Intervention de Marcelo Aebi

Réunion du jeudi 16 septembre 2021 à 15h30
Commission d'enquête sur les dysfonctionnements et manquements de la politique pénitentiaire française

Marcelo Aebi, chef du projet SPACE :

Je commencerai par répondre au questionnaire que vous m'aviez envoyé, avant de vous donner quelques chiffres.

En ce qui concerne la méthodologie suivie par le projet SPACE, nous travaillons sur la base de deux questionnaires : l'un pour l'enquête SPACE I, qui s'intéresse aux services pénitentiaires, l'autre pour l'enquête SPACE II, qui concerne notamment les services de probation – lesquels peuvent porter des noms différents selon le pays. La procédure est la même dans les deux cas : nous élaborons le questionnaire, qui est approuvé par consensus par le Conseil de l'Europe, puis nous l'envoyons aux services concernés.

Le projet a vu le jour en 1983 ; il était alors dirigé par Pierre-Victor Tournier. Pour ma part, je m'en occupe depuis 2002. Nous avons tissé un réseau de correspondants nationaux, qui évolue en permanence du fait des changements intervenant dans les administrations.

Les réponses aux questionnaires sont traitées à Lausanne par une équipe composée de trois personnes : moi-même ainsi que deux criminologues, généralement des doctorants, qui m'assistent dans ce travail. Si nous décelons des incohérences dans les chiffres communiqués – par exemple une différence entre le nombre total des personnes incarcérées et l'addition des sous-catégories, notamment celle des prévenus –, nous demandons des clarifications au pays concerné. La procédure est donc longue, et le Conseil de l'Europe compte quarante-sept États membres. Qui plus est, certains ont plusieurs administrations pénitentiaires.

Le projet est cofinancé par le Conseil de l'Europe et l'Université de Lausanne, laquelle prend le relais lorsque le temps de travail que moi-même et mes collaborateurs y consacrons excède l'enveloppe accordée par le Conseil de l'Europe.

En ce qui concerne les indicateurs retenus, nous partons du stock, c'est-à-dire du nombre de personnes détenues, en prenant pour date de référence le 31 janvier de chaque année. Nous déclinons ensuite ce total, entre autres en fonction du sexe et du statut des détenus – nous distinguons ainsi ceux qui sont en détention préventive. Nous classons les détenus faisant l'objet d'une condamnation définitive selon la durée de la peine. Un autre indicateur concerne ce que nous appelons le flux, c'est-à-dire le nombre de personnes qui entrent en prison chaque année.

Le stock et le flux sont souvent confondus, alors que ces deux indicateurs donnent des informations complètement différentes. Par exemple, en Europe, le 31 janvier, la proportion parmi les détenus de personnes condamnées pour homicide était de 12 % en moyenne. Cela ne signifie pas que chaque année 12 % des nouvelles incarcérations sanctionnent des homicides, ce qui serait énorme : en réalité, le flux des personnes entrant en prison chaque année pour homicide représente moins de 0,1 % des nouvelles incarcérations, mais ces détenus y restent longtemps, et les peines longues finissent par s'accumuler. Le stock augmente donc, même si le nombre des personnes qui entrent en prison chaque année est stable.

Nous récoltons aussi ce que nous appelons des métadonnées, qui nous aident à comprendre comment les données sont récoltées dans les différents pays européens. La question ne se pose pas seulement dans le domaine de la criminologie : dans le cadre de la pandémie, on a vu que la manière de comptabiliser les infections variait d'un pays à l'autre. En l'occurrence, certaines catégories d'informations sur les détenus sont recueillies dans certains pays mais pas dans d'autres. Nous récoltons toutes ces informations afin d'avoir des données aussi comparables que possible.

La situation tend-elle à s'améliorer ou à se dégrader ? Encore faut-il se mettre d'accord sur ce que l'on entend par là. Je m'en tiendrai aux sens communs de ces termes : l'« amélioration » correspondrait à une diminution de la population et de la densité carcérales, tandis qu'une « dégradation » signifierait qu'elles augmentent.

Je vais maintenant partager avec vous quelques données que vous m'avez demandées. Certaines d'entre elles figurent dans les deux publications que je vous ai déjà transmises et qui présentent la situation en janvier 2020, soit avant la pandémie. Nous aurons dans quelques mois les données de l'année 2021. Nous ne disposons pas de données précises concernant la radicalisation en prison, car le phénomène est beaucoup plus difficile à mesurer.

(image non chargée)

Cette carte représente la population carcérale dans les différents pays d'Europe. Plus la couleur est foncée, plus la situation est mauvaise. C'est dans la partie est du continent que l'on trouve les chiffres les plus élevés.

(image non chargée)

En ce qui concerne le taux d'incarcération, la France se situe juste au-dessus de la médiane européenne, avec 105,3 détenus pour 100 000 habitants. Le pays se trouve dans la moyenne.

Dans l'ensemble de l'Europe, la tendance, depuis 2008, est plutôt à la diminution de la population carcérale, comme le montre le schéma suivant, qui se rapporte aux dix dernières années. La France, pour sa part, a suivi une évolution un peu différente.

(image non chargée)

Si l'on en croit les prédictions de la criminologie, notamment celle d'orientation marxiste, c'est pendant les périodes de crise économique que les taux d'incarcération devraient augmenter – cela renvoie à l'idée ancienne selon laquelle les détenus forment une part de l'« armée de réserve industrielle ». Or tel n'est plus le cas dans les sociétés hautement développées, probablement parce que, du fait des systèmes de sécurité sociale, la pauvreté extrême a disparu, ainsi que la délinquance fondée uniquement sur le besoin économique.

Les taux d'entrée et de sortie de prison ont eux aussi diminué entre 2010 et 2019.

(image non chargée)

Le pourcentage de femmes dans la population carcérale est toujours très bas, comme on le voit dans le document suivant.

(image non chargée)

En Europe, on compte en moyenne 5,6 % de femmes en prison. Si ce taux est bas, c'est notamment parce qu'on va en prison pour des délits violents et que ces derniers sont l'apanage des jeunes hommes. Cela n'a rien à voir avec le matriarcat et le patriarcat : les hommes sont plus violents que les femmes. De même, ils sont en général plus impliqués que les femmes dans les délits liés au trafic de drogue.

Depuis quelques années, nous récoltons le pourcentage de détenus âgés de 50 ans et plus.

(image non chargée)

En France, le taux est relativement bas – 12 %, contre 26 % en Italie, pays où la proportion est la plus élevée, ce qui s'explique notamment par la présence de détenus liés à la criminalité organisée, contre lesquels sont prononcées des sentences très lourdes.

(image non chargée)

Si l'on se concentre sur les détenus âgés de 65 ans et plus, la France apparaît dans la partie basse de la distribution : leur proportion y est de 2,2 %. On pourrait dire que la population carcérale française est relativement jeune.

(image non chargée)

En revanche, s'agissant de la densité carcérale, la France figure parmi les pays dépassant le plus la capacité prévue. Le 31 janvier 2020, la France comptait 115 détenus pour 100 places de détention.

Vous m'aviez interrogé sur le pourcentage de détenus n'ayant pas fait l'objet d'une condamnation définitive : voici les données.

(image non chargée)

Avec un taux de 30 %, la France fait partie des pays où la part de ces détenus est relativement élevée.

Détention provisoire et surpopulation carcérale sont souvent liées, comme vous l'ont sans doute expliqué d'autres experts. De fait, en France, il semble que les établissements les plus touchés par la surpopulation soient ceux où l'on trouve des personnes en détention préventive.

(image non chargée)

En ce qui concerne le pourcentage de détenus étrangers, la France est dans la moyenne européenne, avec 23,2 %, loin de pays comme la Suisse, qui en compte près de 70 %, ou même la Grèce ou l'Autriche, qui dépassent les 50 %.

(image non chargée)

Du point de vue de la durée moyenne de la détention, la France se trouve également plus au moins dans la moyenne européenne.

(image non chargée)

Nous disposons aussi du taux de détenus par membre du personnel. En France, le ratio est de 1,7.

Voici maintenant l'évolution du taux d'incarcération en France, de 1983 jusqu'au 1er janvier 2021.

(image non chargée)

Vous le voyez, il manque les données pour l'année 2018, faute de réponse. En 2007 avait été votée la loi introduisant des peines planchers. La conséquence en est immédiatement visible. Cela renvoie au problème du stock et du flux que j'évoquais tout à l'heure : plus les peines imposées sont longues, plus la population carcérale augmente. La suppression des peines planchers par une autre loi, en 2014, se traduit par une diminution. En tout cas, c'est ainsi que j'interprète ces résultats. Si je ne désigne pas ces lois par les noms des ministres qui les ont conçues, c'est parce qu'elles ont été votées par le législateur : elles n'appartiennent pas à une personne en particulier.

(image non chargée)

La densité carcérale diminue. C'est une conséquence indirecte de la pandémie, pendant laquelle on a observé une diminution de la délinquance. Nous disposons déjà des données pour le mois de janvier, mais je ne suis pas en mesure de vous dire quelle est la situation en septembre. La presse fait état d'une augmentation, mais je ne sais pas sur quelles sources se fondent les journalistes pour l'affirmer et, de mon côté, je n'ai pas encore récolté les données.

(image non chargée)

Le taux d'entrée en prison a lui aussi diminué, évidemment. La chute est même plus marquée que dans le cas de l'indicateur précédent.

(image non chargée)

Jusqu'en 2015, le pourcentage de détenus étrangers était en diminution. Depuis lors, on a observé une légère augmentation, mais il reste aux alentours de 20 %, ce qui correspond à la moyenne des pays d'Europe.

(image non chargée)

La proportion de femmes oscille entre 3 % et 4,5 %. Il ne faut pas se laisser tromper par la diminution : avant comme après, le pourcentage est très bas. Je ne saurais tirer aucune conclusion de l'évolution qui apparaît ici.

Pour terminer, je voudrais vous parler du taux de personnes en probation.

(image non chargée)

En France, on compte 265 personnes ayant fait l'objet de sanctions alternatives et de libérations conditionnelles pour 100 000 habitants.

(image non chargée)

En comparaison, comme on le voit dans ce document, il y a 105 personnes incarcérées pour 100 000 habitants.

(image non chargée)

On obtient, concernant la France, un ratio de 252 personnes en probation pour 100 détenus.

Il n'est plus possible d'étudier la situation dans les prisons sans regarder ce qui se passe du côté des sanctions alternatives. Depuis des années, ces dernières sont présentées comme la panacée. Or on s'aperçoit que ces sanctions ne remplissent pas le rôle censé être le leur : au lieu d'être des alternatives, elles sont utilisées comme des sanctions supplémentaires. À travers elles, des personnes qui avant leur création n'auraient pas été envoyées en prison se retrouvent placées dans un système de contrôle. C'est une réalité des sociétés modernes.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Cette législature étant désormais achevée, les commentaires sont désactivés.
Vous pouvez commenter les travaux des nouveaux députés sur le NosDéputés.fr de la législature en cours.