Commission d'enquête relative à l'état des lieux, la déontologie, les pratiques et les doctrines de maintien de l'ordre

Réunion du jeudi 17 décembre 2020 à 17h00

Résumé de la réunion

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La réunion

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La séance est ouverte à 17 heures 05.

Présidence de M. Jean-Michel Fauvergue, président.

La Commission d'enquête entend en audition M. Gérald Darmanin, ministre de l'Intérieur.

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Mes chers collègues, nous sommes réunis aujourd'hui pour la dernière audition de notre commission d'enquête. Nous recevons donc, comme il se doit, M. Gérard Darmanin, ministre de l'Intérieur, déjà longuement entendu par la commission des Lois le 30 novembre dernier. Même si l'audition ne portait pas exclusivement sur les questions de maintien de l'ordre, elles ont été largement abordées.

À cette occasion, monsieur le ministre, vous avez évoqué des projets de réforme que vous pourrez sans doute détailler. Depuis, un « Beauvau de la sécurité » a été annoncé pour janvier prochain, nous l'évoquerons probablement.

Cette audition est diffusée en direct sur le site de l'Assemblée nationale. Avant de vous donner la parole pour une brève intervention liminaire, l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires imposant aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, je vous invite à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Gérald Darmanin, ministre de l'Intérieur, prête serment.)

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Gérald Darmanin, ministre de l'Intérieur

Le maintien de l'ordre doit, en premier lieu, garantir la liberté de manifestation. Il doit en outre protéger les personnes, les biens et l'ordre public. Si la liberté de manifester, liberté constitutionnelle, est évidemment sacrée, les manifestations doivent se dérouler dans des conditions permettant la protection des manifestants, des forces de l'ordre protégeant les manifestants et, bien sûr, de l'ordre public.

Au regard des difficultés sociales et économiques que connaissent beaucoup de pays, et singulièrement le nôtre, l'ordre public a connu de nombreux ajustements, dont certains importants. Ainsi, jusque dans les années 1920, ce sont les armées qui géraient l'ordre public. Ensuite, la gendarmerie nationale a créé des unités spécialisées, puis les forces du ministère de l'Intérieur se sont progressivement vues transférer cette mission très particulière, et régalienne, et se sont professionnalisées.

Depuis la fin des années quatre-vingt-dix – on se souvient des manifestations violentes qui avaient eu lieu à Seattle en 1999 lors d'un sommet de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) –, puis plus récemment chez nous, notamment dans le cadre du mouvement des Gilets jaunes, les manifestations ont changé, impliquant une évolution de la doctrine qui guidait le maintien de l'ordre.

Les manifestations liées au mouvement des Gilets jaunes ont été particulièrement éprouvantes. Elles ont créé un ordre nouveau, auquel la police nationale et la gendarmerie nationale se sont adaptées. À cette époque, elles ont eu à gérer 52 000 manifestations et 2 000 policiers et gendarmes ont été blessés. Il s'est agi d'un moment de tensions très importantes, de répétition des efforts et de présence sur tout le territoire national.

J'appelle votre attention sur les trois principales différences de ces nouvelles formes de manifestations par rapport aux manifestations d'avant. En premier lieu, elles ne respectent pas toujours les règles des manifestations. Cela paraît peut-être tautologique mais, avant de les réprimer, la police doit avant tout prévenir les troubles. Pour cela, il faut que les manifestations fassent l'objet d'une déclaration. Or certaines ne sont pas déclarées. Il est alors bien difficile pour la police de discuter avec les organisateurs afin de prévenir les troubles, et de faire œuvre de pédagogie en expliquant ce qui est possible, et ce qui ne l'est pas.

Lorsque l'on doit intervenir pour réprimer des troubles à l'ordre public, c'est évidemment plus difficile en cas de manifestation « sauvage » que lorsqu'elle est déclarée. En effet, dans ce dernier cas, les manifestants sont tenus de suivre le parcours déclaré, ce qui permet à la police et à la gendarmerie de le baliser et de le sécuriser. En outre, en fin de manifestation, les participants doivent savoir partir puisqu'une manifestation qui dure au-delà de l'horaire déclaré devient illégale. Ainsi, les images de la place de la République nous ont certes choquées, mais la manifestation qui s'y déroulait n'était pas déclarée. Les forces de l'ordre n'ont donc pas pu échanger de manière pacifique avec des organisateurs. Si tel avait été le cas, la manifestation aurait pu se dérouler conformément aux lois de la République, votées par le Parlement. Cela aurait également permis d'encadrer les horaires, évitant ainsi des sommations, qui font parfois naître des difficultés.

Les manifestations respectent de moins en moins le cadre juridique. C'est un premier problème pour la police et la gendarmerie nationale. En outre, elles sont de plus en plus souvent infiltrées par des individus toujours plus violents – casseurs ou black blocs, je vous laisse le choix de la terminologie. Cette irruption de violence n'a souvent rien à voir avec l'objet de la manifestation. De plus, la situation est régulièrement aggravée par le fait que le service d'ordre de la manifestation est de moins en moins présent. Jadis, lors des grandes manifestations sociales, la CGT – j'espère qu'elle ne m'en voudra pas de la prendre pour exemple – encadrait les manifestations avec un service d'ordre professionnel qui travaillait avec la police nationale. Cela permettait d'exprimer des contestations, parfois très fortes, tout en garantissant la sécurité de la manifestation sans que la police n'ait à intervenir.

Aujourd'hui, pour résumer, des individus de plus en plus violents infiltrent des manifestations de plus en plus nombreuses, avec des services d'ordre de moins en moins présents. Les manifestants les plus violents sont donc face à face avec la police et la gendarmerie. Enfin, il y a de plus en plus de manifestations : 52 000, je le répète, uniquement pour le mouvement des Gilets jaunes. En conséquence, les forces de l'ordre sont de plus en plus sollicitées alors qu'elles ont dû faire face à des suppressions d'effectifs dans le cadre de la révision générale des politiques publiques (RGPP). Elles peuvent de plus en plus difficilement s'entraîner ou se former car elles sont sans cesse amenées à intervenir sur les manifestations. Ajoutées à la fatigue, ces difficultés expliquent une partie des incidents, d'autant que certains policiers ou gendarmes sollicités lors de ces manifestations ne sont pas préparés au maintien de l'ordre : ils n'ont pas reçu les mêmes formations que les personnels spécialisés et ne sont donc pas en mesure de reproduire les mêmes gestes face à des situations compliquées.

En conclusion, trois points expliquent les difficultés rencontrées par les forces publiques depuis quelques années dans le maintien de l'ordre public en France et la création de votre commission d'enquête : des manifestations non déclarées ou qui ne respectent pas toujours les termes de leur déclaration ; des individus de plus en plus violents avec un service d'ordre de moins en moins présent ; des effectifs sans cesse sollicités.

Nous avons essayé de répondre à ces difficultés dans le cadre du schéma national du maintien de l'ordre, que j'ai publié en tant que ministre de l'Intérieur, suite à un long travail engagé par mon prédécesseur. Il est peut-être encore imparfait, j'en conviens bien volontiers, mais c'est la première fois qu'un tel document est publié dans l'histoire du maintien de l'ordre en France. Ces dispositions, dont l'élaboration a été accompagnée d'une large consultation, faisaient auparavant l'objet de circulaires internes au ministère de l'Intérieur. En outre, c'est un document attaquable. Il a d'ailleurs été attaqué en référé devant le Conseil d'État, qui a, pour l'instant, donné raison au ministère de l'Intérieur. Nous pourrons y revenir si vous le souhaitez.

L'utilisation du lanceur de balles de défense (LBD), qui a soulevé certaines questions suite aux manifestations des Gilets jaunes, est désormais contrôlée par un superviseur. Depuis que je suis ministre de l'Intérieur, le LBD a du reste été extrêmement peu utilisé et n'a, à ma connaissance, entraîné aucune blessure. Au cours des dernières manifestations à Paris, la préfecture de police n'y a pas eu recours.

En outre, afin de mieux identifier les agents de police et de gendarmerie en cas d'intervention, j'ai refusé leur équipement en cagoule, à l'exception de ceux en prise directe avec le feu, d'où nos débats sur leur protection sur les réseaux sociaux – mais je n'y reviendrai pas.

J'ai demandé, sur proposition du directeur général de la police nationale (DGPN) et du directeur général de la gendarmerie nationale (DGGN) le remplacement des grenades de désencerclement, qui posaient des difficultés d'utilisation lors des manifestations. Les nouvelles ont été largement testées à l'entraînement.

J'ai amélioré et souhaite continuer à améliorer l'entraînement conjoint de nos forces : préfecture de police, gendarmerie nationale, police nationale. Cela passe notamment par la création de postes au sein des compagnies républicaines de sécurité (CRS) et chez les gendarmes mobiles, afin qu'ils disposent de quatre sections. En 2021-2022, cela équivaudra à cent quarante équivalents temps plein (ETP) complémentaires dans la gendarmerie et quatre-vingt-dix au sein des CRS et de la préfecture de police. Sous le quinquennat du Président de la République, plus de six cents personnes auront ainsi été recrutées au sein des CRS et des gendarmes mobiles, afin d'améliorer le maintien de l'ordre à Paris, comme en région.

Leur matériel empêche parfois les gendarmes et les policiers d'intervenir dans de bonnes conditions. En effet, leurs véhicules ou leurs équipements de protection sont parfois déficients, voire très anciens. Ainsi, les difficultés s'accumulent quand certains véhicules ont plus de quarante-cinq ans, qu'on y a froid l'hiver, qu'on a du mal à se déplacer car leurs portes tombent – alors que la mobilité est une garantie du maintien de l'ordre dans une manifestation –, quand des policiers ou des gendarmes doivent acheter eux-mêmes leurs protège-tibias chez Décathlon – j'espère, monsieur le président, que vous excuserez cette publicité pour une entreprise du Nord.

(Sourires.)

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Gérald Darmanin, ministre de l'Intérieur

En 2021, 81 millions d'euros seront investis dans l'équipement de ces policiers et gendarmes affectés au maintien de l'ordre. Nous allons changer la quasi-intégralité des véhicules de maintien de l'ordre : deux cent cinquante pour la gendarmerie nationale et deux cents pour la police nationale. Cela concernera les camions bagages, les ateliers, les camions réfrigérés, les portes drones, les gros lanceurs d'eau. Cela permettra sans doute aux forces de l'ordre d'intervenir dans de meilleures conditions.

Qu'en est-il de la relation avec les journalistes, qui a fait couler beaucoup d'encre ? Les journalistes sont des acteurs essentiels en termes de contrôle de ce que font la police et les manifestants. Ils doivent couvrir les manifestations sans contrainte, mais ils risquent aussi leur vie et leur intégrité physique car ces dernières sont parfois très violentes. Nous devons donc les protéger des charges de la police. Pour cela, il faut pouvoir les distinguer, afin d'éviter que des policiers ne les touchent au cours de ces charges. Il faut en outre rappeler – on l'oublie un peu trop souvent – que la police nationale et la gendarmerie protègent aussi de très nombreux journalistes des manifestants. Nous nous souvenons tous des images lors des événements liés aux Gilets jaunes.

La commission présidée par Jean-Marie Delarue, mise en place par le Premier ministre, va examiner cette relation. Certaines dispositions figurent déjà dans le schéma national du maintien de l'ordre. Malgré l'avis favorable du Conseil d'État, le ministère de l'Intérieur est tout à fait prêt à écouter, à améliorer et à modifier certaines de ces dispositions afin que les journalistes puissent accomplir leur métier dans de bonnes conditions.

Enfin je reviendrai sur les casseurs, qui n'ont rien à voir avec les manifestants. Qu'on les appelle casseurs, black blocs ou voyous, ils sont là pour « casser du flic », et du bien public, mais aussi parfois s'en prendre aux journalistes ou aux manifestants. Les services de renseignement, comme les policiers, sont accaparés par la lutte contre l'islamisme radical. Ils doivent travailler davantage à mieux connaître ce phénomène nouveau. En général, les black blocs n'ont pas de casier judiciaire, et ils n'annoncent pas ce qu'ils vont faire avant de le faire. J'ai chargé le préfet de police d'effectuer en amont ce travail de renseignement, afin de mieux connaître ces personnes.

En outre, les contrôles et les interpellations préventifs nous permettent d'être plus efficaces – ce fut le cas samedi dernier. Ils sont systématiquement réalisés sous l'autorité du procureur de la République. Il ne s'agit donc pas d'arrestations arbitraires, comme j'ai pu le lire. Cela permet de vérifier l'intérêt de transporter des vis, des parapluies avec des pointes, des couteaux ou des marteaux quand on manifeste. Nous devons évidemment pouvoir continuer à réaliser ces contrôles.

Avec le garde des Sceaux, nous travaillons également conjointement sur les interdictions de paraître. Elles existent déjà dans les quartiers : quand des dealers ou des personnes posent des problèmes importants, on ne les emprisonne pas, mais on leur interdit d'aller dans le quartier où ils ont commis leurs méfaits, où ils sont connus. Nous pourrions imaginer un tel dispositif pour permettre au juge, administratif ou judiciaire, de prononcer une interdiction de paraître qui empêcherait les gens identifiés comme violents d'intervenir dans des manifestations. De cette façon, les véritables manifestants pourraient manifester sans que les casseurs ne les privent de ce droit et n'affaiblissent la revendication qu'ils portent, tout en protégeant les services de police.

Si le maintien de l'ordre est une mission régalienne, chacun sait qu'elle est très difficile. Je profite donc de cette audition pour remercier tous les policiers et les gendarmes, ainsi que les agents de la préfecture de police et ceux des préfectures, pour leur travail difficile, courageux, souvent patient.

Les quelques gestes condamnables de certains, contraires à la déontologie, ne doivent pas cacherr la forêt de policiers et de gendarmes qui, prenant des coups et des blessures, des insultes et des crachats, font respecter les valeurs de la République et permettent aux manifestants de manifester. Dans un climat de grande violence, ils portent haut l'uniforme de la République ; je suis très fier d'être leur ministre.

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Chaque fois qu'elle en a eu l'occasion, cette commission a rendu hommage à nos forces de l'ordre, qui le méritent amplement et qui ne sont pas à la fête ces derniers temps.

Je tiens à rendre à César ce qui est à César : la création de notre commission a été demandée par le groupe Socialistes de l'Assemblée nationale. C'est donc à lui qu'en revient le mérite et c'était une très bonne idée. J'ai simplement l'honneur de la présider.

Vous avez répondu à beaucoup de mes questions, en particulier celles concernant les conditions matérielles du maintien de l'ordre. Le plan de relance comporte-t-il des mesures ciblées ?

Vous avez évoqué la formation, spécifique pour le maintien de l'ordre. Vous avez raison, il y a un véritable fossé entre les unités spécialisées – CRS, gendarmes mobiles, compagnies d'intervention – et les autres, qui interviennent au cas par cas. Ces dernières bénéficieront-elles d'une formation au maintien de l'ordre, même si elles n'ont pas vocation à en faire quotidiennement ?

L'encadrement fait partie des « sept péchés capitaux » – c'est l'expression que vous avez employée en commission des Lois et qui, depuis, fait florès. Comment comptez-vous décliner le renforcement annoncé s'agissant des opérations de maintien de l'ordre, en particulier au sein de la police nationale ?

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Gérald Darmanin, ministre

S'agissant des conditions matérielles, tous les équipements ne pourront pas être financés par le plan de relance. Seuls les crédits consommés dans les deux prochaines années et répondant à des critères écologiques sont éligibles. C'est le cas du renouvellement de certains véhicules.

Nous avons aussi inséré des crédits supplémentaires dans le budget pour 2021. Je peux en fournir le détail à votre commission, les montants sont très élevés. Les véhicules de commandement et de transmissions et les véhicules de maintien de l'ordre sont inscrits aux crédits du budget ordinaire lorsqu'ils ne relèvent pas du plan de relance, de même que les cent camions bagage, les dix porte-drones et les sept engins lanceurs d'eau. Les 12 000 gilets quatre-en-un, extrêmement importants pour les forces de l'ordre, ne sont pas inscrits au plan de relance mais au budget ordinaire. Tout ce que nous pouvions inclure dans les crédits écologiques l'a été, et tout ce qui n'en relevait pas a été inscrit dans le budget ordinaire.

Vous évoquez les personnels qui ont participé aux opérations sans être spécialistes du maintien de l'ordre. Cela explique parfois certains débordements, sans les excuser. Ce n'est pas du tout le même travail d'être policier de voie publique ou chargé du maintien de l'ordre. Les opérations de maintien de l'ordre imposent de s'entraîner avec les autres, le préfet, qui dirige les opérations lors d'une manifestation devant coordonner les unités. Le schéma national du maintien de l'ordre a d'ailleurs permis de rappeler qui était responsable de quoi, notamment du choix de la stratégie, qui doit être inspirée par un bon renseignement.

Nous augmentons fortement le nombre de gendarmes mobiles et de CRS qui s'occuperont de maintien de l'ordre, mais il faut également effectuer un travail important de formation des policiers de voie publique, qui pourront participer à des opérations de maintien de l'ordre en appoint. Il faut aussi leur fournir un équipement : pendant la crise des Gilets jaunes, nous avons entendu trop de policiers expliquer qu'ils avaient acheté eux-mêmes leur équipement. D'ailleurs, ils n'avaient pas les mêmes uniformes ni le même matériel d'intervention. Il faut mettre fin à cette situation et prévoir un kit et une formation pour les policiers de voie publique qui pourraient ponctuellement être utilisés pour faire du maintien de l'ordre, notamment dans les villes de province.

Parmi les « sept péchés capitaux » figurent la formation initiale et continue. Je reçois les syndicats de police demain : ce sera l'occasion de préparer le « Beauvau de la sécurité ». Nous tirerons toutes les conséquences de ces travaux pour les policiers de voie publique.

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Comme vous l'avez souligné, la constitution de cette commission d'enquête, il y a plusieurs mois, répondait à une série d'événements qui se produisaient depuis des années. Ainsi, lors de la précédente législature, une commission d'enquête sur les forces de l'ordre à laquelle je participais et que présidait notre ancien collègue Noël Mamère, avait déjà été créée. Le maintien de l'ordre n'est donc pas un sujet nouveau. Nous avons reçu plusieurs de vos prédécesseurs, et quasiment tous ont souligné combien cette tâche était compliquée, sur le terrain et pour le ministre de l'Intérieur.

Je ne sais si nous devons nous en féliciter, mais cette commission d'enquête a été rattrapée par les événements. Les sujets identifiés il y a cinq mois sont en effet plus actuels encore, et ont fait l'objet d'une intervention très appuyée du Président de la République et de vous-même, monsieur le ministre. C'est très intéressant, bien que cela nous coupe l'herbe sous le pied, puisque vous avez abordé des points sur lesquels nous avions l'intention de mettre l'accent. Mais, après tout, cette expression commune sera une bonne chose. Je ne doute pas que ce soit le cas puisque nous avons la volonté de faire en sorte que la police et la gendarmerie puissent travailler au maintien de l'ordre dans de meilleures conditions à l'avenir, dans un cadre renouvelé, comme le permet le nouveau schéma du maintien de l'ordre que vous avez publié.

Nous avons effectué une cinquantaine d'auditions, et des questions demeurent.

Vous avez abordé le sujet de la formation, sans vraiment définir le futur schéma. Vous allez en discuter avec les syndicats. Sachez que la formation, initiale et continue, constitue une préoccupation forte. Beaucoup d'informations nous sont en effet parvenues selon lesquelles la formation continue n'est pas toujours au niveau auquel on pourrait s'attendre. Quant à la formation initiale, son format a été revu à la baisse.

Vous avez soulevé la question de l'encadrement intermédiaire des forces de l'ordre. Comment souhaitez-vous le réformer ?

Les personnes que nous avons auditionnées ont souvent abordé la réforme du contrôle, en particulier de l'Inspection générale de la police nationale (IGPN), récemment évoquée aussi par vous-même ainsi que par le Président de la République. Pouvez-vous nous faire part de vos pistes de réflexion ? Le rapport que nous rendrons mi-janvier contiendra quelques suggestions à cet égard. Faites-vous une distinction entre l'IGPN et l'Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN) ?

Pouvez-vous déjà indiquer les modalités d'organisation du « Beauvau de la sécurité », notamment son calendrier ? De nombreux députés souhaitent que le Parlement y soit associé, même si nous sommes bien conscients que cela relève de l'exécutif.

Depuis de nombreuses années, les recommandations du Défenseur des droits en matière de déontologie des forces de l'ordre ne sont pas du tout entendues par les différents ministres de l'Intérieur. Comment l'expliquer ?

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Gérald Darmanin, ministre

La question de la formation se pose pour tous les policiers nationaux et les gendarmes.

Pour le maintien de l'ordre, le plus important est l'entraînement, notamment avec les autres. À Paris, trois forces interviennent : les agents de la préfecture de police, les CRS et les gendarmes mobiles. Chacun a un responsable, une manière de faire et parfois du matériel différent. La coordination doit être parfaite, et l'action en commun exige beaucoup de répétitions. Or les terrains font défaut. Ainsi, les agents de la préfecture de police doivent sortir de la zone de la préfecture pour s'entraîner. Il se pose donc des problèmes de matériel, d'encadrants et de formateurs, et de temps pour se former.

À la formation que nous devons aux professionnels du maintien de l'ordre, il faut ajouter celle des policiers de voie publique, qui sont engagés pour le maintien de l'ordre de façon occasionnelle. Je rappelle que lors du mouvement des Gilets jaunes, nous avons connu 52 000 manifestations. C'était tous les samedis, parfois en semaine. Il fallait cependant continuer de garantir la liberté publique. Parfois, ce sont des policiers municipaux qui ont participé à ces opérations en province, alors que ce n'est pas du tout leur rôle. Les policiers nationaux ou les gendarmes de voie publique doivent donc également être formés ; nous devons y travailler.

La question de l'encadrement intermédiaire concerne l'ensemble de la police nationale et de la gendarmerie nationale, pas uniquement les unités chargées du maintien de l'ordre. De manière générale, lors des opérations de maintien de l'ordre, l'encadrement intermédiaire est sur le terrain, avec les sections de CRS et de gardes mobiles. Le problème de l'encadrement ne se pose donc pas vraiment pour eux. En revanche, la supervision est un enjeu. Il faut qu'il y ait toujours une personne pour contrôler et conseiller les autres, à l'image de ce qui a été mis en place pour les LBD. Ce n'est pas simplement par crainte qu'une personne utilise à mauvais escient une arme qui peut être létale, mais parce que, face à la peur causée par un manque d'expérience ou la violence extrême d'un groupe très proche, le réflexe humain peut conduire à utiliser cette arme. C'est le cas avec les LBD, qui ne sont pas toujours utilisés à la distance pour laquelle ils ont été conçus, ni conformément à la stratégie mise en place pour la manifestation. Le superviseur ne doit pas nécessairement être physiquement proche, les moyens techniques permettant de superviser les choses à distance, avec des images, du recul.

En matière d'encadrement, de manière générale, je pense qu'il devrait y avoir plus d'officiers ou de sous-officiers sur la voie publique, au milieu des femmes et des hommes qui servent la République sur le terrain.

Il faut aussi former les chefs. Commander implique des responsabilités particulières. Les hommes et les femmes du rang ne sont pas les seuls à devoir être formés. Le général de Gaulle disait que la culture générale était la meilleure formation pour être chef, mais il peut aussi être utile de comprendre les enjeux, les mouvements de foule, les casseurs ou les typologies de terrain, de savoir comment gérer la peur des hommes et les difficultés d'une situation donnée. L'encadrement doit donc être utilisé tous azimuts, mais le maintien de l'ordre est sans doute le domaine dans lequel il doit être le plus proche du terrain.

Concernant l'IGPN et l'IGGN, je répète que les inspections doivent rester à la main des administrations. Si nous détachions ces inspections de l'administration, il faudrait le faire dans tous les ministères. Pourquoi ne s'intéresser qu'aux inspections du ministère de l'Intérieur ? Il y a aussi des inspections à Bercy, au ministère de la Justice… Il est normal que le ministre et les directeurs généraux aient à leur main une inspection dans le cadre de procédures administratives.

L'IGPN travaille parfois pour l'autorité judiciaire. Ainsi, elle officie en tant que service d'enquête pour le procureur de la République de Paris dans l'affaire Zecler, et je peux assurer sous serment que je n'ai aucune information sur l'enquête en cours, qui a pourtant conduit à placer des policiers sous mandat de dépôt. Ce n'est pas parce qu'il nomme le chef de l'inspection que toutes les informations remontent au ministre. Le fait d'être organiquement rattaché à quelqu'un n'interdit pas l'indépendance dans l'action.

Pour autant, je partage l'idée qu'il faut améliorer le fonctionnement de l'IGPN. Lorsque l'IGPN fait des remarques, y compris dans des procédures administratives, elles ne sont pas contraignantes. Nous pourrions prévoir que l'administration soit tenue de répondre sous trois mois lorsque l'IGPN propose des sanctions. Nous pourrions aussi rendre ces propositions contraignantes ; aujourd'hui, un directeur général de la police nationale ou de la gendarmerie peut décider de ne pas appliquer la proposition de l'inspection. Peut-être cette décision devrait-elle être motivée. Nous pouvons également envisager de ne pas placer des policiers ou des gendarmes à la tête de ces inspections. Peut-être faut-il prévoir de rendre public leurs rapports ? C'est ce que j'ai fait chaque fois que j'ai eu à connaître d'inspections sur des sujets qui étaient publiquement débattus.

En tout cas, je pense qu'on peut maintenir l'IGPN et l'IGGN, sans créer des autorités administratives indépendantes, qui réduisent le pouvoir du politique et atténuent la responsabilité du ministre de l'Intérieur devant le Parlement, tout en améliorant nettement leur fonctionnement.

S'agissant du « Beauvau de la sécurité », je compte bien associer le Parlement au grand débat public sur la sécurité. Il complétera les réflexions prospectives du Livre blanc pour la sécurité Intérieure que j'ai fait publier.

Le président Fauvergue a noté que mon intervention sur les « sept péchés capitaux » avait fait florès – il est vrai que les péchés intéressent tout le monde. (Sourires.) Cela recouvre la formation initiale et continue, l'encadrement, les contrôles internes – donc l'IGPN et l'IGGN –, les moyens mis à disposition, la captation des interventions – nous avons longuement débattu de la question de l'image pendant l'examen de la proposition de loi sur la sécurité globale – le maintien de l'ordre, qui n'a pas toujours bénéficié des moyens nécessaires pour qu'il se fasse dans de bonnes conditions pour les policiers et les gendarmes, et le lien avec la population.

Je souhaite, après ma rencontre avec les syndicats de police demain et les représentants de la gendarmerie lundi prochain, que nous puissions lancer fin janvier les « Beauvau de la sécurité ». J'utilise le pluriel à dessein, car ce processus sera très décentralisé. J'entreprendrai un tour de France pour discuter directement avec les policiers et les gendarmes, leur encadrement, mais aussi le personnel administratif, les élus locaux, les associations et tous ceux qui s'intéressent aux questions de sécurité. Le tout, en lien parfait avec les parlementaires, permettra de créer les conditions de la loi de programmation qu'attend depuis longtemps le ministère de l'Intérieur, la fameuse LOPPSI.

Depuis le rattachement de la Gendarmerie nationale au ministère de l'Intérieur, alors que Nicolas Sarkozy était ministre de l'Intérieur, il n'y a pas eu de grande réflexion stratégique. Il a fallu gérer le terrorisme et d'importants problèmes d'ordre public, comme le mouvement des Gilets jaunes. Je suis très satisfait d'être le ministre de l'Intérieur qui mettra en place ce grand débat, en lien avec les élus.

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Chacun, ici, peut se féliciter de la réussite du maintien de l'ordre, malgré la présence de casseurs violents, lors de la manifestation de samedi dernier à Paris. La réussite de la manœuvre utilisée – un encagement, dans le jargon policier – est évidente : on n'a vu ni magasins détruits ni voitures brûlées. Cette tactique doit-elle devenir la norme en présence de casseurs violents ? Faut-il améliorer le schéma national du maintien de l'ordre en ce sens ?

Elle suppose cependant la mise en place, le long de la manifestation, d'un tapissage qui requiert des effectifs importants. Or, vous avez mentionné, parmi les « sept péchés capitaux », le sous-dimensionnement. Ne conviendrait-il donc pas de réfléchir à un renforcement du rôle des réserves de la police et de la gendarmerie afin que leurs membres participent au maintien de l'ordre ou permettent de libérer des effectifs de police qui pourraient être affectés à l'encadrement des manifestations ?

Enfin, la captation d'images, qui est de nature à rassurer nos concitoyens, est également utile à la judiciarisation du maintien de l'ordre, nécessaire pour mettre hors d'état de nuire et sanctionner les fauteurs de troubles – que je distingue évidemment des manifestants pacifiques. Comment pouvons-nous progresser en la matière ? Faut-il ajouter à la captation d'images la reconnaissance faciale, qui faciliterait l'identification des fauteurs de troubles, donc leur déferrement devant la justice ?

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Monsieur le ministre, puisque le préfet de police vous rend compte directement, je souhaiterais savoir quel est votre rôle exact dans la chaîne de commandement lorsque des manifestations, notamment celles qui peuvent avoir un écho médiatique, se déroulent à Paris. Quelles consignes avez-vous donné, par exemple, lors de la manifestation de la place de la République, où des exilés s'étaient regroupés sans avoir effectué de déclaration préalable, et lors de la manifestation de samedi dernier ?

Pour certains, celle-ci a été un succès, dans la mesure où les casseurs n'ont pas cassé ; d'autres s'interrogent sur le bilan des interpellations et des procédures judiciaires, puisqu'un nombre très élevé de classements sans suite a été prononcé. La projection de policiers au sein de la manifestation n'a-t-elle pas en définitive provoqué un trouble supplémentaire pour les personnes qui souhaitaient manifester tranquillement et qui ont été souvent gazées et molestées, parfois interpellées ? De fait, nos voisins européens critiquent vivement cette technique d'intervention. Les Anglais et les Allemands notamment en reviennent à la doctrine initiale, selon laquelle les effectifs chargés du maintien de l'ordre doivent avant tout « encaisser » et garder à distance plutôt qu'aller au contact et interpeller.

Quel a été votre rôle lors de ces deux manifestations ? Quelles consignes avez-vous données ? Quelles informations vous ont été transmises ? Étiez-vous présent dans la salle de commandement ?

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Je tiens à préciser que la direction de la coopération internationale (DCI) nous a adressé une documentation abondante et intéressante sur les techniques de maintien de l'ordre utilisées à l'étranger, qui se trouvent être généralement éloignées de ce que l'on en dit habituellement.

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Les nombreuses réformes du renseignement territorial et la réduction de ses moyens au cours des dernières années ont nui à la connaissance du tissu social. Depuis le début du quinquennat, le Gouvernement, conscient de ces problèmes, a renforcé ses moyens humains et financiers. Récemment, vous avez étendu les fichiers Prévention des atteintes à la sécurité publique, Gestion de l'information et prévention des atteintes à la sécurité publique et Enquêtes administratives aux personnes présentant un danger pour la sécurité de l'État, notamment les intérêts fondamentaux de la nation. Qu'attendez-vous de cette extension ? Avez-vous l'intention d'entreprendre d'autres réformes en la matière ?

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Je salue à mon tour l'action des forces de l'ordre, policiers et gendarmes, qui remplissent des missions de plus en plus difficiles avec beaucoup de courage et de dévouement. Dans le cadre de notre commission d'enquête, créée à l'initiative du groupe Socialistes, nous avons pu entendre beaucoup d'interlocuteurs différents, dont les messages sont parfois divergents mais qui nous ont tous permis de prendre pleinement conscience de la difficulté de la tâche du maintien de l'ordre.

Je souhaite pour ma part vous interroger sur les techniques utilisées en la matière. Jean-Louis Thiériot a évoqué la technique l'encagement qui aurait été pratiquée samedi dernier, avec succès. Qu'en est-il de la technique de la nasse, dont je peine à savoir si elle est toujours utilisée et qui fait actuellement l'objet d'une question prioritaire de constitutionnalité ?

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Gérald Darmanin, ministre

Madame Bono-Vandorme, nous avons en effet alloué au renseignement territorial des moyens importants. Ceux-ci ont d'abord été essentiellement consacrés au suivi des individus radicalisés ; ils permettent désormais de renforcer également le suivi des contestations sociales. Il est en effet très important pour nous de connaître le nombre des personnes susceptibles de participer à une manifestation afin de déterminer le nombre de membres des forces de l'ordre qu'il nous faudra mobiliser pour l'encadrer. Pour ce faire, nous nous fondons sur des prédictions, qui ne se vérifient pas toujours du reste, car la météo sociale est bien difficile à prévoir, compte tenu du rôle croissant des réseaux sociaux et du manque de structuration des partis et des associations contestataires. Ce n'est pas parce que, sur une page Facebook, des milliers de personnes se donnent rendez-vous le lendemain qu'elles seront effectivement toutes présentes à la manifestation prévue. Nous continuerons donc d'affecter des moyens à la direction du renseignement de la préfecture de police (DRPP) et aux renseignements territoriaux.

Monsieur Bernalicis, les jours de manifestation, je ne participe pas directement aux décisions qui sont prises et je ne suis pas présent dans la salle de commandement. Il m'est arrivé, en tant que ministre de l'Intérieur, d'aller saluer les agents, à la fin d'une manifestation, dans la salle de commandement ou sur le terrain, mais il ne me paraît pas souhaitable de participer directement aux décisions qui sont prises. J'ai d'ailleurs rappelé, dans le schéma national du maintien de l'ordre, que la personne responsable de celui-ci lors d'une manifestation est le préfet : celui du département concerné en province et, dans la région parisienne, le préfet de police pour la zone qui relève de sa compétence.

Il m'arrive souvent de faire le point avec le directeur général de la police nationale (DGPN) ou le préfet de police, selon la zone concernée, sur les informations recueillies par le renseignement – manifestations prévues, nombre de personnes attendues – afin de déterminer les moyens que l'on peut consacrer au maintien de l'ordre. Le préfet de police de Paris, le DGPN ou les préfets de département m'adressent en effet des demandes concernant le nombre de forces qu'ils souhaitent avoir à leur disposition. Mon cabinet – qui m'en rend compte car, souvent, je n'interviens pas directement – doit alors rendre un arbitrage difficile. De fait, il nous faut parfois rappeler certaines forces – je pense à ce qui se passe en Nouvelle-Calédonie, par exemple – qui peuvent être en intervention pour contrôler les frontières, lutter contre le terrorisme ou assurer la sécurité de bâtiments publics.

Par ailleurs, dans le schéma national du maintien de l'ordre, le ministre de l'Intérieur laisse aux préfets de département ou au préfet de police le choix de la stratégie : faut-il « serrer » la manifestation, lorsqu'on pense qu'elle sera violente, ou lui laisse-t-on de l'espace ? Le choix dépend de la déclaration, du parcours, des forces disponibles, de la nature de la manifestation. En général, le préfet de police m'indique ce qu'il va faire et, comme c'est un professionnel, je l'écoute ; je l'interroge mais je n'ai jamais eu à réformer sa décision. Il m'arrive également de dire aux préfets des départements dans lesquels se trouvent les villes où la contestation est la plus importante – Toulouse, Nantes, Bordeaux, Rennes… – ou, le plus souvent, au préfet de police ce que je souhaite. Par exemple, avant la dernière manifestation parisienne, j'ai prévenu le préfet de police que je ne souhaitais pas que l'on revoie des images de saccage de magasins ou de policiers à terre et violemment attaqués ni que l'on dénombre cent policiers ou gendarmes blessés. Je lui ai donc demandé de prendre les dispositions nécessaires – je définis la stratégie, il élabore la tactique –, notamment d'entreprendre une démarche auprès du procureur de la République afin de pouvoir effectuer des contrôles préventifs, lesquels ont permis, samedi dernier, de procéder, dès le début de la manifestation, à une trentaine d'interpellations et de saisir des marteaux et des couteaux, qui n'ont rien à faire dans une manifestation.

J'ai donc défini la stratégie et demandé au préfet de police de réaliser des interpellations et de ne pas laisser se développer les black blocs, quitte à intervenir. À ce propos, permettez-moi d'apporter une correction : il s'agissait, non pas d'intervenir dans la manifestation, comme certains d'entre vous l'ont dit, mais de réaliser un flanc-gardage afin de l'encadrer, notamment pour protéger les commerces, voire, lorsque c'était nécessaire, de la couper en deux pour protéger les manifestants eux-mêmes. Cette technique n'est pas celle de la nasse, sur laquelle je reviendrai.

Le préfet de police – éventuellement les préfets de département – m'indique le nombre de personnes susceptibles de manifester, me fait part de ses craintes et, le cas échéant, des difficultés liées à la tenue d'autres manifestations simultanées – l'une de Gilets jaunes, une autre contre la proposition de loi sur la sécurité globale, par exemple. En fonction de ces éléments, je rends un arbitrage sur l'effectif des forces qui seront à sa disposition. Le jour même, il me tient régulièrement informé du déroulement de la manifestation, me prévient avant de mener certaines actions – qu'il s'agisse de porter secours à des personnes, d'intervenir dans telles conditions ou, lorsqu'il considère que la manifestation est terminée, d'émettre des sommations – et me communique le nombre de blessés au sein des forces de l'ordre ou parmi les manifestants lorsqu'il est connu.

Vous avez affirmé, monsieur Bernalicis, qu'un certain nombre de manifestants auraient été interpellées indûment. D'abord, je rappelle que les interpellations sont toujours effectuées sous le contrôle de l'autorité judiciaire. À propos de ces manifestations au cours desquelles l'intervention des services de police a été selon vous un peu forte, je précise que trente placements en garde à vue ont été décidés le 5 décembre et cent vingt-cinq le 12 décembre. Sur les trente premières, seulement sept classements sans suite ont été prononcés, ce qui démontre la pertinence des interpellations dans un contexte opérationnel extrêmement dégradé. Il appartient au garde des Sceaux d'évoquer les réponses pénales qui ont été apportées, mais on dénombre beaucoup de comparutions immédiates, de rappels à la loi et de convocations par un officier de police judiciaire (OPJ) ou un tribunal de police. Sur les cent vingt-cinq gardes à vue du 12 décembre, quarante dossiers ont été classés sans suite. Les réponses judiciaires ont donc été importantes, parmi lesquelles trente rappels à la loi après déferrement, onze rappels à la loi par un OPJ, quinze renvois en comparution immédiate – c'est un nombre très élevé –, cinq poursuites d'enquête ; dix-neuf mineurs étaient mis en cause, dont quatre ont été déférés devant un délégué du procureur avec poursuite d'enquête.

Bien entendu, dans des conditions extrêmement dégradées, il peut arriver que certaines gardes à vue aboutissent à un classement sans suite, mais ces chiffres démontrent que la police ne fait pas un usage disproportionné des moyens autorisés par le procureur de la République. J'ajoute que, très souvent, pour ne pas dire toujours, un certain nombre de sommations sont faites et que, lorsque les violences commencent, les manifestants qui ont participé aux actions violentes ne restent pas près des casseurs ; la police nationale intervient donc à bon escient dans ces conditions.

La stratégie dépend très largement des effectifs que nous avons à notre disposition. Pour que les manifestations se déroulent bien, il faut prévoir correctement le nombre des participants et s'efforcer de deviner si des casseurs seront présents – ils n'envoient pas de SMS au ministère de l'Intérieur. Cela est d'autant moins évident que la loi relative au renseignement nous empêche de procéder à des interceptions qui nous permettraient d'identifier les professionnels du désordre, si j'ose dire. Par ailleurs, des policiers et des gendarmes sont très largement utilisés dans de nombreuses opérations, notamment de police. Avant chaque samedi, nous devons donc savoir si c'est à Rennes, à Lille, à Paris ou à Lyon que la situation sera la plus tendue. Car, une fois que vous avez décidé de la disposition des forces sur le territoire national, il est trop tard : ce n'est pas le samedi matin que vous déplacez des centaines de CRS à travers la France pour les affecter 500 kilomètres plus loin l'après-midi.

Il y a une forme de pari, fondé sur le renseignement – je peux témoigner à cet égard du grand professionnalisme du ministère de l'Intérieur –, qui détermine la technique employée par la police nationale et la gendarmerie nationale.

La technique de la nasse – je lis comme vous la décision de justice, madame la députée – est commentée et parfois critiquée par des institutions comme le Défenseur des droits. Le schéma du maintien de l'ordre rend possible, à chaque fois – c'était l'aspect le plus critiqué de ce dispositif – une sortie de la nasse, avec, éventuellement, un point de contrôle, dans des conditions garantissant la liberté des manifestants et la proportionnalité de l'intervention. Je vous renvoie au 3.1.4 du schéma national du maintien de l'ordre, aux termes duquel « Sans préjudice du non-enfermement des manifestants, condition de la dispersion, il peut être utile, sur le temps juste nécessaire, d'encercler un groupe de manifestants aux fins de contrôle, d'interpellation ou de prévention d'une poursuite des troubles. Dans ces situations, il est systématiquement laissé un point de sortie contrôlé aux personnes. » Autrement dit, la technique de la nasse est autorisée en cas de troubles, pour une durée réduite. Le Défenseur des droits ou les juridictions critiquent souvent le fait qu'elle s'étend sur plusieurs heures – je ne donne évidemment pas de consigne en ce sens au préfet, en général. Un point de sortie est toujours institué, où les personnes peuvent être contrôlées si elles disposent de moyens d'identification ou de matériels proscrits dans le cadre de manifestations.

Sans entrer dans le débat relatif à la captation d'images ou à la reconnaissance faciale, il faut reconnaître que les images jouent un rôle essentiel, qu'elles émanent des drones, des caméras de vidéoprotection ou des matériels dont sont équipés les fonctionnaires – caméras piétons, voire caméras fixées sur les armes. Je ne vois pas d'inconvénient à ce qu'on filme lorsqu'on utilise un lanceur de balles de défense (LBD), par exemple – j'ai d'ailleurs évoqué cette question lors de mon audition devant la commission des Lois – même si cela soulève des questions techniques et juridiques, mises en avant, notamment, par la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL).

Vous établissez des comparaisons avec l'étranger : je vous invite à regarder ce que font les pays anglo-saxons en matière de marquage des manifestants violents. Ce procédé permet parfois de ne pas intervenir tout de suite et d'identifier les intéressés, qui dissimulent souvent leur identité. Plusieurs pays procèdent à des marquages, non seulement à l'aide d'images mais aussi au moyen de techniques modernes, qui pourraient recueillir l'intérêt de votre commission. C'est un outil qui est de nature à renforcer l'efficacité des forces de l'ordre, mais qui a des incidences sur les libertés publiques.

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Compte tenu du grand nombre de personnes que nous avons auditionnées, je pense que notre rapport – que nous adopterons, je l'espère, de manière consensuelle, mi-janvier – contribuera à nourrir la réflexion qui a cours actuellement sur la déontologie et les pratiques des forces de l'ordre. Je ne vous demande naturellement pas d'engagement mais j'espère qu'avec vos collègues du Gouvernement et l'ensemble des autorités, vous prendrez en compte nos réflexions et nos propositions. Nous essaierons de faire œuvre utile et de contribuer à ce que le lien entre les forces de l'ordre et les citoyens soit renoué dans un climat de confiance mutuel. Il s'agit de faire en sorte que la police n'ait pas peur des manifestants, et réciproquement.

Les représentants des forces de l'ordre présentes sur le terrain nous ont indiqué, à plusieurs reprises, que le fonctionnement de la chaîne de commandement était parfois à l'origine d'une difficulté. Il arrive en effet que des policiers et des gendarmes, qui se trouvent à quelques mètres d'un événement, soient obligés d'attendre que la salle de commandement leur intime l'ordre d'avancer. On voit parfois des images de forces de police statiques, qui peuvent surprendre. Peut-être fait-on une mauvaise interprétation des choses et ne les voyez-vous pas comme cela ? Il nous semble qu'un commandement local suffirait pour faire parcourir une courte distance à cinquante ou cent policiers ou gendarmes.

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Gérald Darmanin, ministre

Les images d'interventions de la police et de la gendarmerie au cours de manifestations qui se passent mal, dans lesquelles sévissent des casseurs, sont toujours violentes. On y voit généralement des scènes confuses, où des pavés sont jetés, où des gens cassent des vitrines à coups de barre de fer, frappent des policiers à terre, s'en prennent à des journalistes. Les images sont nécessairement violentes, dès lors que l'on maintient l'ordre public face aux casseurs. Or, parfois, l'image nous empêche de penser ; c'est sans doute un problème assez répandu au sein de notre société. Il m'est arrivé, en voyant des images, de me dire que la scène avait été extrêmement violente, avant de constater, après avoir regardé le film sous plusieurs angles et lu le rapport des services de police, qu'elle l'était moins qu'elle ne le paraissait. Inversement, il arrive que l'image ne rende pas compte de la violence des événements.

Je voudrais rappeler aussi que le maintien de l'ordre est une activité dangereuse et sensible et qu'en conséquence, les manœuvres doivent être ordonnées. La manifestation se transforme parfois en champ de bataille. C'est pourquoi les chefs ont une responsabilité particulière, en ce qu'ils doivent veiller à l'usage proportionné de la force et à la bonne organisation des moyens sur le terrain. Il ne s'agit pas simplement d'intervenir parce que des méfaits sont commis : il faut le faire dans des conditions qui respectent, le plus possible, l'intégrité physique des personnes interpellées comme des membres des forces de l'ordre.

On peut se satisfaire qu'au cours des 52 000 manifestations de Gilets jaunes, qui ont parfois été très violents, les forces de l'ordre, qui ont été très sollicitées et qui ont compté au total pas moins de 2 000 blessés dans leur rang, n'aient à aucun moment fait usage de leurs armes de poing. Rappelons-nous ce policier à terre, roué de coups, qui, grâce à sa présence d'esprit et à son calme – je ne sais pas si tout le monde aurait eu la même maîtrise – a fait le choix de ne pas se saisir de son arme, de ne pas tirer en l'air, pour ne pas prendre le risque de toucher un de ses agresseurs.

Il faut accepter le fait que le commandement soit parfois un peu lent mais ordonné. En voyant certaines images, on peut s'étonner du fait que la police n'intervienne pas, mais cela permet aussi d'éviter que les choses se terminent dans le sang, notamment pour les forces de l'ordre.

Vous évoquez avec raison la question de la déconcentration des décisions. Dans le schéma du maintien de l'ordre, nous expliquons la répartition des attributions entre le préfet, qui est responsable des opérations, le commandant, qui a pour mission d'appliquer la décision préfectorale, et les chefs d'unité, qui sont sur le terrain. Les moyens technologiques, le recours à la vidéo sont mis au service des objectifs visés. Monsieur le président, monsieur le rapporteur, le ministère de l'Intérieur est à votre disposition pour vous apporter des précisions sur le réseau radio du futur. Nous développons ce dispositif en prévision, notamment, des Jeux olympiques de Paris et de la Coupe du monde de rugby.

Les policiers n'auront plus seulement entre leurs mains des talkies-walkies mais auront accès à des images, à de la 3D, pour comprendre ce qui se passe sur les théâtres d'opération et intervenir. Cela leur permettra d'agir plus rapidement et laissera peut-être – vous avez raison – une marge d'appréciation aux chefs, sur le terrain. Encore faut-il avoir accès à un terminal numérique pour localiser ses collègues, ce qui n'est pas toujours évident dans la confusion. À l'heure actuelle, seule la salle de commandement dispose des images. Ce ne sera le cas demain, ce qui autorisera la déconcentration du commandement.

J'appelle toutefois votre attention sur le fait que la personne responsable de la manifestation et de l'ordre public a une vision globale de l'événement, sait où se trouvent les individus violents, connaît les rues, les impasses, les caractéristiques urbanistiques, l'existence de travaux. Elle sait qu'il ne faut pas mener de charge à tel moment, que les forces de l'ordre ne peuvent faire 100 mètres de plus, parce qu'elles se trouveraient, par exemple, prises en étau, et donc contraintes d'utiliser leurs armes. Je suis favorable à une plus grande déconcentration, grâce à un meilleur renseignement, mais cela ne peut aller jusqu'à l'autoentreprise – et ce n'est pas ce que vous avez dit, monsieur le rapporteur. Il faut parfois accepter que les images donnent une vision passive de la police, en ayant à l'esprit le caractère dangereux et sensible des manœuvres de maintien de l'ordre, qui doivent être ordonnées. Samedi dernier, les images ont pu être très violentes alors que la manifestation s'est soldée par un très faible nombre de blessés, aucune voiture brûlée, aucun commerce attaqué, et beaucoup d'interpellations. Il ne fallait pas s'arrêter à l'image prise à un instant t et diffusée sur les réseaux sociaux, mais regarder le bilan.

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Nous nous souvenons tous de ce motard de la police qui, il y a un peu plus d'un an, alors qu'il était pris dans la tourmente et agressé, avait sorti son arme avant de se raviser et de la remettre dans son étui, faisant ainsi preuve d'un sang-froid exceptionnel. Merci, monsieur le ministre, pour vos précisions, qui sont riches d'enseignements.

La séance est levée à 18 heures 15.

Membres présents ou excusés

Présents. - M. Ugo Bernalicis, Mme Aude Bono-Vandorme, M. Jean-Michel Fauvergue, Mme Marietta Karamanli, M. Jérôme Lambert, Mme Constance Le Grip, M. Philippe Michel-Kleisbauer, M. Bruno Questel, M. Jean-Louis Thiériot, Mme Alice Thourot.