Commission d'enquête relative à l'état des lieux, la déontologie, les pratiques et les doctrines de maintien de l'ordre

Réunion du mercredi 9 décembre 2020 à 16h30

Résumé de la réunion

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La réunion

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La séance est ouverte à 16 heures 30.

Présidence de M. Jean-Michel Fauvergue, président.

La Commission d'enquête entend en audition M. Bernard Cazeneuve, ancien Premier ministre, ancien ministre de l'Intérieur.

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Nous auditionnons M. Bernard Cazeneuve, qui fut Premier ministre et ministre de l'Intérieur – nous nous en souvenons tous, moi en particulier, et je n'ai eu qu'à m'en féliciter.

Avant de vous donner la parole, monsieur le Premier ministre, je vous demande, au nom de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Bernard Cazeneuve prête serment.)

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Je vous propose maintenant de nous décrire ce que vous avez vécu au sein du ministère de l'Intérieur, en particulier concernant le maintien de l'ordre, puisque, pendant que vous étiez aux responsabilités, vous avez connu non seulement les attentats mais également d'importantes opérations de maintien de l'ordre. Nous passerons ensuite aux questions, destinées à éclairer notre commission d'enquête.

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Bernard Cazeneuve, ancien Premier ministre, ancien ministre de l'Intérieur

Monsieur le président, merci infiniment de vos propos introductifs et de m'offrir l'hospitalité au sein de votre commission d'enquête. C'est pour moi un très grand plaisir et un très grand honneur de revenir devant le Parlement – même si je dois dire qu'il est plus difficile de le faire lorsque l'on n'est plus ministre : on a certes moins de pression, mais aussi moins de moyens administratifs et de collaborateurs pour préparer l'audition avec toute la rigueur nécessaire. Malgré tout, j'ai un peu de mémoire et quelques éléments que j'ai pris en note lorsque j'étais aux responsabilités et que j'utilise parfois quand j'écris mes ouvrages, pour rendre compte de mon action. Je vais donc puiser dans mes souvenirs pour vous restituer le fruit de l'expérience qui a été la mienne pendant trois ans place Beauvau.

Le premier point sur lequel je voudrais insister est le fait que, comme vous l'avez vous-même souligné, nous avons été soumis pendant ces trois années à une juxtaposition d'événements particulièrement difficiles qui ont mis à l'épreuve les forces de l'ordre. D'abord, bien entendu, les attentats terroristes de 2015 et 2016, sur lesquels je ne m'attarderai pas car ils ne sont pas le sujet de votre commission d'enquête, mais qui – vous le savez parfaitement, monsieur le président – ont singulièrement mobilisé l'énergie des forces de l'ordre, y compris de fonctionnaires et de militaires qui ne faisaient pas partie des forces d'intervention que sont le groupement d'intervention de la gendarmerie nationale (GIGN), le RAID (Recherche, assistance, intervention, dissuasion) ou la brigade de recherche et d'intervention (BRI) et qui ont pu être confrontés à des situations très difficiles.

Nous avons aussi fait face à des formes de contestation nouvelles – qui relèvent, elles, du sujet qui vous occupe, le maintien de l'ordre – avec la constitution des zones à défendre. À Sivens ou à Nantes, à proximité du projet d'aéroport de Notre-Dame-des-Landes, pendant des semaines, voire des mois, des groupes de plusieurs centaines de personnes ont occupé des terrains au motif qu'ils étaient hostiles à des projets d'infrastructures ayant fait l'objet des procédures légales en vue de leur réalisation, considérant que, la cause étant bonne, ils pouvaient se permettre d'outrepasser toutes les règles de droit, y compris en organisant des manifestations violentes ; la violence était alors théorisée comme le moyen légitime de s'opposer à la volonté de la puissance publique, y compris lorsque celle-ci appliquait des décisions qui avaient été prises, je le répète, dans le respect rigoureux de toutes les procédures de droit. La relation que certaines formes nouvelles de contestation entretiennent ainsi avec le droit et l'État de droit pose un problème très sérieux, politique et philosophique.

Enfin, des manifestations particulièrement violentes, notamment contre la « loi travail », ont mobilisé les forces de l'ordre. Les modalités d'intervention y rappelaient l'action des autonomes à une autre époque : des groupes très mobiles se constituant en commandos, petits d'abord, plus nourris ensuite, se déguisant ou se masquant pour opérer de façon dissimulée et se livrer à des violences sur les personnes, notamment les forces de l'ordre, et sur les biens publics. Très récemment, lors des manifestations qui se sont déroulées à Paris, on a vu à l'œuvre ces mêmes phénomènes, notamment à l'égard des forces de l'ordre, illustrés par des images très choquantes montrant que la violence se déploie désormais sans limites.

Quand on parle de maintien de l'ordre, il faut donc englober non seulement les manifestations et les formes nouvelles de contestation, mais aussi cette violence urbaine, également nouvelle, qui peut appeler le maintien ou le rétablissement de l'ordre dans des circonstances parfois imprévisibles et mettre à l'épreuve l'autorité de l'État et les forces de l'ordre.

Le second point sur lequel je voudrais insister, et que le président de la commission d'enquête a parfaitement à l'esprit pour avoir alors été un acteur opérationnel – au demeurant talentueux –, est le suivant. Les décisions prises par le pouvoir exécutif concernant l'organisation, les effectifs, les moyens de la police peuvent avoir des effets très déstabilisants pour les forces de l'ordre pendant de très nombreuses années. Il est très long et très compliqué de construire un dispositif de maintien et de rétablissement de l'ordre qui soit solide, qui permette à l'autorité de l'État de s'exprimer et de s'incarner ; il est également très long d'établir des relations de confiance entre la police et la population en instillant au cœur de la police nationale l'ensemble des principes qui font sa grandeur et son honneur, c'est-à-dire les principes républicains ; il est très long de donner à la police et à la gendarmerie les moyens d'accomplir leurs missions. En revanche, quand on prend de mauvaises décisions, c'est très rapidement que les équilibres sont remis en cause et les forces de sécurité affaiblies, de surcroît dans un contexte de montée de la menace.

Je sais que vous avez évoqué ces questions au cours des précédentes auditions, pour en avoir suivi plusieurs parce que je m'y intéressais. Je voudrais donc saisir l'occasion de celle-ci pour rappeler plusieurs éléments, en m'en tenant aux seuls faits et avec une grande précision, car les sujets dont il s'agit sont trop sérieux pour être livrés au plaisir de la polémique, des joutes politiciennes ou des mises en cause personnelles de tel ou tel ministre, trop sérieux aussi pour que celui qui en parle se laisse aller aux facilités de l'imprécision.

D'abord, la révision générale des politiques publiques, sur le contenu de laquelle je ne veux pas m'exprimer ; si j'ai, bien entendu, mon avis sur la question, je peux tout à fait comprendre qu'un gouvernement ait souhaité, pour des raisons tenant à la nécessité de rétablir les comptes publics ou à sa vision de la modernisation de l'administration, procéder à des déflations massives d'effectifs et à la diminution significative des budgets alloués aux forces de sécurité, hors titre 2 – c'est-à-dire des budgets de fonctionnement courant ; toujours est-il que de telles décisions ont naturellement des conséquences.

Lorsque sont supprimés 13 000 postes dans la police et dans la gendarmerie, cela se traduit par exemple – c'est un élément qui n'a pas été évoqué devant votre commission d'enquête et que vous retrouverez aisément dans les rapports parlementaires élaborés au cours des dernières années – par la suppression de près de 13 unités de force mobile. Or on sait que seule la moitié des forces mobiles est susceptible d'être employée chaque jour, puisqu'on ne peut utiliser que 50 % de leur nombre total afin que celles précédemment appelées sur le terrain puissent reconstituer leurs forces, ce qui, compte tenu de la multiplication et de la juxtaposition des crises, n'a pas toujours été possible au cours des dernières années. Notre pays en comptant environ 130, ce sont donc à peu près 20 % des effectifs de forces mobiles disponibles dont on a privé les préfets et le ministre de l'Intérieur lorsqu'il est confronté à des tensions extrêmes sur le terrain. Cela n'est pas sans effet sur les conditions opérationnelles du maintien de l'ordre.

Vous avez également évoqué la mobilisation, en renfort, d'autres effectifs que ceux des unités de force mobile de la gendarmerie et de la police, notamment les brigades anti-criminalité (BAC) ou les pelotons de surveillance et d'intervention de la gendarmerie (PSIG), en critiquant d'ailleurs les conditions dans lesquelles on est parfois contraint de les employer. Mais eux aussi ont été très fortement affectés par les déflations d'effectifs.

J'ajoute à cela que la diminution des crédits hors titre 2, de 17 % entre 2008 et 2013 pour la police et la gendarmerie, a aussi affecté le fonctionnement des services, compliquant l'acquisition de matériels.

Enfin, vous avez beaucoup parlé de la formation – le ministre de l'Intérieur actuel a eu grandement raison d'évoquer le sujet devant la commission des Lois. Sur ce point également, il faut être très précis. Toujours pour des raisons liées à la révision générale des politiques publiques, les moyens alloués à la formation des policiers et des gendarmes ont connu une diminution très significative. Plutôt que m'en tenir à un propos général, je vais vous donner des éléments précis, car je ne suis pas sûr qu'ils aient été portés à la connaissance de votre commission d'enquête – même si vous les retrouverez eux aussi dans les rapports parlementaires de ces dernières années.

En 2009, huit centres de formation de la police ont été supprimés et trois ont été transformés ou intégrés à des établissements plus importants. En 2010, ce sont deux écoles nationales de police, à Marseille et à Vannes, qui ont été fermées. En 2011, deux écoles nationales de police, à Paris et Draveil, ont été transformées en centres de formation régionaux. En 2012, les écoles de police de Châtel-Guyon et de Fos-sur-Mer ont elles aussi été fermées. En 2013, l'École nationale supérieure des officiers de police de Cannes-Écluse a fusionné avec l'École nationale supérieure de police de Saint-Cyr-au-Mont-d'Or dans le cadre de la création d'un établissement public administratif unique.

Surtout – car c'est décisif pour les moyens de formation de la police et de la gendarmerie –, le 1er septembre 2010, la direction de la formation de la police nationale a fusionné avec la direction de l'administration de la police nationale, cessant ainsi d'être une direction centrale de l'administration de Beauvau pour devenir une sous-direction. Or on sait parfaitement, quand on a été en poste au sein du ministère de l'Intérieur, que ce n'est pas la même chose de se battre pour les crédits d'une sous-direction que pour ceux d'une direction d'administration centrale. On sait aussi qu'une sous-direction n'a pas la même capacité d'impulsion et de conception politique, qu'elle ne traduit pas de la même manière la priorité absolue accordée par le ministère de l'Intérieur à la formation.

C'est la raison pour laquelle j'ai décidé en juin 2016 de consacrer de nouveau à la formation une direction d'administration centrale, dotée de 2 500 collaborateurs et dirigée par un excellent haut fonctionnaire, M. Philippe Lutz. Nous avons choisi de mettre l'accent sur la nécessité de renforcer la formation initiale des policiers – et des gendarmes, puisque nous avons implanté des écoles de formation, notamment à Dijon, au profit de la gendarmerie. Cet accroissement des moyens s'est articulé à la réforme du code de déontologie entreprise par mon prédécesseur, Manuel Valls. La direction de la formation avait également pour objectif de renforcer considérablement la formation continue des policiers ainsi que des gendarmes.

J'ai entendu dire ou lu – en tout cas, j'ai bien vu que le sujet faisait débat – qu'il aurait été décidé en 2016, pour des raisons liées au terrorisme, de ramener de douze à dix mois la durée de formation des gardiens de la paix. Ce n'est pas exact ; je veux, sur ce point aussi, être très précis. Il a effectivement été décidé de ramener la durée de formation de douze à dix mois, mais pour une toute petite catégorie de fonctionnaires de police, les adjoints de sécurité (ADS) ayant passé le concours de gardien de la paix, et pour un an seulement, parce qu'ils avaient déjà reçu une formation avant de passer le concours et qu'il fallait déployer des effectifs sur le terrain face à une menace terroriste alors très forte. Cette décision prise pour un an ne remettait pas du tout en cause la volonté et l'impulsion qui s'étaient matérialisées par la renaissance de la direction de la formation. Plus tard, en 2020, il a été décidé de ramener à huit mois la durée de formation initiale des policiers, le reste de la période – deux ans au total – étant consacré à des stages. C'est un choix sur lequel les ministres qui ont eu à prendre cette décision se sont exprimés, j'imagine.

Dans la mesure où le sujet s'est emparé subitement des esprits, il est important de rétablir les faits, car c'est ce faisant, dans la plus grande rigueur et avec la plus grande volonté d'exactitude, que le Parlement peut jouer son rôle de contrôle et de restitution aux citoyens de la vérité sur les choix faits par les différents acteurs politiques. Il est important de remettre ces faits en perspective pour une raison très simple : ma conviction profonde est que le confortement de la relation entre la police et la population, dans un esprit de confiance mutuelle, et la montée en gamme de nos services de sécurité, au nom des exigences déontologiques et de rigueur opérationnelle qui doivent s'attacher notamment aux opérations de maintien de l'ordre, dépendent de la capacité de l'État à s'inscrire dans la continuité des politiques publiques et à persévérer s'agissant des questions porteuses d'enjeux stratégiques nationaux. C'est important pour la vie démocratique et la nécessaire confiance entre les institutions et les citoyens.

Je me permettrai donc de former devant votre commission d'enquête le souhait que, sur ces sujets essentiels, on observe moins d'instrumentalisation politique et plus de continuité dans l'action de l'État ; que les acteurs publics, par-delà leurs différences politiques, soient davantage capables, par adhésion commune à l'idéal républicain, de valoriser mutuellement ce qu'ils font au lieu de profiter des circonstances ou des commissions d'enquête parlementaires pour s'engager dans des démonstrations parfois très hasardeuses.

J'en viens aux opérations de maintien de l'ordre. Vous le savez, lorsque j'étais ministre de l'Intérieur, un événement tragique est survenu dans le cadre d'une de ces opérations, à Sivens. Le ministère s'en est trouvé fortement ébranlé car le décès d'un jeune militant, lors d'une manifestation où il entendait défendre sa conception et ses convictions, constitue ce qu'il faut bien appeler un échec. Tout débordement, toute violence, a fortiori un décès est un échec, pour le ministère de l'Intérieur, et pour celui qui le dirige.

Il nous fallait comprendre les raisons pour lesquelles cette tragédie était survenue, alors que des consignes de maîtrise, d'apaisement et de proportionnalité avaient été données et que les instructions et les ordres d'opération étaient très clairs. J'ai missionné l'Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN), mais aussi l'Inspection générale de la police nationale (IGPN), pour faire la lumière sur ce drame et analyser les difficultés qui se posaient en matière de maintien de l'ordre. Je me suis fondé sur leurs conclusions pour réformer ou améliorer les dispositifs existants. J'ai eu plusieurs fois l'occasion de rendre compte de mes décisions devant les Français et la représentation nationale – j'ai notamment été auditionné dans le cadre de la commission d'enquête créée à la suite du drame de Sivens et présidée par Noël Mamère.

Ces décisions reposaient sur trois principes : améliorer la prévention en amont des manifestations afin que celles-ci se déroulent dans les meilleures conditions ; moderniser le cadre juridique ; communiquer, dans la transparence, les informations aux citoyens. Par ailleurs, les propositions du préfet Christian Lambert, que j'avais chargé d'une mission sur la formation du corps préfectoral en matière de maintien de l'ordre, ont été fort utiles.

Pour ce qui est de la prévention et de l'information des manifestants, j'ai préconisé de créer un lien permanent entre les responsables civils, notamment préfectoraux, et les organisateurs, de manière à envisager en amont la façon d'assurer le bon déroulement des manifestations. Même si j'ai constaté combien il pouvait être difficile d'atteindre ces objectifs, notamment lors des manifestations contre la « loi travail », je crois qu'il est nécessaire de chercher à tout prix à entrer en contact avec les organisateurs et à organiser les choses de façon scrupuleusement honnête.

En matière de renseignement, j'ai souhaité que nous puissions identifier, avec le concours des services de renseignement de la préfecture de police et des autres départements – ce qui était plus difficile car le renseignement y avait été asséché par la fusion des renseignements généraux et de la direction de la surveillance du territoire – les individus susceptibles de contribuer aux violences, afin de les empêcher de prendre part aux manifestations. C'est ainsi que chaque manifestation contre la « loi travail » a fait l'objet de réunions très spécifiques entre le préfet Cadot, mon cabinet et moi-même.

Pour ce qui est de la modernisation du cadre juridique, nous avons été amenés à créer les conditions de l'intervention d'une autorité civile – cela figure dans le rapport de l'IGPN de 2014, comme dans les travaux parlementaires. Parce que les personnels autorisés à utiliser des moyens de défense peuvent commettre des actes aux conséquences graves faute d'une vision globale de la manifestation, la présence d'un superviseur nous a semblé fondamentale.

Nous avons également modifié les règles relatives aux sommations avant l'intervention des forces de l'ordre afin d'avertir ceux qui seraient désireux de commettre des violences, et de limiter les risques pour les manifestants pacifiques.

Ayant constaté les blessures potentiellement mortelles que les moyens de défense pouvaient occasionner et soucieux de marquer très clairement la volonté du ministère à la suite du décès de Rémi Fraisse, j'ai décidé d'interdire les grenades offensives.

Pour renforcer la transparence, nous avons décidé que les opérations seraient filmées afin que les images puissent, en cas de contestation, restituer les conditions dans lesquelles les forces de l'ordre avaient été amenées à intervenir. D'ailleurs, j'ai toujours été très favorable à ce que les commissions d'enquête puissent avoir accès à l'ensemble des ordres d'opération donnés par les préfets, ainsi qu'à l'ensemble des instructions données par les ministres ou leur cabinet préalablement aux opérations. Cette transparence est susceptible d'améliorer le contrôle par le Parlement des missions conduites par les forces de l'ordre sous l'autorité des préfets. L'obligation pour le Gouvernement de rendre ainsi compte de son action est facteur de vérité, dans un univers où les questions liées au maintien de l'ordre sont instrumentalisées à des fins politiques – nous en sommes témoins aujourd'hui.

Je voudrais, pour conclure, évoquer le contexte actuel. Nous sommes tous ici ardemment républicains, et nous vivons comme une blessure pour le pays et la République la dégradation de la relation entre la population et les policiers, ou du moins ce que des acteurs politiques ou médiatiques relatent de cette perte de confiance. Ceux qui exercent, ou ont exercé, des responsabilités politiques doivent faire en sorte que ce lien ne soit pas davantage abîmé, qu'il puisse se décliner selon les modalités de la confiance et du respect, mais aussi de la gratitude.

Lorsque j'étais ministre de l'Intérieur, j'ai souvent été amené, en raison des événements auxquels la France a été confrontée, à me tenir derrière les cercueils de policiers et de gendarmes, aux côtés de leurs enfants. Je veux dire mon immense gratitude aux forces de l'ordre pour le travail qu'elles accomplissent. Je n'oublierai jamais ni leur courage ni le sacrifice de leur vie pour assurer notre sécurité. Je n'oublierai jamais non plus les échanges que j'avais presque quotidiennement avec les camarades d'un policier, dans le coma après avoir été attaqué par un multirécidiviste, lorsque j'allais lui rendre visite : ils me disaient leur quotidien, leurs souffrances, les épreuves auxquelles ils étaient confrontés dans leur mission de fonctionnaires de l'État.

Il existe aujourd'hui une tendance à théoriser une consubstantialité de la violence à la police. On parle aisément de violences policières, moins facilement du travail accompli par les policiers. Pour ma part, je ne parle pas de violences policières, non parce que j'ignore qu'il existe des policiers violents qui manquent à leurs obligations déontologiques – ils doivent être rigoureusement sanctionnés, sans la moindre concession, car ils portent atteinte à la réputation de la police dans son ensemble – mais parce que je pense qu'utiliser l'expression « violences policières », c'est laisser accroire qu'il existe une violence consubstantielle à la police, que l'État serait organisé, avec des instructions données au plus haut niveau de la hiérarchie policière et préfectorale, pour reléguer ou réprimer des citoyens. Si tel était le cas, il faudrait résolument se dresser et lutter pour que l'emportent les valeurs et les principes de la République.

De même qu'il ne faut jamais, dans les opérations de maintien de l'ordre ou dans la lutte contre le terrorisme, rompre l'équilibre entre la sécurité des Français et les libertés fondamentales, on doit toujours rechercher l'équilibre entre la plus grande fermeté à l'égard de ceux qui manquent à leur devoir et la nécessité d'exprimer aux forces de l'ordre notre gratitude pour le travail qu'elles accomplissent. Lorsque l'esprit de nuance s'efface, lorsque par des mots ou des expressions on procède à des instrumentalisations politiques hasardeuses, on contribue à faire mal à la République.

Cette relation de confiance, je l'ai vue s'exprimer de façon spectaculaire à l'occasion de la manifestation du 11 janvier 2015, lorsque des policiers furent acclamés par les Français. Il y avait alors un amour partagé du pays, la conscience aiguë des épreuves auxquelles il était confronté, l'idée que nous faisions tous ensemble nation, le sentiment puissant d'appartenir à une même communauté que le terrorisme cherchait à mettre à genoux.

Nous sommes aujourd'hui dans un contexte où tout peut basculer, où les crises qui se juxtaposent engendrent des tensions extrêmes. Je ne peux que vous remercier d'avoir créé cette commission d'enquête. Par le débat, la confrontation des points de vue et des expériences, la mise en évidence de faits, vous vous attachez à éclairer la représentation nationale, la presse et les Français sur la complexité de la mission des forces de l'ordre et sur la nécessité de leur donner les moyens de l'accomplir dans les meilleures conditions.

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Monsieur le Premier ministre, je vous remercie. Il est important, dans le contexte actuel, de rappeler la gratitude que nous devons aux forces de l'ordre.

Vous avez parlé de formes nouvelles de contestation et des violences urbaines. Faut-il les opposer aux manifestations traditionnelles et les gérer de façon différente, dans la mesure où elles sont souvent plus violentes ?

Vous avez évoqué la baisse des effectifs, des moyens qui leur étaient consacrés et des moyens destinés à la formation – partiellement restaurés depuis –, et souligné la nécessaire continuité de l'action de l'État, par-delà les changements de majorité. Nous ne pouvons que partager votre vision. Existe-t-il d'autres voies pour améliorer le lien entre les forces de l'ordre et la population et faire évoluer les techniques de maintien de l'ordre ?

Enfin, lorsque vous étiez ministre de l'Intérieur, vous avez été confronté à la présence de black blocs ou de groupes ultras dans les manifestations. Comment étaient-ils gérés ? Y avait-il des consignes particulières ?

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Bernard Cazeneuve, ancien Premier ministre, ancien ministre de l'Intérieur

Si l'on réfléchit de façon globale à la problématique du maintien de l'ordre, on s'aperçoit que les troubles à l'ordre public qui justifient une intervention pour maintenir ou rétablir l'ordre découlent de phénomènes différents.

Ces dernières années, les manifestations ont été accompagnées de violences et ont donné lieu à des polémiques sur la relation entre les forces de l'ordre et les manifestants. L'incompréhension va grandissant, les tensions augmentent ; cela ne peut que poser un problème de respiration démocratique. Aucun vrai républicain, soucieux de la liberté de manifester et du nécessaire respect entre citoyens et forces de l'ordre, ne peut accepter de voir ces violences prospérer. Avec les zones à défendre, on a assisté à une nouvelle forme de contestation, dont on a vu qu'elle posait des problèmes de maintien de l'ordre – j'en ai fait l'expérience dans des conditions difficiles et parfois tragiques. Enfin, on a vu se produire des phénomènes d'émeutes urbaines, qui ont conduit, en 2005, au déclenchement de l'état d'urgence et à des opérations de rétablissement de l'ordre.

De par votre expérience personnelle, monsieur le président, vous savez que ce ne sont pas les mêmes techniques et les mêmes unités qui sont utilisées. On ne traite pas de la même manière le maintien ou le rétablissement de l'ordre dans une manifestation et face à des violences urbaines. Dans le premier cas, la compétence du maintien de l'ordre est entre les mains d'unités spécialisées, les unités de force mobile de la police et de la gendarmerie : ce sont les compagnies républicaines de sécurité (CRS), pour la police, et les unités de force mobile, pour la gendarmerie, dont vous avez souligné l'utilité. Face à des violences urbaines, même s'il peut arriver de faire intervenir ces unités, ce sont plutôt les BAC ou les PSIG qui se trouvent en première ligne.

Les modalités et les techniques d'intervention sont très différentes dans les deux cas et il est très important que chacun reste dans son couloir de nage, avec sa formation, ses compétences et ses techniques. Ce qui a créé des difficultés – et on ne peut en blâmer aucun responsable de l'État –, c'est l'obligation dans laquelle on s'est parfois trouvé, parce que le nombre d'unités de force mobile n'était pas suffisant pour couvrir l'ensemble des manifestations sur le territoire national, de mobiliser des unités plus classiques, qui ne sont pas spécifiquement formées au maintien de l'ordre. À cet égard, la décision qui a été prise de donner à toutes les unités de police un minimum de formation au maintien de l'ordre est pertinente.

Il est vrai que les moyens ne font pas tout, monsieur le président, je suis absolument d'accord avec vous sur ce point. Mais sans moyens, on ne fait plus rien. Si j'ai parlé de persévérance, c'est parce que, dans un contexte de montée des violences, la relation entre la police et la population doit être approfondie et préservée. Il faut absolument poursuivre les efforts de formation et d'équipement de la police. Vous connaissez parfaitement ces sujets et, si ce que je dis ne correspond pas à la réalité, vous pourrez me contredire, mais les crédits de la police et de la gendarmerie, hors titre 2, ont connu une stagnation au cours des trois dernières années, alors qu'ils avaient bénéficié, entre 2013 et 2017, d'une augmentation de l'ordre de 17 %. Vous me direz que cela est compensé par le plan de relance et il faut reconnaître qu'il donne, pour les crédits hors titre 2, des moyens au ministère de l'Intérieur. Je ne prétends pas donner des conseils à qui que ce soit, car je n'ai aucune légitimité à le faire, mais une grande confiance n'exclut jamais une petite méfiance et il faudra veiller à ce que les crédits alloués soient bien dépensés. Or nombre d'entre eux doivent l'être dans le cadre d'appels à projets : il faudra s'assurer que le ministère de l'Intérieur mobilise effectivement ces crédits, pour que les annonces soient bien suivies d'effets.

Vous me demandez ce que l'on peut faire, au-delà de la question des moyens, pour améliorer la relation de la population avec la police. L'actuel gouvernement a adopté un schéma national du maintien de l'ordre, dont l'inspiration me paraît bonne et qui s'inscrit dans la continuité des mesures que j'avais été amené à prendre, comme ministre de l'Intérieur, avec mon prédécesseur au poste de Premier ministre, M. Manuel Valls. M. Laurent Nuñez en a rappelé les grands principes devant votre commission la semaine dernière : réactivité, mobilité, interpellations et judiciarisation. Le schéma prévoit également un approfondissement des relations entre les forces de l'ordre et les manifestants en amont des manifestations : je serais très mal inspiré de contester cette orientation, qui s'inscrit également dans la continuité des décisions que j'ai moi-même pu prendre par le passé. Dans un contexte de montée des violences, je ne peux que souscrire à ces orientations, que je trouve bonnes.

Vous m'interrogez, enfin, au sujet des black blocs. Ce terme ne désigne pas une association secrète, mais une modalité de comportement dans les manifestations : des individus se détachent et, dissimulant leur visage, commencent à casser. Il y a plusieurs façons de traiter ce sujet et il convient, dans la mesure du possible, de le faire en amont, par la voie du renseignement. On ne peut vouloir la liberté de manifestation et d'expression, l'apaisement dans la relation entre les forces de l'ordre et les manifestants et la restauration de la confiance – autant de valeurs et de principes républicains intangibles auxquels on ne peut déroger – et, en même temps, ne pas souhaiter que tous ceux qui s'attaquent à ces valeurs et à ces principes en rendant les manifestations impossibles ne soient pas, dès l'amont, empêchés de s'y rendre. Je suis donc très favorable au développement du renseignement. Les grands principes du schéma national du maintien de l'ordre, que nous avons déjà été amenés à mettre en œuvre lorsque nous étions en responsabilité – réactivité, mobilité, interpellations, judiciarisation –, me semblent garantir une bonne politique du maintien de l'ordre. Mais je reconnais que tout cela est extrêmement difficile à faire de manière opérationnelle.

D'ailleurs, à aucun moment, depuis que j'ai quitté la place Beauvau, je n'ai mis en cause un ministre de l'Intérieur ou un préfet de police, car je sais la difficulté de ces fonctions. Ce n'est pas parce qu'on a cessé d'exercer des responsabilités qu'il faut se mettre à faire des commentaires sur tout, comme si on n'avait pas soi-même éprouvé des difficultés au moment où on était en responsabilité. Ce serait totalement irresponsable que de procéder ainsi : ne comptez pas sur moi pour faire des déclarations sur telle ou telle décision, car je sais la difficulté de la tâche. Je trouve que les orientations définies, sur ces questions, vont globalement dans la bonne direction.

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Monsieur le Premier ministre, vous avez tenu des propos clairs et précis ; j'aimerais sortir un peu du champ de votre intervention et vous interroger sur la façon dont vous voyez l'évolution de notre société. En 2014, déjà, vous aviez fait une déclaration à l'occasion d'une manifestation violente qui s'était déroulée à Rennes : vous aviez constaté qu'une extrême violence avait été dirigée contre les policiers et les gendarmes, parce qu'ils portaient l'uniforme, et vous vous en étiez fort justement ému. Quelles sont, à votre avis, les origines de ce phénomène ? Il n'est pas complètement nouveau, puisque vous l'évoquiez déjà en 2014, mais il perdure, et peut-être même s'amplifie-t-il.

Est-ce un phénomène d'ensemble ou n'est-ce le fait que de quelques centaines d'individus qui utilisent toutes les caisses de résonance qu'ils trouvent pour créer du trouble ? Ce trouble, en tout cas, est une réalité, puisque de nombreux Français semblent porter un jugement extrêmement sévère sur les forces de l'ordre, alors que celles-ci ont une mission très délicate à remplir. Cela ne doit évidemment pas empêcher, vous l'avez dit, que lorsqu'un gendarme ou un policier franchit la ligne jaune, son acte soit signalé. D'où vient cette défiance d'une partie de la population vis-à-vis des forces de l'ordre ? Et, surtout, comment peut-on la combattre ? J'aimerais avoir l'avis du responsable politique que vous avez été, et que vous êtes resté, sur cette évolution sociétale.

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Bernard Cazeneuve, ancien Premier ministre, ancien ministre de l'Intérieur

Votre question, monsieur le rapporteur, est très profonde, presque philosophique. Je vais y répondre en vous exposant mes convictions.

Je pense qu'il y a un affaissement des principes et des valeurs de la République, pour de multiples raisons qui mériteraient de longs développements. Je pense, d'abord, que la numérisation de la société a engendré une perte d'altérité. Lorsque l'on peut, dans l'anonymat et en toute impunité, se mettre à insulter son prochain, à tenir des propos racistes, antisémites, homophobes, à insulter des responsables publics, lorsque l'on considère que le tweet peut, à lui seul, alimenter le débat public – alors que l'usage de la phrase brève est généralement au service des idées les plus courtes –, il n'y a plus de place pour le raisonnement, plus de temps pour la réflexion. Lorsque toute décision publique est immédiatement remise en cause, lorsque tout est mis sur le même plan et que la parole d'un scientifique peut être contestée par le premier venu, sur les réseaux sociaux ou sur un plateau de télévision, c'est la confusion, la perte de repères, la perte de sens, la perte d'altérité, et cela ne contribue pas à l'apaisement de la société. Lorsque l'on peut, par le truchement de ces mêmes réseaux sociaux, organiser en quelques minutes une manifestation autour d'un slogan sommaire, ou sous le coup d'une pulsion, on n'est pas dans le contexte d'un exercice démocratique apaisé, où chacun dit ce qu'il a à dire, parfois avec virulence, mais dans le refus de la violence physique. La violence verbale, désincarnée, qui s'exprime sur les réseaux sociaux, n'est rien d'autre que la préfiguration de la violence physique. C'est la raison pour laquelle je m'étais beaucoup mobilisé, après les attentats, pour obtenir des géants du numérique, les GAFA, qu'ils nous aident dans le travail de sensibilisation contre la haine numérique. J'avais été absolument effrayé de voir le nombre de messages haineux, antisémites, anti-musulmans, anti-religieux, anti-institutionnels qui s'étaient diffusés sur les réseaux sociaux et je pensais qu'un contre-discours, face à ce processus de radicalisation, était nécessaire.

Le deuxième élément qui explique la montée de la violence, c'est le fait que nous vivons dans une société où la radicalité est considérée comme la forme d'expression politique à valoriser, tandis que la nuance et la pondération sont considérées comme une forme d'amollissement de la pensée. Je suis très frappé de voir que la radicalité a gagné beaucoup d'espace et suscite de plus en plus d'adhésion, alors que c'est pour moi une facilité, tandis que la nuance et la pondération sont le vrai courage.

Il y a un travail politique et idéologique à faire, auquel toute personne attachée à la République doit contribuer : la préoccupation de la France et de la nation et la promotion des valeurs de la République doivent toujours être préférées à l'intérêt politique à très court terme que l'on peut espérer de telle ou telle forme d'expression politique. Pour être très clair, lorsque j'entends des représentants de la nation, des responsables politiques qui prétendent aux plus hautes responsabilités de l'État, dire au sujet d'un ministre de l'Intérieur – votre serviteur – qu'il a contribué à l'organisation de l'assassinat de Rémi Fraisse ; quand je vois ces mêmes responsables politiques aller dans des manifestations de Gilets jaunes pour dire aux manifestants de se méfier des policiers parce que ce sont des barbares, j'estime qu'on est là, avec cette parole irresponsable, face à l'incarnation d'une radicalité politique que je combats, parce qu'elle est contraire à l'idée que je me fais de la France et des valeurs auxquelles elle doit se référer.

Enfin, le ministère de l'Intérieur et les institutions publiques doivent être tenus rênes courtes. Le ministère de l'Intérieur ne peut pas être le ministère de la sécurité seulement, au motif qu'il serait le ministère du monopole de la violence physique légitime. Il est aussi le ministère des valeurs républicaines et de la laïcité, le ministère des libertés publiques. Il doit se vivre comme tel et c'est la raison pour laquelle ceux qui sont à la tête de cette administration doivent veiller à ne jamais sortir de l'esprit de pondération et d'équilibre. Il faut être absolument intransigeants avec les manquements à la déontologie, comme avec les comportements qui pourraient laisser penser qu'on a la moindre complaisance à l'égard de propos racistes ou de violences inacceptables, à l'instar de celles qu'a subies, il y a quelques jours, un producteur à Paris. Les images de ces violences sont épouvantables et le Président de la République a eu raison de dire son indignation. Il faut la dire et sanctionner ces policiers, parce qu'ils portent atteinte à l'honneur de la police dans son ensemble.

Pour faire prévaloir cet équilibre, il y a une manière d'être en République qu'il faut faire partager au plus grand nombre. La transgression, la disruption, la radicalité doivent s'effacer face à la part de responsabilité, de pondération, d'esprit de nuance que la République appelle par construction. La laïcité, qui est beaucoup mise en évidence ces derniers jours, et à juste titre, est une valeur de tolérance, mais aussi de respect, d'altérité et de pondération. Je pense que c'est le recul de ces valeurs qui fait perdre à la vie publique son sens et qui laisse à la violence une part trop grande. J'ai toujours été extrêmement dur à l'égard de ceux qui se laissaient aller à ce type de facilité, parce que je pense qu'ils doivent être idéologiquement combattus.

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Monsieur le Premier ministre, je vous remercie d'avoir partagé avec nous votre expérience et votre vision des choses, inspirée de ce que vous avez connu.

Le ministre de l'Intérieur a récemment évoqué des insuffisances majeures, qui expliqueraient une partie des violences. Selon vous, le sentiment d'une plus grande violence, liée aux activités de police, est-il justifié ? Comment s'explique-t-il ? Y a-t-il un écart croissant entre les faits et leur gravité, d'une part, et le sentiment qu'en a l'opinion, d'autre part ? Si tel est le cas, comment combler cet écart ? Doit-on mieux compter et objectiver les faits et leur gravité ? Enfin, quelles instances internes au ministère ou au niveau de l'État sont de nature à prévenir, limiter et punir ces violences – ce qui pourrait modifier le sentiment qu'en a l'opinion ?

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Bernard Cazeneuve, ancien Premier ministre, ancien ministre de l'Intérieur

Le travail d'objectivation de la gravité des faits de violence en vue de leur sanction relève de l'IGPN et de l'IGGN, qui jouent un double rôle.

Tout d'abord, à l'instar de l'Inspection générale de l'administration du ministère de l'Intérieur, elles conseillent le ministre, qui peut solliciter leur avis dans le cadre de réflexions prospectives, y compris sur les questions relatives au maintien de l'ordre. Ainsi, lorsque j'ai constaté que des grenades de désencerclement avaient occasionné des blessures importantes sur un individu lors d'une manifestation contre la « loi travail », j'ai demandé que l'on contrôle tous les stocks de grenades et que l'on me fasse des propositions sur les conditions d'utilisation de ces matériels. Sur ce sujet comme sur d'autres, tels la formation ou l'équipement des forces de l'ordre, les inspections générales peuvent jouer un rôle déterminant de conseil, qui n'est pas un rôle de sanction.

Ces inspections générales sont également amenées à intervenir après que des manquements sérieux et graves ont été constatés au sein des forces de l'ordre. Elles le font généralement en collaboration très étroite avec l'autorité judiciaire, qui est indépendante et qui les sollicite pour accomplir, aux côtés des magistrats, un travail d'investigation permettant de déterminer si les faits sont établis. Je tiens à rappeler ce cadre car je sais que la performance des inspections générales, leur capacité à sanctionner et leur indépendance font débat.

On peut sans doute aller plus loin en faisant intervenir le Défenseur des droits, même si j'ai parfois eu avec lui des débats difficiles et des rapports conflictuels, notamment lorsqu'il a tenu des propos injustes à l'égard de mon administration alors que j'avais engagé une opération de relocalisation et de protection des migrants à Calais. Mais j'ai toujours reconnu qu'il fallait que « par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir », pour reprendre l'expression de Montesquieu, et que le Défenseur des droits pouvait représenter un contre-pouvoir et exercer un contrôle utile dans une démocratie, même lorsqu'il exprime une indignation injuste. Il devrait inscrire son action dans le cadre d'un dialogue plus étroit avec les inspections générales.

On a évoqué la possibilité de nommer à la tête des inspections générales de très hauts fonctionnaires, pour une durée non renouvelable, de manière à renforcer leur indépendance. Je n'y suis pas défavorable – de même que je ne suis pas défavorable à la présence d'un représentant du Défenseur des droits au sein des inspections générales. En revanche, je souhaite que ces dernières ne voient pas leurs relations avec le ministre coupées, car elles jouent un rôle très important de conseil du Gouvernement.

Pour améliorer la perception des choses par l'opinion, le contrôle parlementaire comme celui qu'exerce votre commission d'enquête est déterminant. Je serais d'ailleurs très favorable à ce que l'action des forces de sécurité fasse l'objet d'une commission d'enquête permanente. La publication régulière de rapports, à l'instar de ce qui se fait déjà en matière de renseignement, permettrait d'assurer une certaine transparence sur le rôle des forces de l'ordre. Ainsi, le Parlement exercerait pleinement ses prérogatives de contrôle de l'exécutif sur des sujets où la question de l'exercice des libertés publiques fondamentales est constamment posée.

Enfin, il est très important de renforcer la relation du ministère de l'Intérieur avec l'université et le monde de la recherche. Les crédits en faveur de la recherche sur ce sujet avaient été complètement coupés, avant d'être rétablis à un niveau modeste, de l'ordre de 500 000 ou 600 000 euros, la dernière année où j'étais ministre de l'Intérieur, avec la volonté de les augmenter encore à l'avenir. On a eu grand tort de supprimer l'Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice (INHESJ), créé à l'époque de Pierre Joxe, car on a besoin de lieux où universitaires, associations, ONG et administrations se rencontrent pour confronter leurs points de vue sur les sujets de sécurité. Le ministère de l'Intérieur ne peut rester recroquevillé sur lui-même, arc-bouté sur le seul objectif d'assurer la sécurité des Français, même si c'est sa mission régalienne ; il doit être capable de s'ouvrir, de rendre compte de son action et de parler avec l'ensemble des acteurs de la société. Moderniser ce ministère pour apaiser la relation avec la population, c'est aussi accepter de s'engager durablement et avec persévérance dans cette voie.

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Seriez-vous favorable à une déconnexion de l'IGPN et de l'IGGN des directeurs généraux, et à leur rattachement direct au ministre de l'Intérieur, par exemple ? De même, verriez-vous d'un bon œil la création d'une direction métier dédiée au maintien de l'ordre, qui regrouperait les CRS et les gendarmes mobiles, sans bien évidemment fusionner ces deux structures ?

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Comme vous, monsieur le Premier ministre, je trouve que l'expression « violences policières » est maladroite. Dans un État de droit, la police a le monopole de la force légitime.

En mars 2016, quelques mois après les terribles attentats contre Charlie Hebdo, l'Hypercacher et le Bataclan, vous avez été auditionné par la commission d'enquête relative aux moyens mis en œuvre par l'État pour lutter contre le terrorisme depuis le 7 janvier 2015. Alors que nous avions pris conscience de l'importance du facteur temps – au Bataclan, les forces de sécurité avaient mis beaucoup de temps à intervenir, comme pourrait nous le confirmer Jean-Michel Fauvergue, alors patron du RAID –, je vous ai demandé de revoir la doctrine d'intervention de nos forces de l'ordre pour leur permettre d'aller plus rapidement au contact des terroristes, comme cela se passe d'ailleurs en Israël. Vous m'avez répondu que ce n'était peut-être pas une mauvaise idée et que vous y réfléchissiez. En effet, vous avez pris vos responsabilités et mis au point un schéma national d'intervention, présenté en avril 2016.

Permettez-moi de faire un parallèle avec la question du maintien de l'ordre. Les récents événements à Paris sont invraisemblables et choquent tous les Français : alors que des vitrines étaient cassées, les forces de l'ordre sont parfois restées immobiles. Ne pensez-vous pas qu'il faudrait revoir leur doctrine d'intervention, en particulier face aux black blocs ? Dès le premier jet de pierres, les forces de l'ordre devraient aller au contact des individus violents ; il faudrait aussi mobiliser plus d'agents en civil, et peut-être prévoir une procédure de détention administrative. En la matière, le doute doit profiter aux Français : si certaines personnes repérées par les services de renseignement sont susceptibles de prendre part à des violences dans le cadre d'une manifestation, il faut les arrêter, car la présomption de risque de troubles à l'ordre public doit primer sur le droit de manifester. Je vous appelle encore une fois à vous inspirer des méthodes israéliennes, non parce qu'elles sont meilleures mais parce que les forces de l'ordre en Israël ont souvent plus d'expérience.

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Bernard Cazeneuve, ancien Premier ministre, ancien ministre de l'Intérieur

Il faut en effet adapter la doctrine d'intervention des forces de l'ordre, mais dans le respect rigoureux de l'équilibre que nous évoquons depuis le début de cette audition, qui est l'équilibre de la République. On ne peut pas rompre avec le principe de proportionnalité dans l'usage de la force, ni perturber, en s'inspirant de ce qui existe dans tel ou tel pays, l'équilibre entre le maintien ou le rétablissement de l'ordre et le respect de la liberté de manifestation – ces deux principes sont d'ailleurs étroitement liés.

Comme je l'ai déjà dit tout à l'heure, le maintien de l'ordre est d'autant plus facile que le dialogue avec les organisateurs des manifestations se passe bien. Il faut donc créer, en amont des manifestations, les conditions d'un dialogue étroit avec leurs organisateurs, dans un climat de confiance et de responsabilité partagée, même si chacun doit rester dans son rôle – ce n'est pas aux organisateurs des manifestations de prendre la responsabilité du maintien de l'ordre.

Il faut prévoir une capacité d'intervention pour rétablir l'ordre lorsque les choses dégénèrent, par exemple à cause de la présence de black blocs. Aussi le schéma national du maintien de l'ordre, qui apparaît comme un approfondissement des décisions prises en 2014 et 2015, va-t-il dans la bonne direction. Il faut maintenant veiller à ce que le dispositif français, qui consiste à assurer la mobilité des forces de l'ordre, leur capacité d'interpellation et l'engagement de poursuites judiciaires, fonctionne correctement. La sévérité doit s'imposer lorsque des casseurs empêchent les manifestations de se dérouler normalement, remettant ainsi en cause la liberté de manifester sereinement et pacifiquement. Le maintien de l'ordre à la française doit évoluer, s'adapter, dans le respect de la tradition de notre pays.

S'agissant des actes de terrorisme, j'ai conçu le schéma national d'intervention de sorte que l'une des trois forces d'intervention spécialisée puisse intervenir en tout point du territoire national en moins de vingt minutes. Cela montre la capacité de l'État à faire face à des actes d'une extrême violence ; là encore, c'est la condition de la confiance entre l'État et les citoyens et de l'efficacité des actions conduites par le ministère de l'Intérieur.

La proposition d'une direction métier dédiée au maintien de l'ordre mérite d'être examinée de près. La police nationale dispose d'une direction de la formation, tandis que la gendarmerie a ses propres dispositifs et ses propres écoles. Pour ma part, je suis très favorable à la création de lieux d'échanges d'expériences et à l'organisation de formations conjointes sur les sujets les plus sensibles.

M. le président Fauvergue a également proposé la déconnexion des inspections générales des directeurs généraux du ministère de l'Intérieur. Je ne suis pas du tout opposé à des évolutions quant au rattachement de telle ou telle structure à telle ou telle direction. Nous l'avons d'ailleurs déjà fait en matière de renseignement : ainsi, la direction générale de la sécurité intérieure a été rattachée directement au ministre de l'Intérieur lorsque la menace terroriste a augmenté, car il nous semblait nécessaire d'instaurer un lien opérationnel plus direct avec le ministre. En revanche, je serais très hostile à ce que les inspections générales sortent du champ du ministère de l'Intérieur, du fait du double rôle de ces structures, qui accomplissent déjà leurs missions en toute indépendance. Certes, on peut encore améliorer cette indépendance et renforcer les dispositifs de sanction en cas de manquement. Les prises de position du Défenseur des droits sont toujours susceptibles de crisper les ministres de l'Intérieur, mais j'ai été très sensible aux propos tenus par Mme Hédon dans La Croix. Ses propositions méritent d'être entendues et soumises au débat – chacun donnera sa vérité et nous réussirons à trouver un certain équilibre.

Je n'ai pas encore eu l'occasion de m'exprimer à propos des événements survenus place de la République, qui ont suscité débats et polémiques. Si l'on veut que ces opérations se passent dans de bonnes conditions et ne creusent pas le fossé entre les citoyens et l'État, il faut respecter quelques éléments de méthode. Lorsque nous avons procédé, à l'automne 2016, à l'évacuation en plusieurs jours de près de 12 000 personnes à Calais, les forces de l'ordre étaient présentes mais n'ont pas eu à intervenir. En effet, pendant des mois, en liaison avec les maires et les préfets, nous avons ouvert 675 stands d'accueil et d'orientation à travers le pays pour mettre les migrants à l'abri ; malgré quelques conflits, nous avons travaillé avec la Cimade, le Secours populaire et le Secours catholique pour que cette mise à l'abri se passe dans des conditions humaines conformes à l'idée que je me faisais de l'action du ministère de l'Intérieur. Cette préparation était très difficile et a pris beaucoup de temps, mais elle a permis de conduire l'opération de façon plus apaisée. Le dispositif de la place de la République était certes différent, du fait de la présence de migrants très vulnérables, de certaines organisations et sans doute aussi d'une part de manipulation, mais les images que nous avons vues ne sont pas conformes à l'idée que nous nous faisons d'une intervention du ministère de l'Intérieur. En préparant l'opération, en assurant le relogement des personnes évacuées, en expliquant dans les médias le but de l'intervention quelques heures avant celle-ci et en la conduisant de façon méthodique et sincère, les autorités auront moins d'ennuis que si elles agissent sous la pression.

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Merci, monsieur le Premier ministre. Votre éclairage était important pour nos travaux, et cela m'a fait plaisir de vous revoir. Nous tous, membres de cette commission d'enquête et députés de la nation, partageons le sentiment de gratitude envers nos forces de l'ordre que vous avez exprimé tout à l'heure.

La séance est levée à 17 heures 40.

Membres présents ou excusés

Présents. - M. Jean-Michel Fauvergue, Mme Marietta Karamanli, M. Jérôme Lambert, Mme Constance Le Grip, M. Philippe Michel-Kleisbauer, Mme Alice Thourot, Mme Laurence Vanceunebrock.

Assistait également à la réunion. - M. Meyer Habib