Intervention de Manuel Valls

Réunion du mercredi 2 décembre 2020 à 16h30
Commission d'enquête relative à l'état des lieux, la déontologie, les pratiques et les doctrines de maintien de l'ordre

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaManuel Valls, ancien ministre de l'Intérieur, ancien Premier ministre :

Vous avez déjà reçu de nombreux spécialistes du maintien de l'ordre ; je me contenterai donc de quelques remarques.

J'ai été confronté, dans mes fonctions de ministre de l'Intérieur et de Premier ministre, à des situations de maintien de l'ordre de natures différentes mais qui ne sont pas nouvelles dans la vie politique, économique et sociale de notre pays. Je pense aux manifestations contre le mariage pour tous organisées par La Manif pour tous, à des manifestations plus classiques d'agriculteurs, ou encore à celles des Bonnets rouges, en Bretagne, qui se voulaient peut-être, dans une certaine mesure, une anticipation du mouvement des Gilets jaunes, émaillées de phénomènes plus violents, notamment à Quimper. Je pense aussi aux manifestations contre la loi travail, tout au long du printemps 2016, au drame de Sivens, avec le décès de Rémi Fraisse, et aux différents épisodes qui ont marqué l'occupation de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. Avec Bernard Cazeneuve, qui était ministre de l'Intérieur lorsque j'étais chef du Gouvernement, nous avons dû faire face aux évolutions de ce type de mouvements. Alain Bauer, que vous avez auditionné récemment, vous a rappelé quelques éléments historiques.

Dans les heures qui ont suivi mon installation place Beauvau, mon directeur de cabinet, qui était un grand préfet, a appelé mon attention sur les difficultés que pouvait représenter le maintien de l'ordre. Alors que nous avions des inquiétudes en matière de terrorisme, avec des départs en Syrie, et que nous devions traiter des problèmes de délinquance, il a tenu à me dire que ce serait ma tâche la plus difficile. Le maintien de l'ordre peut en effet faire basculer la vie politique française ou le destin d'un ministre. Ces opérations sont toujours délicates, notamment du fait de l'atomisation de la société, du rôle croissant des réseaux sociaux – des apéritifs Facebook peuvent être organisés en quelques minutes – et de la perte de puissance des organisations syndicales, qui étaient encore capables, dans les années soixante-dix et peut-être au début des années quatre-vingt, d'organiser de grandes manifestations d'agriculteurs ou d'ouvriers. Tout cela a changé : aujourd'hui, des manifestations de lycéens ou d'étudiants peuvent dégénérer à tout moment, avec le risque de connaître un accident, un drame, ou de commettre une faute ayant un impact considérable sur l'opinion.

La vie du ministère de l'Intérieur et la mémoire collective des préfets sont sans doute marquées par la doctrine Grimaud de mai 1968 : la situation politique était alors exceptionnelle, il y avait beaucoup de monde dans la rue et les manifestants s'exprimaient avec violence, mais grâce au professionnalisme de ce grand préfet de police, il y eut peu de victimes. L'autre événement qui a marqué un certain nombre d'entre nous, parce que nous étions alors dans la rue, ce sont les manifestations contre la loi Devaquet en 1986 et la mort de Malik Oussekine, avec tout le débat qui s'ensuivit sur les pelotons voltigeurs. En arrivant au ministère de l'Intérieur, je savais donc que je serais confronté, d'une manière ou d'une autre, à ce type de mouvements.

Si le ministre de l'Intérieur définit un certain nombre de principes et rappelle des règles et des valeurs, il n'est pas chargé de l'organisation du maintien de l'ordre, qui doit rester une affaire de professionnels. Les policiers et les gendarmes, qui agissent sur le terrain sous l'autorité des préfets et de leurs responsables hiérarchiques, doivent avoir une expérience, une formation, une doctrine d'emploi de la force dans le cadre du maintien de l'ordre. J'insiste tout particulièrement sur l'importance de la formation continue, face aux évolutions de la société, qui doit permettre aux forces de l'ordre de faire cesser les éventuelles violences tout en protégeant les biens publics, les commerces, l'espace public et les citoyens, en respectant nos principes et nos valeurs, et en évitant les drames humains. De ce point de vue, je ne pense pas qu'il y ait eu de véritable changement dans la doctrine et les principes de nos forces de sécurité depuis plusieurs décennies, même s'il a pu y avoir des évolutions ou des adaptations en matière de maintien de l'ordre.

Sur le terrain, ce sont les compagnies républicaines de sécurité (CRS) et les gendarmes mobiles qui sont chargés du maintien de l'ordre. Ils en maîtrisent parfaitement les techniques, sont entraînés et utilisent généralement la force avec beaucoup de discernement.

Ces dernières années, face à la menace terroriste, à la multiplication des manifestations et à l'accroissement de la pression en matière de sécurité, les forces de l'ordre, notamment celles qui sont chargées du maintien de l'ordre, ont été sollicitées en permanence et mises à rude épreuve. C'est incontestablement ce qui explique les tensions et la fatigue qu'elles ont pu ressentir. Il n'y a plus aujourd'hui de manifestations véritablement massives : quand on considère que les rues de Paris sont envahies par une foule nombreuse, on parle en réalité de 15 000 à 50 000 personnes, ce qui est très peu. Comparés à la grande manifestation du 11 janvier 2015, organisée après les attentats, qui rassembla plusieurs millions de personnes et fut sans doute la manifestation la plus importante depuis la Libération, les cortèges d'étudiants ou d'opposants à telle ou telle réforme sont relativement modestes, même s'ils nécessitent un déploiement important de forces de l'ordre. Ces dernières craignent, à juste titre, les manifestations où des groupes violents s'infiltrent pour les provoquer, pour créer des tensions ou pour casser.

Il est vrai que le nombre de CRS et de gendarmes mobiles a été considérablement réduit ces dernières années. Quand je suis arrivé au ministère de l'Intérieur, nous avons augmenté les effectifs des forces de l'ordre, conformément aux engagements du président Hollande pendant la campagne, en privilégiant surtout la sécurité publique et les unités de terrain présentes dans les commissariats et les brigades de gendarmerie. Après les attentats terroristes, nous avons poursuivi cet effort et renforcé les services de renseignement. Les unités de CRS et de gendarmes mobiles n'ont pas été considérées comme prioritaires, pour des raisons principalement budgétaires. Voilà pourquoi ce sont très souvent de nouvelles unités de sécurité publique qui ont été utilisées pour le maintien de l'ordre, sans avoir forcément l'entraînement, la formation et le discernement nécessaires pour ce type de mission. Dans les enquêtes ouvertes pour blessures – notamment pour blessures graves – par les inspections générales, les mis en cause sont souvent des personnels dévoués, bien évidemment, mais qui n'ont pas toujours été formés au maintien de l'ordre ou à l'utilisation des équipements mis à leur disposition.

Aussi, les principes sur lesquels est fondée la doctrine du maintien de l'ordre sont bons, mais la diminution des personnels, l'engagement d'unités non formées et non entraînées, la dégradation des matériels de protection et l'accroissement de la fatigue expliquent les problèmes de gestion du maintien de l'ordre rencontrés depuis le mouvement des Gilets jaunes.

Ce qui s'est passé il y a quelques jours sur la place de la République est sans doute d'un autre ordre : un renseignement n'est peut-être pas remonté, l'opération d'évacuation a sans doute été organisée à la va-vite, certains policiers n'étaient peut-être pas suffisamment formés, mais je n'ai pas tous les éléments pour en juger. Quoi qu'il en soit, on retrouve là tous les éléments qui rendent les opérations de maintien de l'ordre particulièrement difficiles, notamment la présence de personnes en détresse, de familles, de femmes et d'enfants, mais aussi de militants politiques.

Si nous voulons revenir aux fondamentaux du maintien de l'ordre, il faudra donc incontestablement prévoir des moyens supplémentaires, n'utiliser que des unités de CRS et de gendarmes mobiles très bien formées et éviter au maximum que d'autres types d'unités n'interviennent.

Se pose aussi la question des formes d'intervention. Après l'abandon des pelotons voltigeurs en 1986, on est progressivement revenu à des unités qualifiées, entraînées, capables de rentrer dans les manifestations après la première ligne. Je considère pour ma part que ce type d'unités reste indispensable compte tenu des éléments qui peuvent s'infiltrer dans les cortèges pour provoquer des tensions, des guets-apens et des violences. Ces dernières doivent évidemment être évitées, mais je ne suis pas sûr que cela soit tout à fait possible compte tenu de l'état de notre société, de son éclatement, de la crise de l'autorité, de la montée de l'individualisme et de la fragilité des partis politiques comme des syndicats. Le ministère de l'Intérieur doit donc renforcer non seulement sa doctrine, mais aussi ses moyens afin de mieux répondre à ces nouvelles formes d'intervention sur la voie publique.

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