disparition de la hiérarchie intermédiaire chargée d'exercer un contrôle direct, la base est laissée en roue libre. Quant à l'Inspection générale de la police nationale (IGPN), l'Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN) et l'Inspection générale de l'administration (IGA), sans critiquer le travail de l'une ou de l'autre, elles posent les questions de l'impartialité objective et de la théorie de l'apparence. Si le juge rend la justice, encore faut-il que cela se voie. Telle la femme de César, l'IGPN et l'IGGN doivent être insoupçonnables, ce qui conduit à envisager la participation d'instances extérieures. La cheffe de l'IGPN, Mme Jullien, nous a fait part du projet de création d'un comité auquel participeraient des professionnels extérieurs, des représentants d'association, des magistrats ou des avocats. Une personne auditionnée évoquait l'hypothèse de faire intervenir un tel comité consultatif au niveau de la direction générale de la police nationale ou de la gendarmerie nationale. Ce sont des pistes auxquelles nous réfléchissons et que nous pourrons mentionner dans l'avis que nous rendrons au mois de janvier.

De par son caractère militaire, la gendarmerie possède une culture du retour d'expérience que n'a pas la police nationale. Les policiers eux-mêmes ont regretté l'absence d'un lieu où, après un événement, un accident ou une mission qui aurait mal tourné, ils pourraient « débriefer », le décortiquer entre eux, voire avec des tiers dignes de confiance, pour ne pas être pris en tenaille entre l'opérationnel et la sanction disciplinaire, et en tirer des leçons à faire remonter à la hiérarchie.

Nous retirons de nos auditions l'impression que le système n'est pas irrigué par le haut. J'ai mentionné la faible place des sciences humaines dans la formation initiale. À l'autre bout du spectre, la disparition de l'Institut national des hautes études de sécurité et de justice (INHESJ), outil de réflexion qui alimentait la hiérarchie policière et le ministère de l'Intérieur, nous paraît un signal inquiétant. Le système semble également manquer d'irrigation horizontale par échange avec les forces de police d'autres pays. Personne ne comprend que la France n'ait pas voulu participer au programme européen de recherche sur le maintien de l'ordre dans les manifestations GODIAC, réunissant des pays du Sud, de l'Est et du Nord et chargé de réfléchir et de comparer les pratiques.

Dans un système refermé sur lui-même, les policiers eux-mêmes expriment un malaise. Pour rétablir la confiance de la population dans la police, il faut commencer par rétablir la confiance de la police en elle-même et ne plus se borner aux indicateurs quantitatifs. En dépit du discours officiel, la culture du chiffre reste prégnante et vécue comme une contrainte susceptible d'éloigner les policiers de certaines de leurs missions. Mettre l'accent sur le nombre de contrôles d'identité à réaliser ou le nombre d'amendes forfaitaires à distribuer dans le mois éloigne le policier de sa mission de gardien de la paix, laquelle n'est pas quantifiable. Il faudrait donc définir des indicateurs qualitatifs. La police n'a pas encore fait sa révolution culturelle du service et de la qualité.

Comme le précisait Catherine Teitgen-Colly, ce que nous disons elle et moi n'engage que notre impression de rapporteurs à l'instant « t » d'un travail en cours. Nous saurons ce que la commission consultative des droits de l'Homme en pense lors de l'adoption de notre rapport et de notre avis, en janvier.

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Je vous remercie. Nous n'avons jamais eu envie d'interrompre votre présentation qui a pourtant duré près de quarante minutes. Votre propos est d'autant plus intéressant qu'il rejoint les préoccupations qui nous animent. Les rapports entre les Français et leur police nécessitent un état des lieux, qui est le premier sujet de notre commission d'enquête.

Vous rendrez un rapport en janvier, en sorte que notre calendrier est presque calé sur le vôtre. J'aurais préféré que nous rendions le nôtre après avoir pu l'enrichir grâce au vôtre, mais la présentation de vos travaux nous néanmoins sera très utile.

En janvier 2017, vous avez déjà, de manière prémonitoire, alertée. Nous avions d'ailleurs créé lors de la précédente législature une commission d'enquête relative au maintien de l'ordre dont j'étais membre. En janvier 2017, vous aviez rédigé une note formulant plusieurs recommandations visant à mieux encadrer les pratiques de contrôle, insistant notamment sur la formation.

Les recommandations de la CNCDH ne servent-elles à rien puisque, trois ans plus tard, nous sommes amenés à poser les mêmes questions ? Vous êtes un organisme dont on entend parler mais dont on ne connaît pas toujours bien les avis et recommandations. Comment ressentez-vous la non-prise en compte de votre travail ?

Le 28 janvier 2020, le CNCDH a fait une déclaration sur les violences policières illégitimes et évoqué « une rhétorique de la riposte » de la part des pouvoirs publics pour répondre aux violences commises par certains manifestants. Sur quelles observations cette analyse repose-t-elle ? Après tout, si les forces de police prennent des pavés sur la figure et interviennent à leur tour pour faire cesser le trouble dont elles-mêmes ou d'autres sont victimes, cela apparaît moins comme une « rhétorique de la riposte » que comme de la légitime défense. Les rapports entre la population et la police se tendent, ce qui inquiète les législateurs soucieux de la République et de la démocratie que nous sommes. Nous savons le rôle que doit jouer la police pour la protection des citoyens dans tous les aspects de leur vie, y compris quand ils manifestent.

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Catherine Teitgen-Colly, membre de la commission nationale consultative des droits de l'homme

Le suivi des avis est un problème, comme l'insuffisante connaissance de la commission nationale consultative des droits de l'Homme. C'est tout de même incroyable, dans la mesure où la création de cette institution, en 1947, époque de l'adoption la Déclaration universelle des droits de l'Homme, a été voulue par René Cassin pour faire connaître le sentiment de l'opinion publique ! Et alors qu'on recherche à connaître ce sentiment en créant de multiples commissions, on ignore parfois nos travaux, à telle enseigne que la commission doit souvent se saisir elle-même, comme elle en a la compétence, pour traiter notamment des projets ou propositions de loi susceptibles de porter atteinte aux droits et libertés.

Nous ne sommes pas les seuls à rencontrer une difficulté de suivi, puisque la Défenseure des droits, dont nous avons auditionné les responsables du pôle déontologie de la sécurité, la partage – ou la partageait, s'agissant de son prédécesseur. Des avis sont rendus dans une certaine indifférence, ce qui est d'autant plus regrettable que, comme l'indiquait le président, ils sont le fruit d'un travail de réflexion et d'auditions en vue de comprendre ce que ressent la société civile sur des sujets essentiels. Grâce au formidable relais des ONG, des syndicats, des représentants des grands courants de pensée et religieux, nous sommes en présence d'un outil de connaissance.

Les avis sont publiés au Journal officiel. Tant mieux si l'audition de notre commission permet de la faire davantage connaître. Nous sommes d'ailleurs régulièrement auditionnés par les deux assemblées.

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Simon Foreman, membre de la commission nationale consultative des droits de l'Homme

S'agissant de la « rhétorique de la riposte », je n'ai pas la mémoire précise de la formulation de notre déclaration de janvier, adoptée en fonction de l'actualité de l'époque. Cela devait faire référence à un discours du Président de la République ou du Premier ministre. Cette image nous a paru critiquable car la police ne doit pas être présentée aux citoyens comme étant dans un camp contre un autre. Lorsque la police assure le maintien de l'ordre pendant une manifestation, elle a pour mission première, selon l'article 12 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen, de permettre son bon déroulement. Il ne s'agit pas de nier l'existence de personnes mal intentionnées, violentes, venues pour « casser » du policier, mais de rappeler que la police n'est pas là pour riposter et que sa mission première est d'assurer la pacification et de permettre aux manifestants d'exercer une liberté. Quant à ceux qui violent la loi, on ne répond pas à un jet de pavés par un jet de pavés mais par une interpellation et la mise en œuvre d'une procédure judiciaire.

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Nous entendons des voix discordantes en matière de judiciarisation du maintien de l'ordre. Le procureur de la République de Paris que nous venons d'auditionner estime que l'autorité judiciaire étant, selon l'article 66 de la Constitution, garante des libertés individuelles, la judiciarisation va plutôt dans le bon sens. À l'inverse, la Défenseure des droits ou des représentants d'ONG y sont hostiles. Quelle est votre position ?

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Simon Foreman, membre de la commission nationale consultative des droits de l'Homme

Il convient de préciser les termes. Je ne sais pas ce que la Défenseure des droits ou les ONG veulent dire en s'opposant à la judiciarisation du maintien de l'ordre. Si l'alternative est entre traiter la violence des casseurs par la voie judiciaire ou les traiter par un retour de violence, il faut retenir la judiciarisation. Le maintien de l'ordre relève de la compétence de la police administrative mais, en cas de délit, des officiers de police judiciaire doivent intervenir pour y mettre un terme et on bascule dans une activité de police judiciaire. Mais il me manque le contexte des prises de position auxquelles vous vous référez.

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Catherine Teitgen-Colly, membre de la commission nationale consultative des droits de l'homme

Encore faut-il savoir ce qu'on entend par judiciarisation. Toutes les décisions administratives relatives à une manifestation relèvent, si elles sont contestées, de la compétence du juge administratif. En revanche, si l'on glisse de la police administrative vers la police judiciaire par des opérations d'interpellation, cela relève de la compétence du juge judiciaire. Mais je ne sais pas très bien non plus ce dont il s'agit.

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Il s'agit exactement de cela. Lors de troubles à l'ordre public et de manifestations graves marquées par la répétition de faits délictuels, les interpellations et des procédures judiciaires sont, nous disait le procureur, de mieux en mieux ciblées et font l'objet de procédures de plus en plus solides. Mais, dans ce domaine précis, il y a des discours opposés.

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Jean-Marie Burguburu, président de la commission nationale consultative des droits de l'Homme

Le droit de manifester, liberté fondamentale, ne comporte, ni explicitement ni implicitement, le droit de casser, de molester des policiers ou de se livrer à des déprédations diverses. Seules les libertés d'opinion et d'expression sont garanties. Si, au cours d'une manifestation, des personnes, dans la manifestation ou à l'occasion de la manifestation, se livrent à des actes répréhensibles, peut intervenir, et je doute que la CNCDH ait quoi que ce soit à y redire, une judiciarisation, qui commence par l'interpellation. Le problème est celui de l'interpellation. Lorsque l'on peut apporter la preuve, par la flagrance ou par d'autres éléments, qu'une personne individuelle a commis un acte répréhensible, c'est relativement facile, mais lorsque les faits sont commis en groupe ou par une personne cachée au sein d'un groupe, ça l'est beaucoup moins. La judiciarisation est la conséquence judiciaire après interpellation de la constatation d'actes répréhensibles, suivie d'une garde à vue et, le cas échéant, d'une présentation devant le juge d'instruction. C'est un processus normal qui n'est pas contraire à la liberté de manifester, car manifester, ce n'est pas commettre des actes répréhensibles.

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Vous êtes plutôt sur la ligne du procureur de la République.

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Jean-Marie Burguburu, président de la commission nationale consultative des droits de l'Homme

Cela ne me surprend pas, d'une part, parce que, bien que président de la CNCDH, je reste avocat, d'autre part, parce que cela ne doit pas poser de problème pour des gens agissant de bonne foi. Si les manifestations se déroulaient sans déprédations ni actes violents, à l'encontre, soit des forces de l'ordre, soit de contre-manifestants, soit de tiers non intéressés, et sans déprédations sur des biens, la question ne se poserait même pas. Si on défile en hurlant des slogans et en brandissant des pancartes, la libre manifestation est assurée sans problème, mais ce n'est hélas plus ainsi.

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Simon Foreman, membre de la commission nationale consultative des droits de l'Homme

Je ne suis pas certain que les deux discours soient incompatibles. Rappelons que l'encadrement d'une manifestation relève du maintien de l'ordre et non de la police judiciaire. Normalement, il n'a pas à être judiciarisé. La police judiciaire n'a pas sa place dans le maintien de l'ordre. En revanche, dès lors qu'on déborde de l'exercice pacifique de la liberté de manifestation et que des délits sont commis, d'évidence, leur traitement doit être judiciaire.

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Je suis d'accord avec vous : le maintien de l'ordre est administratif et bascule dans le judiciaire quand des exactions ou des délits sont commis. Il n'y a pas de double discours, mais il y a des discours entièrement différents. L'un est tenu par le procureur de la République, d'autres le sont par des ONG, certaines organisations tenant un discours ambigu consistant à dire : pas de judiciarisation. Sur le terrain, vous venez de le dire, quand sont commis des actes de casse, des délits ou des agressions contre les forces de l'ordre mais aussi contre d'autres manifestants ou des commerçants, on passe à la judiciarisation par des interpellations et sous l'autorité des magistrats, garants de la liberté individuelle.

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Jean-Marie Burguburu, président de la commission nationale consultative des droits de l'Homme

Il ne peut en être autrement. Il n'y a pas de difficulté à ce sujet. Soyez assuré que du côté de la CNCDH, il n'y a pas de double discours. Veuillez le noter !

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Jean-Marie Burguburu, président de la commission nationale consultative des droits de l'Homme

Nous sommes d'accord.

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J'entends par double discours deux discours tenus par la même personne, là, il y a deux discours tenus par des organisations différentes.

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Catherine Teitgen-Colly, membre de la commission nationale consultative des droits de l'homme

Nous sommes en difficulté pour répondre, dans la mesure où nous ne connaissons pas l'analyse complète de la Défenseure des droits.

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Avez-vous été associés, d'une manière ou d'une autre, à l'élaboration du nouveau schéma national du maintien de l'ordre ?

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Jean-Marie Burguburu, président de la commission nationale consultative des droits de l'Homme

Non ! La CNCDH devrait être consultée par les pouvoirs publics – le ministère de l'Intérieur, le Premier ministre – et les deux assemblées sur les sujets touchant aux droits de l'Homme, mais nous ne le sommes, hélas ! pas suffisamment. Heureusement, nous avons un droit d'auto-saisine sur des sujets liés aux droits de l'Homme, à partir duquel nous élaborons nos avis, déclarations et recommandations.

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Vous pourriez donc émettre un avis sur le nouveau schéma.

Le code de déontologie commun à la police et à la gendarmerie, élaboré à partir de 2014, n'a que six ans, mais tout change vite. Le considérez-vous toujours bien adapté ou doit-il fait l'objet de quelques révisions ?

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Catherine Teitgen-Colly, membre de la commission nationale consultative des droits de l'homme

C'est une question que nous n'avons pas examinée. Il faudrait que nous nous livrions à une étude sérieuse et que nous en discutions entre nous.

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Jean-Marie Burguburu, président de la commission nationale consultative des droits de l'Homme

Nous allons le faire dans le rapport sur la police et la population, mais nous pouvons d'ores et déjà dire que le principe même d'un code de déontologie de l'action policière est en soi une excellente chose.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Merci beaucoup de vos interventions riches qui nous ont éclairés sur de nombreux points.

La séance est levée à 19 heures.

Membres présents ou excusés

Présents. - M. Jean-Michel Fauvergue, M. Jérôme Lambert, Mme Constance Le Grip

Excusé. - M. Charles de la Verpillière