Je commencerai par une remarque générale. Nous vivons dans une société de plus en plus désintégrée. Je ne ferai pas un cours sur cette question car je suis sûr que nous faisons tous ce même constat, à défaut d'en partager les causes et les conséquences politiques. Nous faisons face à différentes formes de violence, avec une contestation de toute forme d'autorité – pas seulement celle de l'État –, la montée de l'individualisme, le rôle particulièrement important joué par les réseaux sociaux, la contestation de la parole publique, la fin de l'encadrement des mouvements par les organisations politiques ou syndicales – même si mai 1968 constituait déjà une première contestation de ces organisations. La contestation de l'autorité de l'État et de tous ceux qui le représentent fait désormais partie du quotidien des forces de sécurité, posant de véritables difficultés, avec un passage à l'acte de violence, toujours spectaculaire et particulièrement inquiétant.
Face à cela, on peut toujours s'adapter. La doctrine d'intervention pensée après la mort dramatique de Malik Oussekine, en 1986, et consistant à éviter le contact, n'a pas réellement pu être appliquée. On voit bien qu'on ne peut pas toujours éviter le contact, par exemple dans les quartiers où des violences sont exercées contre des médecins ou contre les pompiers qui, eux, portent l'uniforme. J'ai connu cela à Évry, à Corbeil ou à Courcouronnes. C'est très symptomatique de la violence de la société, parce qu'on s'attaque à des personnes qui sauvent des vies, médecins ou sapeurs-pompiers, auxquels on tend de véritables guets-apens, tout comme aux forces de l'ordre. Cela montre que la société est devenue globalement plus violente.
Il me semble nécessaire d'adapter la doctrine du maintien de l'ordre en ayant recours à des forces permettant de mieux maîtriser des manifestations rassemblant moins de personnes, mais beaucoup plus difficiles à contenir. Nous avons besoin d'unités qui interviennent à l'intérieur des manifestations, au-delà de la première ligne, même si cela constitue une vraie difficulté. Cela n'a pas été fait dans un certain nombre de manifestations, ces dernières années, rendant incompréhensible l'attitude des forces de l'ordre face au pillage de commerces et à la destruction de biens publics. Le ministre de l'Intérieur, le Gouvernement et les préfets sont confrontés à une forme de contradiction. Au-delà du travail qu'accomplissent les CRS et les gendarmes dans le cadre de la doctrine Grimaud-Oussekine, il est indispensable que ces unités soient capables d'intervenir davantage au sein même des manifestations, même si ce n'est pas leur seul rôle.
La désescalade n'est pas une tâche aisée. Il faut « reciviliser les manifestations », pour reprendre l'expression d'Alain Bauer, avec des unités de police qui ne ressemblent pas à des RoboCops, en faisant en sorte également que les manifestations se déroulent dans des espaces circulaires, et pas uniquement dans le cadre de marches. Lors des manifestations contre la « loi travail », à la suite des dégradations commises contre la façade d'un hôpital parisien, le ministre de l'Intérieur de l'époque, Bernard Cazeneuve, avait négocié avec des représentants du mouvement social et avec les syndicats pour éviter les violences en marge ou en fin de manifestation, en mettant en avant des organisations sociales structurées, ayant l'habitude des manifestations ; mais cela demeure compliqué.
Il y a une manifestation qui n'a pas donné lieu à des violences physiques – il y a eu des violences verbales, certes, mais nous sommes dans une démocratie, où chacun s'exprime – et dont l'ampleur a surpris tout le monde : celle qui a eu lieu au mois de juin de cette année, devant le palais de justice de Paris, dans le cadre de l'affaire Adama Traore. Plusieurs dizaines de milliers de personnes ont été convoquées en peu de temps, mais pas par des syndicats ou des partis politiques traditionnels : c'est une foule qui s'est déplacée. Le nombre relativement important de manifestants samedi dernier, alors que nous sommes en pleine période de confinement, montre également que les citoyens peuvent se rendre spontanément dans des manifestations, ce qui rend difficile la négociation des parcours. La doctrine d'emploi de la force doit donc s'adapter à chaque fois.
La police comme la gendarmerie ont leurs unités d'élite : le groupe d'intervention de la gendarmerie nationale (GIGN), le RAID – recherche, assistance, intervention, dissuasion – ou les brigades d'intervention et de recherche (BRI) l'ont démontré. Les policiers et les gendarmes chargés du maintien de l'ordre sont eux aussi d'un niveau exceptionnel. Je tiens Philippe Klayman, que j'ai nommé patron des CRS et qui est resté en poste plusieurs années, pour un très grand professionnel, malgré toutes les difficultés auxquelles il a fait face. Les CRS ont agi dans des conditions difficiles et je pourrais dire la même chose de la gendarmerie. Pour ne prendre qu'un seul exemple concernant cette dernière, lors de La Manif pour tous, dirigée contre le mariage pour tous, les gendarmes avaient été mis en cause parce qu'ils avaient utilisé des gaz lacrymogènes en présence de familles avec des poussettes. La place de l'Étoile n'est pas un lieu habituel de manifestation mais, à chaque fois, les policiers ou les gendarmes ont agi avec le plus grand discernement, malgré la fatigue et les tensions.
Toutefois, la crise morale, matérielle et sociale que traversent les policiers est réelle. Souvent jeunes, ils connaissent les problèmes de la société pour les subir eux-mêmes, pour vivre parfois dans les quartiers les plus compliqués, pour être eux-mêmes souvent issus de la diversité. Il faut mettre tout cela à plat, mais cela demande du temps, et agir sous la pression est toujours extrêmement difficile.
Nous n'éviterons pas un débat sur la nature même de notre police. Sans aller jusqu'à changer le nom du ministère de l'Intérieur – ce serait ridicule –, il faut sans doute mener une réflexion sur la formation des policiers et sur l'encadrement. Je vais m'aventurer sur un terrain très dangereux, mais il se trouve que la gendarmerie, par sa hiérarchie, par une chaîne de commandement sans doute beaucoup plus linéaire, beaucoup plus verticale – plus jupitérienne, comme on dit aujourd'hui – est davantage capable de faire face à la crise de l'autorité. On me rétorquera que les gendarmes n'agissent pas sur le même terrain que les policiers : c'est vrai, encore que, dans les zones périurbaines, on assiste à des phénomènes qui ne sont plus très éloignés de ceux qu'on connaît dans les banlieues, comme le démontrent les affrontements de Persan-Beaumont, dans le Val-d'Oise. Les policiers, par leur métier, par leurs origines, par leur statut civil, interviennent dans des conditions encore plus difficiles. On ne prend pas suffisamment en considération le bouleversement que représente pour eux le fait d'être pris pour cible par des gens qui leur ressemblent, d'une certaine manière, et avec lesquels ils partagent parfois les mêmes quartiers, la même culture, la même musique, les mêmes modes de vie. C'est pour cela que j'évoque une forme de crise morale.
Pour citer un exemple qui me vient à l'esprit, je me demande comment, dans la police française, on peut être commissaire en sortant de l'école sans avoir au préalable une véritable expérience de flic de terrain. Avec le classement, les premiers qui sortent de l'école choisissent en général – pas toujours – les commissariats de la préfecture de police : il y a quelque chose qui ne fonctionne pas. Redéfinir la hiérarchie et l'encadrement de la police me semble être une piste incontournable.
La crise matérielle dont je parle n'est pas forcément liée au salaire : elle concerne également la rénovation des commissariats, l'acquisition de voitures, de nouvelles armes et d'équipements de protection. Beaucoup de choses ont été faites mais cela prend toujours du temps. On n'évitera pas non plus le débat sur le temps de travail – un véritable serpent de mer – ou sur les heures supplémentaires, dont le non-paiement a été épinglé à plusieurs reprises par la Cour des comptes. Si on ne règle pas ces problèmes, la crise morale et sociale dans la police se poursuivra, alors que cette dernière est soutenue par une très grande majorité de Français.
Toutefois, certaines forces politiques veulent mettre en cause l'institution policière et utilisent chaque événement dans ce but – cela n'excuse en rien les violences exercées par un certain nombre de policiers ces derniers jours. L'expression « violences policières » elle-même, que je n'utilise jamais, montre l'existence d'une volonté de s'en prendre à l'ensemble de l'institution, même s'il est vrai que quelques policiers la salissent.
Je ne sais pas si ce sont des « péchés capitaux » mais il faudra faire évoluer la formation et l'encadrement. L'organisation de la hiérarchie policière ne me semble pas suffisamment adaptée à la réalité de la délinquance et de l'insécurité dans notre pays.