Dans le fond, les phénomènes de radicalisation en prison font l'objet de recherches depuis une bonne quinzaine d'années. Il s'agit d'une thématique importante qu'il faut évidemment continuer d'étudier et de prendre en compte. L'administration pénitentiaire a adopté toute une série de mesures pour tenter d'y faire face, mais l'on peut se demander si se focaliser sur la radicalisation en prison ne revient pas, en quelque sorte, à prendre le risque de se préparer à la bataille d'hier.
Voici quelques chiffres pour illustrer mon propos. Le nombre de TIS détenus était supérieur à 500 en 2019, contre environ 450 aujourd'hui. Le pic des TIS en détention a probablement été atteint en 2000, et l'on va certainement maintenant assister à une décrue progressive, qui va avoir pour corollaire une augmentation des TIS en milieu ouvert. Concernant celui-ci, on recensait 70 TIS en milieu ouvert placés sous main de justice à la mi-2016. Ce chiffre a doublé en deux ans, passant à 140 en 2018. En 2019, la barre des 250 a été franchie, pour dépasser aujourd'hui le nombre de 300. Il convient donc de surveiller la radicalisation en détention, mais de plus en plus, la problématique des sortants se pose. Notons par ailleurs que le chiffre des TIS en milieu ouvert ne progresse pas de façon réellement spectaculaire, car un certain nombre d'entre eux quittent le système judiciaire et ne sont tout simplement plus suivis.
Les détenus de droit commun suspectés de radicalisation – RAD – ou susceptibles de radicalisation – DCSR – sont environ 400 en milieu ouvert et probablement 600 à 650 en milieu fermé. Il existe une prise en charge pour au moins une partie de ces individus, dont le cadre juridique est garanti par la loi du 3 juin 2016, permettant de contraindre une personne placée sous main de justice à respecter les conditions d'une prise en charge sanitaire, sociale, éducative ou psychologique destinée à permettre sa réinsertion et l'acquisition des valeurs de la citoyenneté.
Concrètement, peu de temps après l'adoption de cette loi, un appel d'offres a été lancé par la DAP, conduisant à la mise en place d'un premier programme expérimental, le programme « recherches et interventions sur les violences extrémistes » – RIVE –, qui s'est déroulé entre 2016 et 2018. Il s'agissait d'un dispositif expérimenté par l'Association de politique criminelle appliquée et de réinsertion sociale, l'APCARS. Durant cette période, 22 personnes ont été prises en charge, en moyenne cinq heures par semaine et par personne. Le résultat a été jugé plutôt positif et encourageant puisqu'à l'issue, aucun cas de récidive terroriste n'a été rapporté.
En 2018, ce dispositif a été étendu via un nouvel appel d'offres avec trois innovations majeures : l'extension géographique du dispositif à travers quatre lots – Paris, Marseille, Lyon et Lille –, la possibilité d'hébergement, d'ailleurs assez largement utilisée, ainsi que la flexibilité de la prise en charge en fonction des besoins des individus, conduisant à proposer entre trois et vingt heures de suivi hebdomadaires. Le groupe SOS a remporté les quatre lots et a lancé le programme PAIRS, que l'IFRI – l'Institut français des relations internationales – a été chargé d'évaluer. J'ai rendu mes conclusions à la DAP fin 2020 et une publication mise en ligne le 1er février 2021 est disponible sur le site de l'IFRI.
En pratique, le programme PAIRS concentre trois pôles prenant en charge à la fois des TIS et des RAD, même si l'essentiel du public est constitué de TIS. Il y a tout d'abord un pôle social, qui aide les individus à se réinsérer socialement, c'est-à-dire à retrouver un emploi, un logement, à faire valoir leurs droits sociaux, etc. Il y a ensuite un pôle psychologique, sachant qu'il est difficile d'évaluer la prévalence des troubles psychologiques, mais que ceux-ci doivent concerner autour d'un quart à un tiers des individus dont certains, très minoritaires, présentent de vraies pathologies psychiatriques. Il y a enfin un pôle idéologique, impliquant des médiateurs du fait culturel et religieux – islamologues ou imams – recrutés pour tenter de faire évoluer la vision du monde et de la religion des participants. L'approche envisagée est donc pluridisciplinaire et repose sur des échanges très fréquents entre les trois pôles.
En pratique, les activités de ce programme sont de plusieurs ordres : entretiens classiques psychologiques réalisés en binômes, visites à domicile, parfois sans préavis, activités à vocation professionnalisante, activités liées à la religion, avec notamment des médiateurs qui accompagnent les individus à la mosquée, discutent avec eux des prêches, les accompagnent dans les librairies islamiques pour observer quels ouvrages les intéressent et discuter des concepts qu'ils contiennent, débats interreligieux avec des intervenants issus d'autres religions, et enfin activités récréatives en apparence mais qui reposent en fait sur une logique de détection ou de prévention de la radicalisation – pratique du sport, visites de musées, etc.
Le bilan global est assez encourageant. On ne compte aucun cas de récidive terroriste parmi les TIS pris en charge. Lorsque j'ai achevé mon étude il y a un an, on dénombrait 64 TIS suivis en post-sentenciel, dont aucun n'avait été incarcéré pour un fait terroriste. On déplorait à l'époque un seul cas de réincarcération, liée à des affaires de stupéfiants et non de radicalisation. Les choses sont plus compliquées pour les RAD et les DCSR, dans la mesure où les cas de réincarcération sont beaucoup plus nombreux, mais, jusqu'à présent, ils ne sont pas liés à un problème de radicalisation – exception faite d'un seul cas –, mais à des questions de récidive criminelle plus classique.
J'ai identifié six difficultés dans la mise en œuvre de ce programme, que je listerai brièvement. La première est liée à la situation de marché public. En 2018, le changement de prestataire s'est traduit par une rupture du suivi, entraînant un problème majeur. Ainsi, les TIS suivis par un psychologue ont vu leur suivi psychologique s'arrêter du jour au lendemain et ont été contraints à le reprendre avec d'autres professionnels. La deuxième difficulté est un déficit d'outils d'évaluation du risque de la récidive. La troisième est un besoin de formation du personnel, lequel, pour partie, n'est pas spécialiste des questions de radicalisation. La quatrième est l'importance du turn-over parmi le personnel du programme, même si l'on se dirige actuellement vers une stabilisation. La cinquième est la friction de cultures entre différentes institutions, à savoir la culture sociale des personnels du programme, la culture du contrôle du ministère de la Justice et la culture de surveillance du ministère de l'Intérieur. Enfin, la sixième difficulté identifiée est l'interruption du programme pour les bénéficiaires en pré-sentenciel lorsqu'ils sont condamnés puisque, je ne l'ai pas encore mentionné, ce programme s'adresse certes à des sortants de prison, mais aussi à une minorité de bénéficiaires en pré-sentenciel, qui débutent un travail de réinsertion et qui, s'ils vont en prison, voient leur prise en charge interrompue, ce qui induit des questions sur la continuité du suivi en détention ainsi qu'un sentiment de frustration et de colère chez ces personnes, entraînant potentiellement un effet contre-productif en les radicalisant davantage.
Globalement, ce programme me semble utile, représentant un outil supplémentaire dans l'écosystème de la lutte contre le terrorisme. Aucune méthode n'étant efficace à 100 %, la récidive est toujours possible, comme cela s'est produit dans certains dispositifs un peu similaires à l'étranger, notamment au Royaume-Uni et en Autriche. Toutefois, si un cas de récidive était à déplorer parmi les participants, il s'agirait bien évidemment d'en tirer les leçons, mais pas nécessairement de remettre en cause le principe même du programme.