Intervention de Jacky Coulon

Réunion du jeudi 26 novembre 2020 à 16h00
Commission d'enquête relative à l'état des lieux, la déontologie, les pratiques et les doctrines de maintien de l'ordre

Jacky Coulon, secrétaire général de l'Union syndicale des magistrats :

Nous représentons l'Union syndicale des magistrats, le syndicat majoritaire chez les magistrats. Apolitique et pluraliste, il réunit un quart des magistrats français et a recueilli 64 % des voix aux dernières élections professionnelles. Je souhaitais nous présenter rapidement, parce que, si nous avons l'habitude d'intervenir devant la commission des Lois, certains députés de cette commission d'enquête nous connaissent moins.

Le contexte juridique dans lequel intervient votre commission est tout à fait particulier. Plusieurs textes de nature différente ont été récemment publiés – ainsi le schéma national de maintien de l'ordre (SNMO) au mois de septembre – ou sont en discussion : la proposition de loi pour la sécurité globale a été adoptée par l'Assemblée nationale cette semaine ; d'autres sont annoncés, comme le projet de loi confortant les principes républicains. Ce contexte donne lieu à des débats dans la société, ainsi que l'illustre une chronique de maître Spinosi, avocat au Conseil d'État, parue hier dans Le Monde sous le titre : « Avec toutes ces lois sécuritaires, nous construisons les outils de notre asservissement de demain ». Voilà qui est de nature à tous nous interpeller sur des débats d'une actualité brûlante.

L'Union syndicale des magistrats est attachée à l'État de droit et au respect des libertés fondamentales auxquelles participe la séparation des pouvoirs. À ce titre, elle met en garde contre toute remise en cause de la distinction entre police administrative et police judiciaire. Au premier rang des libertés fondamentales se trouve la liberté de manifester publiquement son opinion : il serait inconcevable en démocratie que soit instauré un régime d'autorisation administrative de manifester. Seule l'autorité judiciaire doit pouvoir limiter cette liberté ; pourtant, alors même qu'elle découle de la Déclaration des droits de l'Homme, cette liberté n'est reconnue par aucun texte législatif. Le législateur a manqué l'occasion de le faire dans le cadre de la loi du 10 avril 2019, sur laquelle je reviendrai.

La liberté fondamentale de manifester doit être conciliée avec la nécessaire préservation de l'ordre public, qui garantit la sûreté des personnes impliquées ou non dans les manifestations, à quelque titre que ce soit : les manifestants, les membres des forces de l'ordre et les tiers, qu'ils se soient introduits dans la manifestation ou qu'ils aient été de simples passants. La sûreté des biens est également reconnue par la Déclaration des droits de l'homme et doit évidemment être prise en compte dans la conciliation des libertés fondamentales. Tant qu'aucune infraction n'est commise, on se trouve dans le domaine de la police administrative : l'autorité judiciaire n'intervient que pour autoriser ou requérir des atteintes aux libertés, comme les réquisitions de contrôle d'identité, qui sont prévues aux articles 78-2 et suivants du code de procédure pénale ; mais, en principe, elle n'a pas à s'immiscer dans ce qui relève de la police administrative.

Il en va tout autrement dès qu'une infraction est commise ou qu'une personne se plaint d'en être la victime. C'est alors à l'autorité judiciaire, et à elle seule, d'avoir le monopole des investigations pénales, quelle que soit la qualité du plaignant. Certains, y compris devant vous, je crois, ont dénoncé une différence de traitement selon que le plaignant était un manifestant ou un membre des forces de l'ordre. C'est oublier que ces deux types d'enquête relèvent de deux situations tout à fait différentes : mis à part les militaires en opération, seul un membre des forces de sécurité intérieure peut légitimement faire usage de la force, à la double condition qu'elle soit proportionnée et absolument nécessaire à l'exercice de ses missions. Pour savoir si cette condition est remplie, il faudra une enquête approfondie, qui prendra nécessairement du temps – c'est ce que l'on appelle le temps judiciaire. Il est impératif qu'elle soit menée par une autorité judiciaire indépendante, pour éviter tout soupçon d'une justice qui couvrirait l'action du pouvoir exécutif caractérisée, en l'occurrence, par l'action de la police.

Dans le cadre des opérations de maintien de l'ordre, les blessures occasionnées aux manifestants sont, le plus souvent, le fait de fonctionnaires d'unités de sécurité publique qui sont amenés à intervenir alors que ce n'est pas leur métier habituel et qu'ils sont parfois insuffisamment formés et équipés : c'est toute la question de l'intervention des brigades anti-criminalité (BAC) au sein des unités de maintien de l'ordre. L'usage d'armes dites intermédiaires comme le lanceur de balles de défense (LBD) est délicat : s'il permet de viser plus précisément que son ancêtre, le flash-ball, et qu'il est interdit de viser au niveau du visage, la cible est mouvante, elle peut se baisser ou être subitement cachée par quelqu'un qui passe ; c'est ainsi que peuvent se produire des accidents, surtout lorsque le fonctionnaire de police n'est pas suffisamment formé à l'usage de cette arme dans les circonstances très difficiles du maintien de l'ordre. On peut concevoir l'usage du LBD dans une intervention de police judiciaire, lors d'une émeute urbaine, par exemple, mais dans le cadre du maintien de l'ordre, dans une manifestation avec beaucoup de personnes, c'est beaucoup plus difficile.

Néanmoins, compte tenu de la mission des forces de l'ordre et de l'augmentation de la violence qu'elles rencontrent de la part des manifestants ou de ceux qui se sont introduits dans les manifestations, il ne paraît pas envisageable de les priver de l'usage de ces armes intermédiaires. Mais il faut que l'usage en soit réservé à des fonctionnaires formés, spécialisés et qui agissent sur les instructions d'un supérieur. De ce point de vue, l'USM approuve les préconisations du schéma national de maintien de l'ordre, qui prévoit explicitement l'intervention d'un superviseur.

Certains dénoncent un prétendu laxisme des juges pour les faits commis en marge des manifestations, soit par des manifestants, soit par des individus s'étant introduits dans la manifestation, en invoquant, d'une part, le faible nombre de condamnations et, d'autre part, leur indulgence injustifiée. Il est vrai que le nombre de classements sans suite et de relaxes est plus important que ce que l'on rencontre d'habitude. Il se justifie en fait par un manque de preuves, en raison de l'insuffisance des procédures établies en cette matière. L'expérience montre que la qualité d'enquêteur de police judiciaire est peu compatible avec la participation aux opérations de maintien de l'ordre et la qualité des procédures s'en ressent : comment concevoir qu'un fonctionnaire de police qui procéderait à une interpellation, dans le cadre du maintien de l'ordre, puisse, sans abandonner sa mission, mener les investigations de police judiciaire ?

Dans ces conditions, on a assisté à un certain nombre de remises en liberté et de classements sans suite des procédures, à la suite d'interpellations manifestement irrégulières au regard de la loi, dans la mesure où elles n'avaient pas été suivies d'une notification des droits des gardés à vue. Qui plus est, les preuves permettant d'incriminer la personne interpellée sont souvent insuffisantes pour justifier des poursuites ou une condamnation : c'est tout le problème de l'identification de la personne auteure de l'infraction. C'est pourquoi l'USM est favorable à l'usage de moyens tels que les drones, à condition qu'ils soient limités à la surveillance de l'espace public dans un cadre juridique déterminé par la loi. Le Conseil d'État avait d'ailleurs eu l'occasion de dire que l'on ne pouvait utiliser les drones sans cadre juridique législatif.

Le second élément qui pourrait permettre d'améliorer les preuves pour exercer des poursuites et obtenir la condamnation des auteurs d'infraction, c'est l'utilisation de produits de marquage ciblé – de l'ADN synthétique – sur la peau ou les vêtements de la personne visée. C'est aussi l'usage des caméras-piétons qui peuvent servir de preuve à la condition que l'on ait l'absolue certitude que la vidéo n'ait pas été manipulée. Mais, pour que ces éléments de preuve soient utiles, encore faut-il que la justice soit dotée de moyens matériels et humains pour les exploiter.

Certains regrettent que les peines d'emprisonnement ne soient ni systématiques ni d'assez longue durée. À ceux-là, il convient de rappeler que le code pénal prévoit bien d'autres peines et que l'emprisonnement ne peut être prononcé que lorsque toute autre peine paraît manifestement inadaptée à la personnalité des prévenus – les profils des personnes interpellées sont extrêmement variables et s'apparentent assez peu souvent à celui de délinquants et casseurs « professionnels », si je puis dire – et aux circonstances des faits. Il arrive aussi que les peines prononcées soient jugées exagérément sévères par d'autres : à l'occasion de débats, on m'a cité des cas de condamnations manifestement disproportionnées au regard des faits commis. Une telle constatation est de nature à relativiser la critique précédente d'une insuffisante sévérité à l'égard des personnes poursuivies à l'occasion de tels événements.

Sur le plan juridique, la dernière loi promulguée dans cette matière est celle du 10 avril 2019 visant à renforcer et garantir le maintien de l'ordre public dans les manifestations. Cette loi a complété le dispositif législatif antérieur, notamment en permettant d'utiliser les procédures rapides, comme la comparution immédiate ou la convocation par procès-verbal, pour les infractions commises à l'occasion d'attroupements. Elle a aussi prévu la peine complémentaire d'interdiction de manifester. C'était là, à notre sens, l'occasion – manquée – pour le législateur d'ériger, dans un premier temps, la liberté de manifester en principe, avant de présenter, dans un second, ses exceptions. L'USM avait déjà eu l'occasion de souligner que la situation la préoccupait, bien avant les manifestations des Gilets jaunes, à la suite de la réintégration dans le droit commun de mesures auparavant réservées à la lutte contre le terrorisme ou de l'accumulation de nouveaux délits, souvent aux seules fins d'ouvrir la possibilité de placer des personnes en garde à vue – ainsi la création du délit de dissimulation du visage à l'occasion d'une manifestation.

Nous avons également fait savoir que les nombreuses interpellations réalisées à l'occasion de ces manifestations avaient mis la justice en difficulté pour répondre à l'afflux de procédures. Ce problème est à la fois celui des moyens nécessaires à leur traitement – les milliers de gardes à vue à gérer en particulier le week-end – et celui du statut du parquet. En effet, l'insuffisante indépendance du parquet, cautionnée par le Gouvernement et le Conseil constitutionnel, ne permet pas de mettre fin au doute sur la manière dont les procédures sont conduites, et les accusations de complaisance envers les policiers mis en cause peuvent y trouver un fondement. Nous continuons donc à plaider pour une réforme constitutionnelle permettant d'établir la séparation des pouvoirs en France et à penser qu'en l'état de ce statut de plus nombreuses ouvertures d'informations judiciaires seraient nécessaires. Le juge d'instruction est le magistrat indépendant : il doit pouvoir, de façon privilégiée, être chargé de gérer ces affaires particulièrement sensibles. À défaut, il sera très difficile de restaurer le lien de confiance entre le citoyen et les institutions.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Cette législature étant désormais achevée, les commentaires sont désactivés.
Vous pouvez commenter les travaux des nouveaux députés sur le NosDéputés.fr de la législature en cours.