La séance est ouverte à 16 heures 30.
Présidence de M. Jean-Michel Fauvergue, président.
La Commission d'enquête entend en audition M. Manuel Valls, ancien Premier ministre, ancien ministre de l'Intérieur.
Mes chers collègues, alors que nous avons déjà procédé à un grand nombre d'auditions et que nous approchons de la fin de nos travaux, nous avons souhaité entendre certains de nos anciens ministres de l'Intérieur afin qu'ils nous fassent part de leur expérience du maintien de l'ordre.
M. Manuel Valls a accepté notre demande, et nous le remercions vivement pour sa disponibilité. Il a occupé les fonctions de ministre de l'Intérieur de mai 2012 à mars 2014, avant de les quitter pour devenir Premier ministre.
L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, monsieur le Premier ministre, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(M. Manuel Valls prête serment.)
Vous avez déjà reçu de nombreux spécialistes du maintien de l'ordre ; je me contenterai donc de quelques remarques.
J'ai été confronté, dans mes fonctions de ministre de l'Intérieur et de Premier ministre, à des situations de maintien de l'ordre de natures différentes mais qui ne sont pas nouvelles dans la vie politique, économique et sociale de notre pays. Je pense aux manifestations contre le mariage pour tous organisées par La Manif pour tous, à des manifestations plus classiques d'agriculteurs, ou encore à celles des Bonnets rouges, en Bretagne, qui se voulaient peut-être, dans une certaine mesure, une anticipation du mouvement des Gilets jaunes, émaillées de phénomènes plus violents, notamment à Quimper. Je pense aussi aux manifestations contre la loi travail, tout au long du printemps 2016, au drame de Sivens, avec le décès de Rémi Fraisse, et aux différents épisodes qui ont marqué l'occupation de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. Avec Bernard Cazeneuve, qui était ministre de l'Intérieur lorsque j'étais chef du Gouvernement, nous avons dû faire face aux évolutions de ce type de mouvements. Alain Bauer, que vous avez auditionné récemment, vous a rappelé quelques éléments historiques.
Dans les heures qui ont suivi mon installation place Beauvau, mon directeur de cabinet, qui était un grand préfet, a appelé mon attention sur les difficultés que pouvait représenter le maintien de l'ordre. Alors que nous avions des inquiétudes en matière de terrorisme, avec des départs en Syrie, et que nous devions traiter des problèmes de délinquance, il a tenu à me dire que ce serait ma tâche la plus difficile. Le maintien de l'ordre peut en effet faire basculer la vie politique française ou le destin d'un ministre. Ces opérations sont toujours délicates, notamment du fait de l'atomisation de la société, du rôle croissant des réseaux sociaux – des apéritifs Facebook peuvent être organisés en quelques minutes – et de la perte de puissance des organisations syndicales, qui étaient encore capables, dans les années soixante-dix et peut-être au début des années quatre-vingt, d'organiser de grandes manifestations d'agriculteurs ou d'ouvriers. Tout cela a changé : aujourd'hui, des manifestations de lycéens ou d'étudiants peuvent dégénérer à tout moment, avec le risque de connaître un accident, un drame, ou de commettre une faute ayant un impact considérable sur l'opinion.
La vie du ministère de l'Intérieur et la mémoire collective des préfets sont sans doute marquées par la doctrine Grimaud de mai 1968 : la situation politique était alors exceptionnelle, il y avait beaucoup de monde dans la rue et les manifestants s'exprimaient avec violence, mais grâce au professionnalisme de ce grand préfet de police, il y eut peu de victimes. L'autre événement qui a marqué un certain nombre d'entre nous, parce que nous étions alors dans la rue, ce sont les manifestations contre la loi Devaquet en 1986 et la mort de Malik Oussekine, avec tout le débat qui s'ensuivit sur les pelotons voltigeurs. En arrivant au ministère de l'Intérieur, je savais donc que je serais confronté, d'une manière ou d'une autre, à ce type de mouvements.
Si le ministre de l'Intérieur définit un certain nombre de principes et rappelle des règles et des valeurs, il n'est pas chargé de l'organisation du maintien de l'ordre, qui doit rester une affaire de professionnels. Les policiers et les gendarmes, qui agissent sur le terrain sous l'autorité des préfets et de leurs responsables hiérarchiques, doivent avoir une expérience, une formation, une doctrine d'emploi de la force dans le cadre du maintien de l'ordre. J'insiste tout particulièrement sur l'importance de la formation continue, face aux évolutions de la société, qui doit permettre aux forces de l'ordre de faire cesser les éventuelles violences tout en protégeant les biens publics, les commerces, l'espace public et les citoyens, en respectant nos principes et nos valeurs, et en évitant les drames humains. De ce point de vue, je ne pense pas qu'il y ait eu de véritable changement dans la doctrine et les principes de nos forces de sécurité depuis plusieurs décennies, même s'il a pu y avoir des évolutions ou des adaptations en matière de maintien de l'ordre.
Sur le terrain, ce sont les compagnies républicaines de sécurité (CRS) et les gendarmes mobiles qui sont chargés du maintien de l'ordre. Ils en maîtrisent parfaitement les techniques, sont entraînés et utilisent généralement la force avec beaucoup de discernement.
Ces dernières années, face à la menace terroriste, à la multiplication des manifestations et à l'accroissement de la pression en matière de sécurité, les forces de l'ordre, notamment celles qui sont chargées du maintien de l'ordre, ont été sollicitées en permanence et mises à rude épreuve. C'est incontestablement ce qui explique les tensions et la fatigue qu'elles ont pu ressentir. Il n'y a plus aujourd'hui de manifestations véritablement massives : quand on considère que les rues de Paris sont envahies par une foule nombreuse, on parle en réalité de 15 000 à 50 000 personnes, ce qui est très peu. Comparés à la grande manifestation du 11 janvier 2015, organisée après les attentats, qui rassembla plusieurs millions de personnes et fut sans doute la manifestation la plus importante depuis la Libération, les cortèges d'étudiants ou d'opposants à telle ou telle réforme sont relativement modestes, même s'ils nécessitent un déploiement important de forces de l'ordre. Ces dernières craignent, à juste titre, les manifestations où des groupes violents s'infiltrent pour les provoquer, pour créer des tensions ou pour casser.
Il est vrai que le nombre de CRS et de gendarmes mobiles a été considérablement réduit ces dernières années. Quand je suis arrivé au ministère de l'Intérieur, nous avons augmenté les effectifs des forces de l'ordre, conformément aux engagements du président Hollande pendant la campagne, en privilégiant surtout la sécurité publique et les unités de terrain présentes dans les commissariats et les brigades de gendarmerie. Après les attentats terroristes, nous avons poursuivi cet effort et renforcé les services de renseignement. Les unités de CRS et de gendarmes mobiles n'ont pas été considérées comme prioritaires, pour des raisons principalement budgétaires. Voilà pourquoi ce sont très souvent de nouvelles unités de sécurité publique qui ont été utilisées pour le maintien de l'ordre, sans avoir forcément l'entraînement, la formation et le discernement nécessaires pour ce type de mission. Dans les enquêtes ouvertes pour blessures – notamment pour blessures graves – par les inspections générales, les mis en cause sont souvent des personnels dévoués, bien évidemment, mais qui n'ont pas toujours été formés au maintien de l'ordre ou à l'utilisation des équipements mis à leur disposition.
Aussi, les principes sur lesquels est fondée la doctrine du maintien de l'ordre sont bons, mais la diminution des personnels, l'engagement d'unités non formées et non entraînées, la dégradation des matériels de protection et l'accroissement de la fatigue expliquent les problèmes de gestion du maintien de l'ordre rencontrés depuis le mouvement des Gilets jaunes.
Ce qui s'est passé il y a quelques jours sur la place de la République est sans doute d'un autre ordre : un renseignement n'est peut-être pas remonté, l'opération d'évacuation a sans doute été organisée à la va-vite, certains policiers n'étaient peut-être pas suffisamment formés, mais je n'ai pas tous les éléments pour en juger. Quoi qu'il en soit, on retrouve là tous les éléments qui rendent les opérations de maintien de l'ordre particulièrement difficiles, notamment la présence de personnes en détresse, de familles, de femmes et d'enfants, mais aussi de militants politiques.
Si nous voulons revenir aux fondamentaux du maintien de l'ordre, il faudra donc incontestablement prévoir des moyens supplémentaires, n'utiliser que des unités de CRS et de gendarmes mobiles très bien formées et éviter au maximum que d'autres types d'unités n'interviennent.
Se pose aussi la question des formes d'intervention. Après l'abandon des pelotons voltigeurs en 1986, on est progressivement revenu à des unités qualifiées, entraînées, capables de rentrer dans les manifestations après la première ligne. Je considère pour ma part que ce type d'unités reste indispensable compte tenu des éléments qui peuvent s'infiltrer dans les cortèges pour provoquer des tensions, des guets-apens et des violences. Ces dernières doivent évidemment être évitées, mais je ne suis pas sûr que cela soit tout à fait possible compte tenu de l'état de notre société, de son éclatement, de la crise de l'autorité, de la montée de l'individualisme et de la fragilité des partis politiques comme des syndicats. Le ministère de l'Intérieur doit donc renforcer non seulement sa doctrine, mais aussi ses moyens afin de mieux répondre à ces nouvelles formes d'intervention sur la voie publique.
Je vous remercie pour votre exposé très clair. Vous avez plaidé pour un maintien de la professionnalisation des CRS et des gendarmes mobiles, mais vous n'avez pas évoqué les compagnies d'intervention, qui sont spécialisées et qui existent tant en province qu'à Paris. Les considérez-vous aussi comme des professionnels du maintien de l'ordre ?
Dès lors que le maintien de l'ordre est l'affaire de professionnels, et sans aller pour autant jusqu'à une fusion des structures existantes, ne serait-il pas intéressant de créer une direction métier, qui intégrerait CRS et gendarmes mobiles et serait directement à la disposition du ministre plutôt que des directeurs généraux ?
On a recréé des unités chargées des interpellations pendant les manifestations et de l'engagement immédiat des poursuites judiciaires. Quelle est votre opinion sur la judiciarisation prévue dans le nouveau schéma national du maintien de l'ordre et défendue par le procureur de la République près le tribunal judiciaire de Paris, que nous avons auditionné la semaine dernière ?
Il convient de maintenir les compagnies d'intervention, que j'ai évoquées en creux dans mon propos liminaire. Au vu du type de manifestations et des défis auxquels nous sommes confrontés en termes de maintien de l'ordre, elles sont indispensables ; leur intervention est complémentaire de l'action des CRS et des gendarmes mobiles. Nous devons évidemment assurer leur formation, en tenant compte des formes d'intervention qui sont les leurs.
Je n'ai pas beaucoup réfléchi à l'opportunité de créer une direction métier, mais cela me semble une bonne idée.
Je vois tout l'intérêt du couple interpellation-judiciarisation que le procureur de la République près le tribunal judiciaire de Paris a défendu devant vous. Cela permettra aux autorités d'être plus efficaces face aux exactions commises à l'occasion des manifestations et de mettre fin au sentiment d'impunité qui peut s'imposer.
J'insiste : le maintien de l'ordre est une affaire de professionnels. Toutes les unités qui interviennent en la matière doivent donc être très professionnalisées, très bien formées, très bien suivies.
Monsieur le Premier ministre, avant votre intervention liminaire et votre réponse aux questions du président Fauvergue, j'avais une dizaine de questions à vous poser. Vous avez déjà répondu à certaines d'entre elles, mais il m'en reste tout de même quelques-unes.
Vous aviez souhaité qu'un code de déontologie commun aux policiers et aux gendarmes soit mis en place. Il est entré en vigueur le 1er janvier 2014, juste après votre départ de la place Beauvau, alors que vous étiez Premier ministre. Quelles ont été les raisons qui ont conduit à en décider l'élaboration ? Ce processus a-t-il suscité certaines oppositions internes ? Près de sept ans après sa publication, pensez-vous que ce code de déontologie devrait faire l'objet d'une révision ?
En 2013, neuf pays européens ont participé au programme de recherche Godiac (Good practice for dialogue and communication as strategic principles for policing political manifestations in Europe), soutenu par l'Union européenne et destiné à trouver de nouveaux moyens d'apaiser les relations entre les forces de l'ordre et les citoyens. Pourquoi la France n'y a-t-elle pas pris part ?
Que pensez-vous de la démarche ayant conduit à l'adoption du schéma national du maintien de l'ordre, ainsi que des mesures qu'il contient ?
Que vous inspirent les pistes retenues par l'actuel ministre de l'Intérieur, s'agissant en particulier de la formation, de l'encadrement et de l'équipement des forces de l'ordre ? Je pense aussi au contrôle des forces de police et de gendarmerie par les inspections générales, que vous n'avez pas encore évoqué. Une évolution serait-elle nécessaire, bienvenue ou tout simplement utile ?
Lorsque je suis arrivé au ministère de l'Intérieur, j'avais un programme, un projet, qui était le fruit d'une réflexion menée depuis plusieurs années, essentiellement au sein de ma formation politique, par des spécialistes des sujets de sécurité – je pense à Daniel Vaillant, qui avait été ministre de l'Intérieur dans le gouvernement de Lionel Jospin, ainsi qu'à Bruno Le Roux, Julien Dray et Jean-Jacques Urvoas, avec lesquels j'avais beaucoup débattu pendant les dix années où étions dans l'opposition.
Nos deux idées principales étaient d'augmenter de nouveau les moyens de la police et de la gendarmerie, qui avaient été diminués durant le quinquennat de Nicolas Sarkozy, et de créer des zones de sécurité prioritaires. C'est ce que nous avons fait en 2012 et 2013, au terme d'une large concertation et malgré quelques tensions avec les syndicats de policiers et les représentants des gendarmes. Nous voulions fluidifier le plus possible la coopération avec le ministère de la Justice, puisque ces zones de sécurité prioritaires étaient sous la responsabilité conjointe des préfets et des procureurs de la République. Au fond, il s'agissait de concentrer les moyens là où ils étaient les plus nécessaires, en nous basant sur les statistiques et la réalité vécue par les habitants, en associant les élus, et de combattre toutes les formes de délinquance – on observait alors, notamment en zone de gendarmerie, une augmentation très sensible du nombre de cambriolages, souvent liés à des réseaux qui opéraient partout en France mais en particulier dans l'Ouest.
Notre projet comportait également un rappel des règles de déontologie, qui concernent les rapports entre les forces de l'ordre et les citoyens, et une réflexion sur les contrôles d'identité, alors inachevée.
J'ai considéré que le code de déontologie, commun à la police et à la gendarmerie, devait être rénové – il ne l'avait pas été depuis Pierre Joxe. Il est le fruit d'un travail de bonne qualité, approuvé par l'ensemble des forces, à l'exception d'un syndicat ; en tout cas, cela n'a pas donné lieu à des divergences. L'élément qui a provoqué le plus de débats était l'apposition, à mes yeux indispensable, du numéro de matricule sur chaque uniforme, y compris pour les agents de police intervenant en civil, afin de faciliter la reconnaissance des agents par ceux qui sont contrôlés.
J'ai toujours dit, même si ce point fait débat, que le ministre de l'Intérieur était le premier flic de France. Clemenceau, le premier grand ministre de l'Intérieur, moderne, au début du XXe siècle, était confronté à des violences incroyables – il ne s'agissait pas de maintien de l'ordre mais de répression contre les fameux Apaches et les criminels détroussant des personnes –, qui ont donné lieu à la création des « brigades du Tigre », que nous connaissons tous grâce à une belle série télévisée.
Le ministre de l'Intérieur doit tout faire pour protéger les policiers face aux violences – raison pour laquelle il est le premier flic de France – et les soutenir. Mais cet engagement de la part des responsables politiques va de pair avec un rappel très clair de la règle. Tout policier ou gendarme qui ne respecte pas la loi, la déontologie ou les valeurs de la République doit être sanctionné. C'est le rôle de l'Inspection générale de la police nationale (IGPN), de l'Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN) et de la justice. Comme mes prédécesseurs ou mes successeurs, je n'ai pas hésité à sanctionner : ainsi, quand nous avons découvert que la brigade anti-criminalité BAC Nord de Marseille se livrait à toute une série de trafics, elle a été dissoute et des sanctions administratives ou judiciaires ont suivi.
Très honnêtement, je ne me souviens pas de ce programme de recherche de l'Union européenne. Pour ma part, et même si François Hollande s'était prononcé plutôt positivement sur ce point pendant la campagne, je n'étais pas favorable à la remise d'un document par chaque agent, policier ou gendarme, à celui qu'il interpelle. Je ne l'ai pas acceptée, non pas parce que les syndicats n'y étaient pas favorables, mais parce que je ne voyais pas quelle pouvait être l'efficacité d'une telle mesure. Cela posait en effet des problèmes soulevés par la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL), et des problèmes de mise en œuvre du côté de la justice. C'est peut-être pour cela que nous n'avons pas participé à ce programme.
Dans les débats que j'ai eus sur ce sujet avec Dominique Baudis, alors Défenseur des droits, j'ai insisté sur le code de déontologie, sur le numéro de matricule, sur la nécessité d'équiper les forces de caméras-piétons. Je reconnais que nous sommes très loin de ce que nous devrions avoir mis en œuvre, notamment concernant les fameuses caméras-piétons – j'ai sans doute été l'un des premiers à les évoquer : elles me paraissent très importantes, tant pour protéger les forces de sécurité que pour faire toute la transparence quand cela est nécessaire. Toutefois, nous avons sans aucun doute atteint une limite dans le débat d'une très grande complexité sur l'apaisement du rapport avec les citoyens. C'est l'ancien maire d'Évry qui parle, mais aussi l'ancien ministre de l'Intérieur : j'ai constaté les tensions permanentes avec les policiers, les BAC et les CRS dans certains quartiers où régnait une forme de guérilla, qui rendaient l'intervention des forces de l'ordre particulièrement difficile. Ce n'était pas une question d'apaisement ni un problème de police de proximité : les forces de l'ordre dérangeaient des trafics de drogue, intervenaient contre l'occupation des halls d'immeubles et la mise en mise en coupe réglée d'un certain nombre de quartiers.
Nous avons réformé l'Inspection générale de la police nationale. Nous aurions peut-être pu aller plus loin. Je sais bien qu'il y a un débat sur l'indépendance de l'IGPN ; c'est un débat qui me gêne parce que nous avons des inspections générales dans tous les corps d'administration. La police et la gendarmerie doivent être encore plus vertueuses que toutes les autres administrations, compte tenu du rôle qui est le leur dans la société, mais ceux qui ont assumé la direction de l'inspection générale de la police ou la gendarmerie sont des femmes et des hommes d'une très grande qualité professionnelle et dont l'indépendance ne peut pas être mise en cause.
Il n'en demeure pas moins une forme de péché originel, qui nécessite soit une réflexion sur une structure beaucoup plus indépendante – je n'y suis pas favorable –, soit l'intervention d'autres acteurs, comme le Défenseur des droits, en cas de contestation entre les forces de l'ordre et un ou des citoyens. Au stade des procédures administratives – les procédures judiciaires donnant lieu à d'autres formes d'interventions –, un représentant du Défenseur des droits pourrait intervenir aux côtés des citoyens, aux côtés des policiers, pour permettre la manifestation de la vérité.
Concernant le schéma national du maintien de l'ordre, je ne l'ai pas analysé dans le détail mais les grandes lignes présentées par le ministre de l'Intérieur me paraissent aller dans le bon sens.
S'agissant de la formation, je ne vois pas véritablement de différences entre ce qui est proposé et ce qui existe déjà. Il faut être extrêmement attentif à ces sujets. Bernard Cazeneuve a eu raison de rappeler les améliorations qu'il avait lui-même apportées à cette formation, dont la qualité doit être une préoccupation du ministre de l'Intérieur et de la hiérarchie.
Il me semble, et vous me corrigerez si je me trompe, que c'est sous votre magistère que l'Inspection générale des services (IGS) a été fusionnée à l'IGPN.
Vous avez évoqué, dans votre propos introductif, la célèbre doctrine Grimaud. Les spécialistes de la sécurité publique évoquent aussi une autre doctrine, un peu plus tardive, mais qui revient un peu au même – vous me direz, d'ailleurs, si vous voyez une différence –, à savoir la doctrine Malik Oussekine depuis 1986. Son principe cardinal est simple : il faut éviter au maximum tout contact direct entre les forces de l'ordre et les manifestants, contenir la violence plutôt que la réprimer pour éviter à tout prix un nouveau drame. Cette doctrine a été celle du maintien de l'ordre au moins jusqu'aux journées les plus difficiles du mouvement des Gilets jaunes, en décembre 2018. La violence était toutefois déjà présente en 2016 et même un peu avant : ainsi, lors de l'examen de la loi travail, votre gouvernement a fait les frais des black blocs, qui commençaient à agir sur notre territoire. En tant que ministre de l'Intérieur, puis Premier ministre, avez-vous ressenti le besoin de modifier cette doctrine ?
Nous nous attachons spécialement, dans cette commission, aux problématiques que rencontrent les forces chargées du maintien de l'ordre. Les images insoutenables des manifestations de samedi nous rappellent que nous devons tout mettre en œuvre pour protéger ceux qui nous protègent. Mais le problème est global, à mon sens : en de très nombreux endroits, tous les représentants de l'État sont agressés, qu'ils représentent l'ordre ou non. Les pompiers et les facteurs n'osent plus se rendre dans certaines cités : la défiance envers les institutions est généralisée. Ayant été ministre de l'Intérieur, puis Premier ministre, avez-vous constaté le délitement du lien entre une partie de la population et les représentants de l'État ?
Monsieur le Premier ministre, vous avez déjà répondu à plusieurs des questions que je voulais vous poser, notamment sur une éventuelle réforme de l'IGPN et sur votre avis concernant le nouveau schéma national du maintien de l'ordre.
J'aimerais vous interroger non pas sur l'intégralité des sept « péchés capitaux » récemment relevés par l'actuel ministre de l'Intérieur, mais sur l'un d'entre eux : l'encadrement. Gérald Darmanin a soulevé un problème de chaîne de commandement, avec l'absence d'un dispositif d'encadrement intermédiaire, ce qu'il appelle des « sous-chefs ». Que pensez-vous de l'idée de revoir la chaîne de commandement et de prévoir des échelons intermédiaires pour améliorer l'efficacité du dispositif d'encadrement ?
Je commencerai par une remarque générale. Nous vivons dans une société de plus en plus désintégrée. Je ne ferai pas un cours sur cette question car je suis sûr que nous faisons tous ce même constat, à défaut d'en partager les causes et les conséquences politiques. Nous faisons face à différentes formes de violence, avec une contestation de toute forme d'autorité – pas seulement celle de l'État –, la montée de l'individualisme, le rôle particulièrement important joué par les réseaux sociaux, la contestation de la parole publique, la fin de l'encadrement des mouvements par les organisations politiques ou syndicales – même si mai 1968 constituait déjà une première contestation de ces organisations. La contestation de l'autorité de l'État et de tous ceux qui le représentent fait désormais partie du quotidien des forces de sécurité, posant de véritables difficultés, avec un passage à l'acte de violence, toujours spectaculaire et particulièrement inquiétant.
Face à cela, on peut toujours s'adapter. La doctrine d'intervention pensée après la mort dramatique de Malik Oussekine, en 1986, et consistant à éviter le contact, n'a pas réellement pu être appliquée. On voit bien qu'on ne peut pas toujours éviter le contact, par exemple dans les quartiers où des violences sont exercées contre des médecins ou contre les pompiers qui, eux, portent l'uniforme. J'ai connu cela à Évry, à Corbeil ou à Courcouronnes. C'est très symptomatique de la violence de la société, parce qu'on s'attaque à des personnes qui sauvent des vies, médecins ou sapeurs-pompiers, auxquels on tend de véritables guets-apens, tout comme aux forces de l'ordre. Cela montre que la société est devenue globalement plus violente.
Il me semble nécessaire d'adapter la doctrine du maintien de l'ordre en ayant recours à des forces permettant de mieux maîtriser des manifestations rassemblant moins de personnes, mais beaucoup plus difficiles à contenir. Nous avons besoin d'unités qui interviennent à l'intérieur des manifestations, au-delà de la première ligne, même si cela constitue une vraie difficulté. Cela n'a pas été fait dans un certain nombre de manifestations, ces dernières années, rendant incompréhensible l'attitude des forces de l'ordre face au pillage de commerces et à la destruction de biens publics. Le ministre de l'Intérieur, le Gouvernement et les préfets sont confrontés à une forme de contradiction. Au-delà du travail qu'accomplissent les CRS et les gendarmes dans le cadre de la doctrine Grimaud-Oussekine, il est indispensable que ces unités soient capables d'intervenir davantage au sein même des manifestations, même si ce n'est pas leur seul rôle.
La désescalade n'est pas une tâche aisée. Il faut « reciviliser les manifestations », pour reprendre l'expression d'Alain Bauer, avec des unités de police qui ne ressemblent pas à des RoboCops, en faisant en sorte également que les manifestations se déroulent dans des espaces circulaires, et pas uniquement dans le cadre de marches. Lors des manifestations contre la « loi travail », à la suite des dégradations commises contre la façade d'un hôpital parisien, le ministre de l'Intérieur de l'époque, Bernard Cazeneuve, avait négocié avec des représentants du mouvement social et avec les syndicats pour éviter les violences en marge ou en fin de manifestation, en mettant en avant des organisations sociales structurées, ayant l'habitude des manifestations ; mais cela demeure compliqué.
Il y a une manifestation qui n'a pas donné lieu à des violences physiques – il y a eu des violences verbales, certes, mais nous sommes dans une démocratie, où chacun s'exprime – et dont l'ampleur a surpris tout le monde : celle qui a eu lieu au mois de juin de cette année, devant le palais de justice de Paris, dans le cadre de l'affaire Adama Traore. Plusieurs dizaines de milliers de personnes ont été convoquées en peu de temps, mais pas par des syndicats ou des partis politiques traditionnels : c'est une foule qui s'est déplacée. Le nombre relativement important de manifestants samedi dernier, alors que nous sommes en pleine période de confinement, montre également que les citoyens peuvent se rendre spontanément dans des manifestations, ce qui rend difficile la négociation des parcours. La doctrine d'emploi de la force doit donc s'adapter à chaque fois.
La police comme la gendarmerie ont leurs unités d'élite : le groupe d'intervention de la gendarmerie nationale (GIGN), le RAID – recherche, assistance, intervention, dissuasion – ou les brigades d'intervention et de recherche (BRI) l'ont démontré. Les policiers et les gendarmes chargés du maintien de l'ordre sont eux aussi d'un niveau exceptionnel. Je tiens Philippe Klayman, que j'ai nommé patron des CRS et qui est resté en poste plusieurs années, pour un très grand professionnel, malgré toutes les difficultés auxquelles il a fait face. Les CRS ont agi dans des conditions difficiles et je pourrais dire la même chose de la gendarmerie. Pour ne prendre qu'un seul exemple concernant cette dernière, lors de La Manif pour tous, dirigée contre le mariage pour tous, les gendarmes avaient été mis en cause parce qu'ils avaient utilisé des gaz lacrymogènes en présence de familles avec des poussettes. La place de l'Étoile n'est pas un lieu habituel de manifestation mais, à chaque fois, les policiers ou les gendarmes ont agi avec le plus grand discernement, malgré la fatigue et les tensions.
Toutefois, la crise morale, matérielle et sociale que traversent les policiers est réelle. Souvent jeunes, ils connaissent les problèmes de la société pour les subir eux-mêmes, pour vivre parfois dans les quartiers les plus compliqués, pour être eux-mêmes souvent issus de la diversité. Il faut mettre tout cela à plat, mais cela demande du temps, et agir sous la pression est toujours extrêmement difficile.
Nous n'éviterons pas un débat sur la nature même de notre police. Sans aller jusqu'à changer le nom du ministère de l'Intérieur – ce serait ridicule –, il faut sans doute mener une réflexion sur la formation des policiers et sur l'encadrement. Je vais m'aventurer sur un terrain très dangereux, mais il se trouve que la gendarmerie, par sa hiérarchie, par une chaîne de commandement sans doute beaucoup plus linéaire, beaucoup plus verticale – plus jupitérienne, comme on dit aujourd'hui – est davantage capable de faire face à la crise de l'autorité. On me rétorquera que les gendarmes n'agissent pas sur le même terrain que les policiers : c'est vrai, encore que, dans les zones périurbaines, on assiste à des phénomènes qui ne sont plus très éloignés de ceux qu'on connaît dans les banlieues, comme le démontrent les affrontements de Persan-Beaumont, dans le Val-d'Oise. Les policiers, par leur métier, par leurs origines, par leur statut civil, interviennent dans des conditions encore plus difficiles. On ne prend pas suffisamment en considération le bouleversement que représente pour eux le fait d'être pris pour cible par des gens qui leur ressemblent, d'une certaine manière, et avec lesquels ils partagent parfois les mêmes quartiers, la même culture, la même musique, les mêmes modes de vie. C'est pour cela que j'évoque une forme de crise morale.
Pour citer un exemple qui me vient à l'esprit, je me demande comment, dans la police française, on peut être commissaire en sortant de l'école sans avoir au préalable une véritable expérience de flic de terrain. Avec le classement, les premiers qui sortent de l'école choisissent en général – pas toujours – les commissariats de la préfecture de police : il y a quelque chose qui ne fonctionne pas. Redéfinir la hiérarchie et l'encadrement de la police me semble être une piste incontournable.
La crise matérielle dont je parle n'est pas forcément liée au salaire : elle concerne également la rénovation des commissariats, l'acquisition de voitures, de nouvelles armes et d'équipements de protection. Beaucoup de choses ont été faites mais cela prend toujours du temps. On n'évitera pas non plus le débat sur le temps de travail – un véritable serpent de mer – ou sur les heures supplémentaires, dont le non-paiement a été épinglé à plusieurs reprises par la Cour des comptes. Si on ne règle pas ces problèmes, la crise morale et sociale dans la police se poursuivra, alors que cette dernière est soutenue par une très grande majorité de Français.
Toutefois, certaines forces politiques veulent mettre en cause l'institution policière et utilisent chaque événement dans ce but – cela n'excuse en rien les violences exercées par un certain nombre de policiers ces derniers jours. L'expression « violences policières » elle-même, que je n'utilise jamais, montre l'existence d'une volonté de s'en prendre à l'ensemble de l'institution, même s'il est vrai que quelques policiers la salissent.
Je ne sais pas si ce sont des « péchés capitaux » mais il faudra faire évoluer la formation et l'encadrement. L'organisation de la hiérarchie policière ne me semble pas suffisamment adaptée à la réalité de la délinquance et de l'insécurité dans notre pays.
Je vous remercie, monsieur le Premier ministre, pour vos propos très éclairants. Je veux juste préciser que le recrutement des commissaires se fait à la fois par concours externe, par concours interne avec un minimum de quatre ans d'ancienneté dans la police et par la voie des acquis professionnels ; ce dernier recrutement donne de très bons résultats.
Chers collègues, vous avez reçu des documents de la direction de la coopération internationale, qui est une direction active du ministère de l'Intérieur. Vous pourrez constater, en lisant le comparatif qu'elle a établi avec l'Allemagne, que ce pays n'est pas tout rose en matière de maintien de l'ordre.
Monsieur le Premier ministre, ce fut un plaisir de vous revoir. Sachez que vous me manquez ; vous manquez à certains…
(Sourires.)
Je ne sais pas ! En tout cas, ce fut un plaisir et nous vous remercions pour cet éclairage limpide.
La séance est levée à 17 heures 30.
Membres présents ou excusés
Présents. - Mme Valérie Bazin-Malgras, Mme Aude Bono-Vandorme, M. Florent Boudié, M. Jean-Michel Fauvergue, Mme Camille Galliard-Minier, M. Fabien Gouttefarde, Mme Brigitte Kuster, M. Jérôme Lambert, Mme Constance Le Grip, Mme Cécile Rilhac, Mme Alice Thourot