Intervention de Jean-René Lecerf

Réunion du jeudi 7 octobre 2021 à 9h00
Commission d'enquête sur les dysfonctionnements et manquements de la politique pénitentiaire française

Jean-René Lecerf, ancien président de la commission du Livre blanc sur l'immobilier pénitentiaire de 2017 :

Si je fus choisi par le garde des sceaux de l'époque, Jean-Jacques Urvoas, pour présider cette commission du Livre blanc, c'est très vraisemblablement parce que j'avais été le rapporteur de la loi pénitentiaire de 2009, que je considère, à l'instar de mon ancien collègue Robert Badinter, comme étant une grande loi, laquelle a permis de transformer largement, bien qu'insuffisamment, la situation dans nos prisons, tant pour les personnes condamnées que pour les personnels. Lorsque j'ai été chargé de ce travail, j'ai immédiatement précisé que la question immobilière ne représentait que l'un des aspects de la situation de l'univers carcéral et que, si l'on souhaitait donner une réponse pérenne à ce que Jean-Jacques Hyest et Guy-Pierre Cabanel appelaient l'« humiliation pour la République » dans leur rapport sénatorial de 2000, il faudrait bien aborder l'ensemble des problèmes liés au sujet pénitentiaire. Je souhaiterais à ce titre en évoquer très rapidement quelques-uns.

Il s'agit tout d'abord de la maladie mentale. On considère qu'entre 25 et 30 % des personnes condamnées souffrent de maladies mentales très lourdes, faisant des prisons le principal asile de France. L'immense majorité de ces personnes n'ont rien à y faire, mais nous connaissons l'état de la psychiatrie française, nous savons qu'elle est devenue très largement ambulatoire et que la création de places nécessaires ainsi que le recrutement des personnels compétents coûteraient bien plus cher que le maintien du statu quo. Ce problème de la maladie mentale constitue pourtant bien l'une des raisons principales des tensions qui se jouent dans les établissements pénitentiaires, à la fois pour les détenus et pour les personnels.

Je constate également que l'on a beaucoup parlé ces dernières semaines des problèmes d'irresponsabilité pénale et réinterrogé les principes de la distinction entre l'abolition et l'altération du discernement. Je rappelle que mon collègue Jean-Pierre Michel et moi-même sommes à l'origine d'une proposition de loi relative à l'atténuation de responsabilité pénale, qui fit enfin de l'altération du discernement une circonstance atténuante, quand tout se passait jusqu'alors comme si cette circonstance était aggravante.

Quant à l'isolement durable des malades mentaux dangereux dans des structures médicalisées fermées, si possible avant qu'ils aient commis l'irréparable, il se pratique depuis longtemps, par exemple en Belgique, dans des établissements dits « de défense sociale », mais je n'en ai guère vu de trace ici dans un passé plus ou moins récent.

Je suis convaincu que les personnels pénitentiaires, notamment les personnels de surveillance, exercent leur métier dans des conditions somme toute convenables pour l'immense majorité des personnes détenues. Ils ont même acquis, dans des établissements très particuliers comme la prison de Château-Thierry, un savoir-faire remarquable pour stabiliser les malades mentaux très lourds, alors que ce n'est pas leur métier. Mais les personnels pénitentiaires, notamment les personnels de surveillance, ne disposent pas de la formation, de la compétence ni de la vocation pour faire face à trois catégories précises de délinquants : les délinquants religieux, les délinquants issus du très grand banditisme ainsi que ceux que M. Chevènement a appelé les « sauvageons », c'est-à-dire les chefs de bandes pour lesquels la prison représente plutôt une sorte de maréchalat de la délinquance.

Je suis du reste convaincu, comme le disaient en leur temps des politiques comme Mme Ségolène Royal, que ce petit pourcentage d'individus qui font de la prison un enfer à la fois pour les autres détenus et pour les personnels de surveillance devraient être placés sous l'autorité de l'armée, plus précisément de militaires qui auraient été recrutés spécifiquement pour cette mission. À l'époque où je l'évoquais, les représentants de l'armée me répondaient que les moyens étaient insuffisants, ce dont je suis parfaitement conscient. J'avais par ailleurs visité tous les établissements pénitentiaires pour mineurs et discuté avec ces jeunes très grands délinquants, et chaque fois je les questionnais sur leurs projets d'avenir, j'étais extrêmement surpris de la réponse quasi unanime des uns et des autres : leur seul projet, c'était d'intégrer l'armée. Comme si ces personnes qui ne s'étaient donné aucun cadre jusqu'alors éprouvaient un besoin de limites posées. Dans l'ouvrage Confidences d'un sénateur du Nord, que j'ai écrit en 2011 et que je mettrai à votre disposition, un chapitre entier consacré à la prison,

Le premier grand axe du Livre blanc appuyait le choix de l'encellulement individuel, finalement consacré par la loi pénitentiaire. Le gouvernement et l'Assemblée nationale inclinaient à remplacer le principe d'encellulement individuel par celui de l'encellulement collectif. Les raisons qui avaient été avancées par les gardes des sceaux successives, Mme Rachida Dati puis Mme Michèle Alliot-Marie, reposaient sur le fait que le principe existait depuis 1874 mais n'avait jamais été appliqué, si ce n'était, en quelque sorte, pour ridiculiser le pouvoir du Parlement. Le Sénat était quant à lui franchement opposé à ce changement car, même si le principe d'encellulement individuel n'était pas appliqué, sa simple existence permettait de limiter un certain nombre d'abus. Nous n'avons jamais été, les uns comme les autres, des ayatollahs de l'encellulement individuel. Certaines situations imposent effectivement que l'on y déroge. Mais nous étions convaincus que la dignité exigeait le maintien de ce principe et que l'on tente d'en faire une plus grande réalité. Je rappelle qu'une partie des députés s'était finalement ralliée à la position du Sénat en commission mixte paritaire, ce qui avait valu l'adoption définitive du texte. Puis le Livre blanc est intervenu pour conforter encore cette victoire in extremis.

Le Livre blanc souligne aussi l'importance accordée à la fois aux quartiers des arrivants et aux quartiers de préparation à la sortie, en lien, là encore, avec un article de la loi pénitentiaire sur le sens de la peine. Selon ce dernier, ce n'est pas seulement la sanction du détenu, l'indemnisation des victimes ou encore la protection de la société qui doivent être prises en compte, mais aussi la réinsertion. Alors que certains nous ont reproché d'avoir conçu une loi bavarde, nous étions convaincus, Robert Badinter le premier, que, si nous voulions effectivement donner un sens à la peine, il fallait nécessairement que l'évaluation des personnes soit faite d'une manière extrêmement précise et volontariste à leur entrée en détention et que les sorties sèches soient évitées au maximum, grâce à la création de quartiers de préparation à la sortie, pouvant aller, dans l'esprit du Livre blanc, jusqu'à la mise en place de petites prisons ouvertes. La seule prison ouverte de France est celle de Casabianda, que j'ai visitée à diverses reprises, et qui représente pour moi un exemple extrêmement intéressant. Malheureusement, l'administration pénitentiaire s'est avérée incapable d'investir sur un tel succès, devenu presque tabou.

L'un des autres grands axes du Livre blanc consistait à faire des maisons d'arrêt un véritable lieu d'exécution des peines et d'y concevoir des niveaux de sécurité différenciés. En effet, jusqu'à présent, tout est fait pour couvrir la situation des quelques personnes extrêmement dangereuses qu'il vaudrait mieux rassembler dans des maisons d'arrêt spécifiques. Cela pose aussi plus largement la question de la diversification des régimes de détention, notamment du développement de ce qu'on a appelé les régimes Respecto, qui ont vu le jour en Espagne pour devenir ici les modules Respect, engageant les uns et les autres à un respect mutuel, personnels de surveillance et personnes condamnées confondues, et se traduisant en outre par une ouverture des cellules en journée ainsi qu'une volonté de favoriser le travail carcéral d'une manière beaucoup plus importante qu'ailleurs.

Notre volonté était d'ouvrir les prisons. Nous sommes quelque peu parvenus à briser le cercle infernal de l'univers carcéral en invitant dans les prisons de plus en plus de personnes : des visiteurs de prison, des aumôniers, des personnels de l'éducation nationale, des spécialistes de la culture ou encore des parlementaires. De mon temps, ces derniers étaient peu nombreux à s'impliquer de manière volontariste dans la visite des prisons. J'ai même été surpris de ne pas y rencontrer souvent de magistrats. Il est nécessaire d'ouvrir les prisons sur les collectivités territoriales, qui, à mon sens, ont un rôle très important à jouer, et plus globalement de les ouvrir sur l'extérieur. Je n'oublie pas que les jugements sont rendus au nom du peuple français. Or la grande absente du débat a justement été l'opinion, alors que chaque citoyen devrait pouvoir s'approprier les prisons de la République comme un élément essentiel de la vie en société.

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