Intervention de Gérald Darmanin

Réunion du jeudi 17 décembre 2020 à 17h00
Commission d'enquête relative à l'état des lieux, la déontologie, les pratiques et les doctrines de maintien de l'ordre

Gérald Darmanin, ministre de l'Intérieur :

Le maintien de l'ordre doit, en premier lieu, garantir la liberté de manifestation. Il doit en outre protéger les personnes, les biens et l'ordre public. Si la liberté de manifester, liberté constitutionnelle, est évidemment sacrée, les manifestations doivent se dérouler dans des conditions permettant la protection des manifestants, des forces de l'ordre protégeant les manifestants et, bien sûr, de l'ordre public.

Au regard des difficultés sociales et économiques que connaissent beaucoup de pays, et singulièrement le nôtre, l'ordre public a connu de nombreux ajustements, dont certains importants. Ainsi, jusque dans les années 1920, ce sont les armées qui géraient l'ordre public. Ensuite, la gendarmerie nationale a créé des unités spécialisées, puis les forces du ministère de l'Intérieur se sont progressivement vues transférer cette mission très particulière, et régalienne, et se sont professionnalisées.

Depuis la fin des années quatre-vingt-dix – on se souvient des manifestations violentes qui avaient eu lieu à Seattle en 1999 lors d'un sommet de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) –, puis plus récemment chez nous, notamment dans le cadre du mouvement des Gilets jaunes, les manifestations ont changé, impliquant une évolution de la doctrine qui guidait le maintien de l'ordre.

Les manifestations liées au mouvement des Gilets jaunes ont été particulièrement éprouvantes. Elles ont créé un ordre nouveau, auquel la police nationale et la gendarmerie nationale se sont adaptées. À cette époque, elles ont eu à gérer 52 000 manifestations et 2 000 policiers et gendarmes ont été blessés. Il s'est agi d'un moment de tensions très importantes, de répétition des efforts et de présence sur tout le territoire national.

J'appelle votre attention sur les trois principales différences de ces nouvelles formes de manifestations par rapport aux manifestations d'avant. En premier lieu, elles ne respectent pas toujours les règles des manifestations. Cela paraît peut-être tautologique mais, avant de les réprimer, la police doit avant tout prévenir les troubles. Pour cela, il faut que les manifestations fassent l'objet d'une déclaration. Or certaines ne sont pas déclarées. Il est alors bien difficile pour la police de discuter avec les organisateurs afin de prévenir les troubles, et de faire œuvre de pédagogie en expliquant ce qui est possible, et ce qui ne l'est pas.

Lorsque l'on doit intervenir pour réprimer des troubles à l'ordre public, c'est évidemment plus difficile en cas de manifestation « sauvage » que lorsqu'elle est déclarée. En effet, dans ce dernier cas, les manifestants sont tenus de suivre le parcours déclaré, ce qui permet à la police et à la gendarmerie de le baliser et de le sécuriser. En outre, en fin de manifestation, les participants doivent savoir partir puisqu'une manifestation qui dure au-delà de l'horaire déclaré devient illégale. Ainsi, les images de la place de la République nous ont certes choquées, mais la manifestation qui s'y déroulait n'était pas déclarée. Les forces de l'ordre n'ont donc pas pu échanger de manière pacifique avec des organisateurs. Si tel avait été le cas, la manifestation aurait pu se dérouler conformément aux lois de la République, votées par le Parlement. Cela aurait également permis d'encadrer les horaires, évitant ainsi des sommations, qui font parfois naître des difficultés.

Les manifestations respectent de moins en moins le cadre juridique. C'est un premier problème pour la police et la gendarmerie nationale. En outre, elles sont de plus en plus souvent infiltrées par des individus toujours plus violents – casseurs ou black blocs, je vous laisse le choix de la terminologie. Cette irruption de violence n'a souvent rien à voir avec l'objet de la manifestation. De plus, la situation est régulièrement aggravée par le fait que le service d'ordre de la manifestation est de moins en moins présent. Jadis, lors des grandes manifestations sociales, la CGT – j'espère qu'elle ne m'en voudra pas de la prendre pour exemple – encadrait les manifestations avec un service d'ordre professionnel qui travaillait avec la police nationale. Cela permettait d'exprimer des contestations, parfois très fortes, tout en garantissant la sécurité de la manifestation sans que la police n'ait à intervenir.

Aujourd'hui, pour résumer, des individus de plus en plus violents infiltrent des manifestations de plus en plus nombreuses, avec des services d'ordre de moins en moins présents. Les manifestants les plus violents sont donc face à face avec la police et la gendarmerie. Enfin, il y a de plus en plus de manifestations : 52 000, je le répète, uniquement pour le mouvement des Gilets jaunes. En conséquence, les forces de l'ordre sont de plus en plus sollicitées alors qu'elles ont dû faire face à des suppressions d'effectifs dans le cadre de la révision générale des politiques publiques (RGPP). Elles peuvent de plus en plus difficilement s'entraîner ou se former car elles sont sans cesse amenées à intervenir sur les manifestations. Ajoutées à la fatigue, ces difficultés expliquent une partie des incidents, d'autant que certains policiers ou gendarmes sollicités lors de ces manifestations ne sont pas préparés au maintien de l'ordre : ils n'ont pas reçu les mêmes formations que les personnels spécialisés et ne sont donc pas en mesure de reproduire les mêmes gestes face à des situations compliquées.

En conclusion, trois points expliquent les difficultés rencontrées par les forces publiques depuis quelques années dans le maintien de l'ordre public en France et la création de votre commission d'enquête : des manifestations non déclarées ou qui ne respectent pas toujours les termes de leur déclaration ; des individus de plus en plus violents avec un service d'ordre de moins en moins présent ; des effectifs sans cesse sollicités.

Nous avons essayé de répondre à ces difficultés dans le cadre du schéma national du maintien de l'ordre, que j'ai publié en tant que ministre de l'Intérieur, suite à un long travail engagé par mon prédécesseur. Il est peut-être encore imparfait, j'en conviens bien volontiers, mais c'est la première fois qu'un tel document est publié dans l'histoire du maintien de l'ordre en France. Ces dispositions, dont l'élaboration a été accompagnée d'une large consultation, faisaient auparavant l'objet de circulaires internes au ministère de l'Intérieur. En outre, c'est un document attaquable. Il a d'ailleurs été attaqué en référé devant le Conseil d'État, qui a, pour l'instant, donné raison au ministère de l'Intérieur. Nous pourrons y revenir si vous le souhaitez.

L'utilisation du lanceur de balles de défense (LBD), qui a soulevé certaines questions suite aux manifestations des Gilets jaunes, est désormais contrôlée par un superviseur. Depuis que je suis ministre de l'Intérieur, le LBD a du reste été extrêmement peu utilisé et n'a, à ma connaissance, entraîné aucune blessure. Au cours des dernières manifestations à Paris, la préfecture de police n'y a pas eu recours.

En outre, afin de mieux identifier les agents de police et de gendarmerie en cas d'intervention, j'ai refusé leur équipement en cagoule, à l'exception de ceux en prise directe avec le feu, d'où nos débats sur leur protection sur les réseaux sociaux – mais je n'y reviendrai pas.

J'ai demandé, sur proposition du directeur général de la police nationale (DGPN) et du directeur général de la gendarmerie nationale (DGGN) le remplacement des grenades de désencerclement, qui posaient des difficultés d'utilisation lors des manifestations. Les nouvelles ont été largement testées à l'entraînement.

J'ai amélioré et souhaite continuer à améliorer l'entraînement conjoint de nos forces : préfecture de police, gendarmerie nationale, police nationale. Cela passe notamment par la création de postes au sein des compagnies républicaines de sécurité (CRS) et chez les gendarmes mobiles, afin qu'ils disposent de quatre sections. En 2021-2022, cela équivaudra à cent quarante équivalents temps plein (ETP) complémentaires dans la gendarmerie et quatre-vingt-dix au sein des CRS et de la préfecture de police. Sous le quinquennat du Président de la République, plus de six cents personnes auront ainsi été recrutées au sein des CRS et des gendarmes mobiles, afin d'améliorer le maintien de l'ordre à Paris, comme en région.

Leur matériel empêche parfois les gendarmes et les policiers d'intervenir dans de bonnes conditions. En effet, leurs véhicules ou leurs équipements de protection sont parfois déficients, voire très anciens. Ainsi, les difficultés s'accumulent quand certains véhicules ont plus de quarante-cinq ans, qu'on y a froid l'hiver, qu'on a du mal à se déplacer car leurs portes tombent – alors que la mobilité est une garantie du maintien de l'ordre dans une manifestation –, quand des policiers ou des gendarmes doivent acheter eux-mêmes leurs protège-tibias chez Décathlon – j'espère, monsieur le président, que vous excuserez cette publicité pour une entreprise du Nord.

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