Intervention de Sylvie Hubac

Réunion du mercredi 9 décembre 2020 à 14h30
Commission d'enquête relative à l'état des lieux, la déontologie, les pratiques et les doctrines de maintien de l'ordre

Sylvie Hubac, présidente de la section de l'intérieur du Conseil d'État :

Votre commission s'est donné pour mission d'enquêter sur « l'état des lieux, la déontologie, les pratiques et les doctrines de maintien de l'ordre ». Je m'attacherai à rappeler ce que sont, vus depuis nos fonctions, les principes essentiels auxquels est soumis l'exercice du maintien de l'ordre, son cadre juridique, les nouvelles problématiques auxquelles il est confronté et les réflexions que celles-ci appellent.

Les principes essentiels sont connus. La force publique trouve son ancrage constitutionnel dans l'article 12 de la déclaration des droits de l'Homme et du citoyen, qui énonce que « La garantie des droits de l'homme et du citoyen nécessite une force publique : cette force est donc instituée pour l'avantage de tous, et non pour l'utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée. » C'est un bien commun à l'ensemble des citoyens, au service de la défense des libertés, ou de leur rétablissement quand il y est porté atteinte.

S'agissant plus particulièrement de la liberté de manifester, aucun texte constitutionnel ne la consacre, mais le Conseil constitutionnel a reconnu un droit à l'expression collective des opinions en s'appuyant sur l'article 10 de la déclaration des droits de l'Homme. Ce droit doit être concilié avec la préservation de l'ordre public, qui est un objectif de valeur constitutionnelle. La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), pour sa part, n'affirme pas la liberté de manifestation en tant que telle, mais fait découler des articles 9, 10 et 11 de la convention européenne le droit à la liberté de réunion pacifique. Ce droit ne peut faire l'objet de restrictions qu'à la condition que celles-ci soient prévues par la loi, poursuivent un but légitime, soient nécessaires dans une société démocratique, c'est-à-dire fondées sur des motifs pertinents et suffisants.

Je rappelle que le maintien de l'ordre est une mission de police administrative générale, qui relève exclusivement de l'État. Il n'est pas au nombre des missions de la police municipale, et la Constitution exclut que des agents de sécurité privée y participent. Dans l'exercice de cette mission de police administrative, les unités de police ou de gendarmerie qui interviennent n'ont pas le pouvoir de décision : le décideur est l'autorité civile, qui est toujours identifiable et responsable devant le Gouvernement, mais aussi l'opinion et les élus. Le maintien de l'ordre est, on le sait, un art tout d'exécution ; il constitue une mission délicate. L'emploi de la force est soumis – la jurisprudence du Conseil d'État, dans ses fonctions consultatives comme contentieuses, y fait très souvent référence – aux principes cardinaux de la nécessité, de la proportionnalité – à tout moment et, plus particulièrement, dans le feu de l'action –, de la gradation et de la réversibilité. L'article R. 434-18 du code de la sécurité intérieure dispose que « Le policier ou le gendarme emploie la force dans le cadre fixé par la loi seulement lorsque c'est nécessaire et de façon proportionnée au but à atteindre ou à la gravité de la menace, selon le cas. Il ne fait usage des armes qu'en cas d'absolue nécessité […] ». Il ne doit, en somme, pas confondre l'usage de la force et l'arbitraire.

Si, enfin, le maintien de l'ordre est une opération de police administrative, son articulation avec la police judiciaire est indispensable, tant dans la phase préparatoire à des manifestations que dans sa phase d'exécution – notamment en matière de judiciarisation, si des violences sont commises.

Le cadre juridique du maintien de l'ordre est un régime de liberté : celui de la déclaration, fixé par l'article L. 211-1 du code de la sécurité intérieure. La formalité de la déclaration a pour objet de permettre le dialogue et la négociation sur le déroulement de l'événement. Le préfet dispose d'un pouvoir d'interdiction, qui est utilisé en dernier recours, en cas de risque de trouble grave à l'ordre public, sous le contrôle du juge. La manifestation non déclarée ne peut être dispersée, quant à elle, que si elle trouble l'ordre public, après deux sommations. Le rassemblement devient alors un attroupement et ses participants peuvent être pénalement poursuivis. Des peines complémentaires d'interdiction de manifester peuvent être prononcées par le juge judiciaire en cas de condamnation pour faits de violence ou de dégradation commis sur la voie publique. Depuis la loi du 21 janvier 1995, il est possible d'installer un dispositif de vidéosurveillance provisoire lors des manifestations et d'interdire, dans les vingt-quatre heures qui précèdent, le port et le transport d'objets pouvant constituer une arme.

Depuis quelques années, le maintien de l'ordre est confronté à de nouvelles problématiques ; j'en discerne quatre principales. Premièrement, on voit apparaître de nouvelles formes d'expression collective dans l'espace public, souvent sans déclaration ni organisateur identifié. Deuxièmement, on constate la participation aux manifestations d'individus ou de groupes d'individus extrêmement violents ; la rue se transforme parfois en véritable champ de bataille. Troisièmement, l'usage de la force est sans doute socialement moins bien accepté. L'opinion manifeste souvent le refus de la violence. La dernière évolution importante est celle des technologies, techniques et outils opérationnels employés par les forces de l'ordre, qu'il s'agisse des armes non létales, des nouvelles technologies de surveillance ou d'internet et des réseaux sociaux, qui ont contribué à une couverture quasi-systématique des manifestations en temps réel et à des regroupements à la fois spontanés, agiles et massifs.

La loi du 10 avril 2019 a tenté d'apporter des réponses et de donner de nouveaux instruments légaux d'autorité, afin de mettre hors d'état de nuire les casseurs et les agresseurs. On peut citer trois mesures fortes : la possibilité, sur la réquisition du procureur, de procéder à des fouilles visuelles des personnes et au contrôle des sacs à l'entrée d'un périmètre délimité, six heures avant le début de la manifestation ; la création d'un délit puni d'un an d'emprisonnement pour ceux qui dissimulent partiellement ou complètement leur visage ; la possibilité pour l'État de se retourner contre les casseurs. Le Conseil constitutionnel a toutefois invalidé la création d'une interdiction administrative de manifester.

A priori, on peut penser que le dispositif – qui se déploie sous le contrôle du juge administratif et du juge judiciaire – est assez complet et adapté. Des évolutions sont toutefois possibles dans deux domaines.

Sur le plan juridique, il est peut-être envisageable de réétudier la création d'une interdiction administrative de manifester, car le Conseil constitutionnel a sans doute laissé un espace ouvert. Un deuxième outil se trouve dans le projet de loi adopté ce matin en conseil des ministres : l'élargissement des motifs de dissolution des groupements de fait, notamment à ceux qui provoquent à des « manifestations armées » – premier motif énoncé dans le texte – mais aussi à des « agissements violents contre les personnes et les biens ». Le troisième outil qui pourrait se révéler utile est l'encadrement – prévu par la proposition de loi sur la sécurité globale – des caméras embarquées, qui doivent être un instrument d'appui au commandement, dans la mesure où elles sont utilisées à une échelle « macro ». Enfin, on pourrait réfléchir à l'ajout d'une mesure sur le maintien de l'ordre dans les dispositions relatives à la déontologie des membres des forces de l'ordre.

Sur le plan opérationnel, il peut être envisagé de moderniser la formation au maintien de l'ordre ; cela peut concerner tant les autorités civiles que celles de police et de gendarmerie. Il faut par ailleurs renforcer la coopération entre la police et la justice – c'est un sujet capital, souvent rappelé –, en essayant de dégager des moyens pour juger plus vite, notamment au moyen des comparutions immédiates. On sait toutefois que, dans la pratique du maintien de l'ordre, c'est parfois difficile. L'objectif à poursuivre consiste à juger plus rapidement ceux qui commettent des violences manifestes dans l'espace public, car l'opinion ne peut comprendre ni accepter l'impunité ou le retard dans la sanction.

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