Votre invitation m'honore. J'apporterai à vos travaux le résultat des recherches que je mène depuis 2016 en partenariat avec les forces armées de Guyane (FAG). Je tiens à souligner l'originalité de la coopération entre le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et les FAG. Tout chercheur en sciences humaines et sociales se doit d'analyser au mieux de ses capacités, l'action et la décision publiques relatives aux sujets qui l'occupent. J'espère que l'éclairage que je m'efforcerai de vous apporter sur l'orpaillage illégal en Guyane complètera les points de vue que vous avez recueillis par ailleurs.
J'ai choisi d'approcher le monde de l'orpaillage de l'intérieur, en passant en quelque sorte de l'autre côté du miroir. Loin de vouloir nier les conséquences de cette activité ou la violation généralisée des principes sociaux et environnementaux qui, seule, garantit sa rentabilité, j'ai souhaité comprendre son fonctionnement, les relations que nouent entre eux les personnes impliquées, la façon dont elles conçoivent leur activité, etc.
La société garimpeira, autrement dit les orpailleurs illégaux venus du Brésil, se présente à la fois comme un dispositif d'exploitation économique informelle et souvent illégale des ressources minières et comme une structure sociale organisée pour résister à la pression des autorités, passivement, un peu comme un immeuble bâti aux normes sismiques tient bon en cas de secousses telluriques.
Un ouvrage intitulé Chercheurs d'or, paru l'an dernier aux éditions du CNRS, récapitule le fruit de mes travaux. J'ai visité plusieurs dizaines de sites d'orpaillage de toutes tailles, sur l'ensemble du territoire guyanais, et mené, avec des orpailleurs illégaux, presque tous brésiliens, 275 entretiens formels, fondés sur des questionnaires, ainsi que plusieurs centaines d'entretiens libres.
Mon enquête m'a conduit à de nombreuses observations sur les techniques utilisées, leur justification et leur évolution.
L'orpaillage illégal bat au rythme de la quantité d'or extraite. La découverte de nouveaux filons entraîne une multiplication des chantiers et une recrudescence d'activité de la chaîne logistique. Il s'ensuit un afflux massif de personnes : une véritable ruée vers l'or, qui dure de quelques semaines à plusieurs années, selon la taille du gisement.
L'extraction de l'or repose sur un flux logistique. Il faut amener sur les sites du carburant, de la nourriture, des machines et des ouvriers, mais aussi de l'alcool, des divertissements, des téléphones portables, des dispositifs de connexion au Net par satellite pour maintenir le contact avec les familles, etc.
On trouve de tout dans le garimpo, à prix d'or.
La répression menée en Guyane complique l'orpaillage en faisant peser une menace sur l'ensemble des chaînes d'approvisionnement. Paradoxalement, plus il devient risqué d'acheminer le nécessaire, plus le prix des objets rend le voyage rentable. Les orpailleurs paient ainsi sur les chantiers jusqu'à 10 euros un litre de carburant acheté 50 centimes à Albina. La perte d'une cargaison sur deux n'empêche pas, à ce compte, un gain financier.
Les orpailleurs en Guyane sont brésiliens à 97 %. Cette proportion est nettement plus élevée qu'au Suriname, où l'orpaillage est plus ou moins légal.
Ce n'est pas un hasard. La société garimpeira, née au Brésil au XVIIIe, à l'époque coloniale, sous la pression des autorités, s'est structurée pour y faire face. Elle s'épanouit surtout dans les zones où l'activité minière est interdite ou strictement limitée. Dans les zones ouvertes à d'autres modes d'exploitation plus rentables entrent en jeu de grandes entreprises. Les orpailleurs s'en retrouvent souvent expulsés.
Les orpailleurs prospèrent là où un certain flou entoure la propriété foncière, où l'activité minière tombe sous le coup de la loi et où l'insuffisance des gisements ne justifie pas une exploitation formelle mécanisée ; y compris, parfois, aux marges d'une exploitation de ce genre, dans le droit fil des maraudeurs de la fin du XIXe siècle.
Les orpailleurs en Guyane, âgés en moyenne de 40 ans, viennent principalement de l'État brésilien du Maranhão (le plus pauvre et rural du pays), puis, en second lieu, de ceux voisins d'Amapá et Pará. La proportion de deux tiers d'hommes pour un tiers de femmes varie entre les chantiers d'extraction de l'or (où les cuisinières sont souvent les seules femmes et où, contrairement à une légende tenace, elles ne se prostituent généralement pas) et les villages d'appui où les femmes jouent un rôle important dans les divertissements et le commerce. L'orpaillage est souvent une entreprise de couple, déjà constitué ou formé sur place.
Rien ne distingue a priori les garimpeiros, des personnes ordinaires issues des classes moyennes basses et populaires. Leur décision de se livrer à l'orpaillage illégal obéit à un calcul rationnel, puisqu'ils se dotent ainsi de chances raisonnables de s'enrichir, en l'occurrence d'obtenir l'équivalent de ce que fournit au Brésil un emploi payé. Beaucoup d'orpailleurs que j'ai rencontrés sont parvenus à s'acheter un bien au Brésil. Tous ne réussiront certes pas, mais, pour citer une femme que j'ai rencontrée : « Même si cela ne dure pas, on en retire un avant-goût de ce que c'est que d'être riche plutôt que de devoir rêver toute sa vie d'être un peu moins pauvre. » Les garimpeiros s'apparentent plus à des joueurs de casino qu'aux semi-esclaves de la forêt auxquels on les assimile souvent. Ayant pesé le pour et le contre, ils savent à quoi ils s'engagent.
Beaucoup se sentent en outre plus en sécurité physiquement en Guyane, sauf quand des bandes armées sévissent, ce qui n'est heureusement pas le cas partout.
On présente souvent la relation entre patron et ouvrier comme une illustration du caractère féodal du garimpo. Les intéressés ne l'envisagent cependant pas du tout ainsi, mais plutôt comme une association. Le patron apporte les moyens de production. Il assume le coût du chantier en échange de 70 % de l'or recueilli. Rien n'assure qu'il s'en trouvera assez pour éponger ses dettes. Les ouvriers, au salaire garanti pour peu qu'un gisement soit bel et bien exploité, se partagent les 30 % restants.
Les ouvriers s'en vont quand ils le souhaitent. De même, le patron reste libre de renoncer à eux à sa guise. Aucun bénéfice social ni la moindre rémunération proportionnelle au temps ne s'attache à une telle relation, capitaliste à l'état pur. Beaucoup d'ouvriers y voient un avantage, ne trouvant pas leur place dans le système salarial trop rigide à leurs yeux.
L'orpaillage s'organise autour d'une multiplicité de chantiers indépendants qui fonctionnent comme de très petites entreprises groupant moins d'une dizaine de personnes. Cette structure pulvérisée de l'orpaillage explique sa résilience face aux actions de répression. Toute unité de production en faillite libère une niche immédiatement occupée par une autre. Un capital de quelques dizaines de milliers d'euros suffit pour se lancer, d'où le nombre de candidats, dont beaucoup s'élèvent de leur condition initiale en réinvestissant leurs gains. Bien sûr, il arrive qu'un sort contraire ramène certains à leur point de départ.
La société garimpeira fournit des structures qui accompagnent et protègent les orpailleurs au fil de leur parcours sinueux. Des codes de conduite y ont cours, où la solidarité joue un rôle fondamental, même si elle est couplée à un fort individualisme. Cette société fournit aux orpailleurs une identité qui, bien que temporaire, les aide à tenir bon. Beaucoup de garimpeiros ne se livrent à l'orpaillage que quelques mois, le temps de rembourser une dette ou de se constituer un capital.
Identique en tous lieux, leur organisation forme une sorte de filet enserrant l'ensemble de l'Amazonie brésilienne, la Guyane française, le Suriname, le Guyana et une petite partie du Venezuela. Individus et informations circulent dans l'ensemble de la zone. Le passage d'un garimpeiro d'un territoire à l'autre ne constitue aucun obstacle à sa mise immédiate à pied d'œuvre.