Intervention de Gérald Darmanin

Réunion du jeudi 17 décembre 2020 à 17h00
Commission d'enquête relative à l'état des lieux, la déontologie, les pratiques et les doctrines de maintien de l'ordre

Gérald Darmanin, ministre :

Madame Bono-Vandorme, nous avons en effet alloué au renseignement territorial des moyens importants. Ceux-ci ont d'abord été essentiellement consacrés au suivi des individus radicalisés ; ils permettent désormais de renforcer également le suivi des contestations sociales. Il est en effet très important pour nous de connaître le nombre des personnes susceptibles de participer à une manifestation afin de déterminer le nombre de membres des forces de l'ordre qu'il nous faudra mobiliser pour l'encadrer. Pour ce faire, nous nous fondons sur des prédictions, qui ne se vérifient pas toujours du reste, car la météo sociale est bien difficile à prévoir, compte tenu du rôle croissant des réseaux sociaux et du manque de structuration des partis et des associations contestataires. Ce n'est pas parce que, sur une page Facebook, des milliers de personnes se donnent rendez-vous le lendemain qu'elles seront effectivement toutes présentes à la manifestation prévue. Nous continuerons donc d'affecter des moyens à la direction du renseignement de la préfecture de police (DRPP) et aux renseignements territoriaux.

Monsieur Bernalicis, les jours de manifestation, je ne participe pas directement aux décisions qui sont prises et je ne suis pas présent dans la salle de commandement. Il m'est arrivé, en tant que ministre de l'Intérieur, d'aller saluer les agents, à la fin d'une manifestation, dans la salle de commandement ou sur le terrain, mais il ne me paraît pas souhaitable de participer directement aux décisions qui sont prises. J'ai d'ailleurs rappelé, dans le schéma national du maintien de l'ordre, que la personne responsable de celui-ci lors d'une manifestation est le préfet : celui du département concerné en province et, dans la région parisienne, le préfet de police pour la zone qui relève de sa compétence.

Il m'arrive souvent de faire le point avec le directeur général de la police nationale (DGPN) ou le préfet de police, selon la zone concernée, sur les informations recueillies par le renseignement – manifestations prévues, nombre de personnes attendues – afin de déterminer les moyens que l'on peut consacrer au maintien de l'ordre. Le préfet de police de Paris, le DGPN ou les préfets de département m'adressent en effet des demandes concernant le nombre de forces qu'ils souhaitent avoir à leur disposition. Mon cabinet – qui m'en rend compte car, souvent, je n'interviens pas directement – doit alors rendre un arbitrage difficile. De fait, il nous faut parfois rappeler certaines forces – je pense à ce qui se passe en Nouvelle-Calédonie, par exemple – qui peuvent être en intervention pour contrôler les frontières, lutter contre le terrorisme ou assurer la sécurité de bâtiments publics.

Par ailleurs, dans le schéma national du maintien de l'ordre, le ministre de l'Intérieur laisse aux préfets de département ou au préfet de police le choix de la stratégie : faut-il « serrer » la manifestation, lorsqu'on pense qu'elle sera violente, ou lui laisse-t-on de l'espace ? Le choix dépend de la déclaration, du parcours, des forces disponibles, de la nature de la manifestation. En général, le préfet de police m'indique ce qu'il va faire et, comme c'est un professionnel, je l'écoute ; je l'interroge mais je n'ai jamais eu à réformer sa décision. Il m'arrive également de dire aux préfets des départements dans lesquels se trouvent les villes où la contestation est la plus importante – Toulouse, Nantes, Bordeaux, Rennes… – ou, le plus souvent, au préfet de police ce que je souhaite. Par exemple, avant la dernière manifestation parisienne, j'ai prévenu le préfet de police que je ne souhaitais pas que l'on revoie des images de saccage de magasins ou de policiers à terre et violemment attaqués ni que l'on dénombre cent policiers ou gendarmes blessés. Je lui ai donc demandé de prendre les dispositions nécessaires – je définis la stratégie, il élabore la tactique –, notamment d'entreprendre une démarche auprès du procureur de la République afin de pouvoir effectuer des contrôles préventifs, lesquels ont permis, samedi dernier, de procéder, dès le début de la manifestation, à une trentaine d'interpellations et de saisir des marteaux et des couteaux, qui n'ont rien à faire dans une manifestation.

J'ai donc défini la stratégie et demandé au préfet de police de réaliser des interpellations et de ne pas laisser se développer les black blocs, quitte à intervenir. À ce propos, permettez-moi d'apporter une correction : il s'agissait, non pas d'intervenir dans la manifestation, comme certains d'entre vous l'ont dit, mais de réaliser un flanc-gardage afin de l'encadrer, notamment pour protéger les commerces, voire, lorsque c'était nécessaire, de la couper en deux pour protéger les manifestants eux-mêmes. Cette technique n'est pas celle de la nasse, sur laquelle je reviendrai.

Le préfet de police – éventuellement les préfets de département – m'indique le nombre de personnes susceptibles de manifester, me fait part de ses craintes et, le cas échéant, des difficultés liées à la tenue d'autres manifestations simultanées – l'une de Gilets jaunes, une autre contre la proposition de loi sur la sécurité globale, par exemple. En fonction de ces éléments, je rends un arbitrage sur l'effectif des forces qui seront à sa disposition. Le jour même, il me tient régulièrement informé du déroulement de la manifestation, me prévient avant de mener certaines actions – qu'il s'agisse de porter secours à des personnes, d'intervenir dans telles conditions ou, lorsqu'il considère que la manifestation est terminée, d'émettre des sommations – et me communique le nombre de blessés au sein des forces de l'ordre ou parmi les manifestants lorsqu'il est connu.

Vous avez affirmé, monsieur Bernalicis, qu'un certain nombre de manifestants auraient été interpellées indûment. D'abord, je rappelle que les interpellations sont toujours effectuées sous le contrôle de l'autorité judiciaire. À propos de ces manifestations au cours desquelles l'intervention des services de police a été selon vous un peu forte, je précise que trente placements en garde à vue ont été décidés le 5 décembre et cent vingt-cinq le 12 décembre. Sur les trente premières, seulement sept classements sans suite ont été prononcés, ce qui démontre la pertinence des interpellations dans un contexte opérationnel extrêmement dégradé. Il appartient au garde des Sceaux d'évoquer les réponses pénales qui ont été apportées, mais on dénombre beaucoup de comparutions immédiates, de rappels à la loi et de convocations par un officier de police judiciaire (OPJ) ou un tribunal de police. Sur les cent vingt-cinq gardes à vue du 12 décembre, quarante dossiers ont été classés sans suite. Les réponses judiciaires ont donc été importantes, parmi lesquelles trente rappels à la loi après déferrement, onze rappels à la loi par un OPJ, quinze renvois en comparution immédiate – c'est un nombre très élevé –, cinq poursuites d'enquête ; dix-neuf mineurs étaient mis en cause, dont quatre ont été déférés devant un délégué du procureur avec poursuite d'enquête.

Bien entendu, dans des conditions extrêmement dégradées, il peut arriver que certaines gardes à vue aboutissent à un classement sans suite, mais ces chiffres démontrent que la police ne fait pas un usage disproportionné des moyens autorisés par le procureur de la République. J'ajoute que, très souvent, pour ne pas dire toujours, un certain nombre de sommations sont faites et que, lorsque les violences commencent, les manifestants qui ont participé aux actions violentes ne restent pas près des casseurs ; la police nationale intervient donc à bon escient dans ces conditions.

La stratégie dépend très largement des effectifs que nous avons à notre disposition. Pour que les manifestations se déroulent bien, il faut prévoir correctement le nombre des participants et s'efforcer de deviner si des casseurs seront présents – ils n'envoient pas de SMS au ministère de l'Intérieur. Cela est d'autant moins évident que la loi relative au renseignement nous empêche de procéder à des interceptions qui nous permettraient d'identifier les professionnels du désordre, si j'ose dire. Par ailleurs, des policiers et des gendarmes sont très largement utilisés dans de nombreuses opérations, notamment de police. Avant chaque samedi, nous devons donc savoir si c'est à Rennes, à Lille, à Paris ou à Lyon que la situation sera la plus tendue. Car, une fois que vous avez décidé de la disposition des forces sur le territoire national, il est trop tard : ce n'est pas le samedi matin que vous déplacez des centaines de CRS à travers la France pour les affecter 500 kilomètres plus loin l'après-midi.

Il y a une forme de pari, fondé sur le renseignement – je peux témoigner à cet égard du grand professionnalisme du ministère de l'Intérieur –, qui détermine la technique employée par la police nationale et la gendarmerie nationale.

La technique de la nasse – je lis comme vous la décision de justice, madame la députée – est commentée et parfois critiquée par des institutions comme le Défenseur des droits. Le schéma du maintien de l'ordre rend possible, à chaque fois – c'était l'aspect le plus critiqué de ce dispositif – une sortie de la nasse, avec, éventuellement, un point de contrôle, dans des conditions garantissant la liberté des manifestants et la proportionnalité de l'intervention. Je vous renvoie au 3.1.4 du schéma national du maintien de l'ordre, aux termes duquel « Sans préjudice du non-enfermement des manifestants, condition de la dispersion, il peut être utile, sur le temps juste nécessaire, d'encercler un groupe de manifestants aux fins de contrôle, d'interpellation ou de prévention d'une poursuite des troubles. Dans ces situations, il est systématiquement laissé un point de sortie contrôlé aux personnes. » Autrement dit, la technique de la nasse est autorisée en cas de troubles, pour une durée réduite. Le Défenseur des droits ou les juridictions critiquent souvent le fait qu'elle s'étend sur plusieurs heures – je ne donne évidemment pas de consigne en ce sens au préfet, en général. Un point de sortie est toujours institué, où les personnes peuvent être contrôlées si elles disposent de moyens d'identification ou de matériels proscrits dans le cadre de manifestations.

Sans entrer dans le débat relatif à la captation d'images ou à la reconnaissance faciale, il faut reconnaître que les images jouent un rôle essentiel, qu'elles émanent des drones, des caméras de vidéoprotection ou des matériels dont sont équipés les fonctionnaires – caméras piétons, voire caméras fixées sur les armes. Je ne vois pas d'inconvénient à ce qu'on filme lorsqu'on utilise un lanceur de balles de défense (LBD), par exemple – j'ai d'ailleurs évoqué cette question lors de mon audition devant la commission des Lois – même si cela soulève des questions techniques et juridiques, mises en avant, notamment, par la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL).

Vous établissez des comparaisons avec l'étranger : je vous invite à regarder ce que font les pays anglo-saxons en matière de marquage des manifestants violents. Ce procédé permet parfois de ne pas intervenir tout de suite et d'identifier les intéressés, qui dissimulent souvent leur identité. Plusieurs pays procèdent à des marquages, non seulement à l'aide d'images mais aussi au moyen de techniques modernes, qui pourraient recueillir l'intérêt de votre commission. C'est un outil qui est de nature à renforcer l'efficacité des forces de l'ordre, mais qui a des incidences sur les libertés publiques.

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