Intervention de Bernard Cazeneuve

Réunion du mercredi 9 décembre 2020 à 16h30
Commission d'enquête relative à l'état des lieux, la déontologie, les pratiques et les doctrines de maintien de l'ordre

Bernard Cazeneuve, ancien Premier ministre, ancien ministre de l'Intérieur :

Votre question, monsieur le rapporteur, est très profonde, presque philosophique. Je vais y répondre en vous exposant mes convictions.

Je pense qu'il y a un affaissement des principes et des valeurs de la République, pour de multiples raisons qui mériteraient de longs développements. Je pense, d'abord, que la numérisation de la société a engendré une perte d'altérité. Lorsque l'on peut, dans l'anonymat et en toute impunité, se mettre à insulter son prochain, à tenir des propos racistes, antisémites, homophobes, à insulter des responsables publics, lorsque l'on considère que le tweet peut, à lui seul, alimenter le débat public – alors que l'usage de la phrase brève est généralement au service des idées les plus courtes –, il n'y a plus de place pour le raisonnement, plus de temps pour la réflexion. Lorsque toute décision publique est immédiatement remise en cause, lorsque tout est mis sur le même plan et que la parole d'un scientifique peut être contestée par le premier venu, sur les réseaux sociaux ou sur un plateau de télévision, c'est la confusion, la perte de repères, la perte de sens, la perte d'altérité, et cela ne contribue pas à l'apaisement de la société. Lorsque l'on peut, par le truchement de ces mêmes réseaux sociaux, organiser en quelques minutes une manifestation autour d'un slogan sommaire, ou sous le coup d'une pulsion, on n'est pas dans le contexte d'un exercice démocratique apaisé, où chacun dit ce qu'il a à dire, parfois avec virulence, mais dans le refus de la violence physique. La violence verbale, désincarnée, qui s'exprime sur les réseaux sociaux, n'est rien d'autre que la préfiguration de la violence physique. C'est la raison pour laquelle je m'étais beaucoup mobilisé, après les attentats, pour obtenir des géants du numérique, les GAFA, qu'ils nous aident dans le travail de sensibilisation contre la haine numérique. J'avais été absolument effrayé de voir le nombre de messages haineux, antisémites, anti-musulmans, anti-religieux, anti-institutionnels qui s'étaient diffusés sur les réseaux sociaux et je pensais qu'un contre-discours, face à ce processus de radicalisation, était nécessaire.

Le deuxième élément qui explique la montée de la violence, c'est le fait que nous vivons dans une société où la radicalité est considérée comme la forme d'expression politique à valoriser, tandis que la nuance et la pondération sont considérées comme une forme d'amollissement de la pensée. Je suis très frappé de voir que la radicalité a gagné beaucoup d'espace et suscite de plus en plus d'adhésion, alors que c'est pour moi une facilité, tandis que la nuance et la pondération sont le vrai courage.

Il y a un travail politique et idéologique à faire, auquel toute personne attachée à la République doit contribuer : la préoccupation de la France et de la nation et la promotion des valeurs de la République doivent toujours être préférées à l'intérêt politique à très court terme que l'on peut espérer de telle ou telle forme d'expression politique. Pour être très clair, lorsque j'entends des représentants de la nation, des responsables politiques qui prétendent aux plus hautes responsabilités de l'État, dire au sujet d'un ministre de l'Intérieur – votre serviteur – qu'il a contribué à l'organisation de l'assassinat de Rémi Fraisse ; quand je vois ces mêmes responsables politiques aller dans des manifestations de Gilets jaunes pour dire aux manifestants de se méfier des policiers parce que ce sont des barbares, j'estime qu'on est là, avec cette parole irresponsable, face à l'incarnation d'une radicalité politique que je combats, parce qu'elle est contraire à l'idée que je me fais de la France et des valeurs auxquelles elle doit se référer.

Enfin, le ministère de l'Intérieur et les institutions publiques doivent être tenus rênes courtes. Le ministère de l'Intérieur ne peut pas être le ministère de la sécurité seulement, au motif qu'il serait le ministère du monopole de la violence physique légitime. Il est aussi le ministère des valeurs républicaines et de la laïcité, le ministère des libertés publiques. Il doit se vivre comme tel et c'est la raison pour laquelle ceux qui sont à la tête de cette administration doivent veiller à ne jamais sortir de l'esprit de pondération et d'équilibre. Il faut être absolument intransigeants avec les manquements à la déontologie, comme avec les comportements qui pourraient laisser penser qu'on a la moindre complaisance à l'égard de propos racistes ou de violences inacceptables, à l'instar de celles qu'a subies, il y a quelques jours, un producteur à Paris. Les images de ces violences sont épouvantables et le Président de la République a eu raison de dire son indignation. Il faut la dire et sanctionner ces policiers, parce qu'ils portent atteinte à l'honneur de la police dans son ensemble.

Pour faire prévaloir cet équilibre, il y a une manière d'être en République qu'il faut faire partager au plus grand nombre. La transgression, la disruption, la radicalité doivent s'effacer face à la part de responsabilité, de pondération, d'esprit de nuance que la République appelle par construction. La laïcité, qui est beaucoup mise en évidence ces derniers jours, et à juste titre, est une valeur de tolérance, mais aussi de respect, d'altérité et de pondération. Je pense que c'est le recul de ces valeurs qui fait perdre à la vie publique son sens et qui laisse à la violence une part trop grande. J'ai toujours été extrêmement dur à l'égard de ceux qui se laissaient aller à ce type de facilité, parce que je pense qu'ils doivent être idéologiquement combattus.

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