Commission d'enquête sur les dysfonctionnements et manquements de la politique pénitentiaire française

Réunion du jeudi 21 octobre 2021 à 10h45

Résumé de la réunion

Les mots clés de cette réunion

  • pénitentiaire
  • radicalisation

La réunion

Source

Commission d'enquête sur les dysfonctionnements et manquements de la politique pénitentiaire française

Jeudi 21 octobre 2021

La séance est ouverte à dix heures cinquante.

(Présidence de M. Philippe Benassaya, président de la commission)

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Cette commission d'enquête a été créée à la demande du groupe Les Républicains en vue d'identifier les dysfonctionnements et les manquements de la politique pénitentiaire française. Nous nous sommes fixé un vaste cadre d'investigation. Nous poursuivons ce matin une séquence consacrée à la radicalisation en prison. Bien que ce phénomène ne concerne qu'un faible pourcentage des personnes détenues, il préoccupe bien sûr l'ensemble de la représentation nationale compte tenu des risques que la radicalisation, voire la sur-radicalisation en détention font peser la sécurité du pays. Le sujet a déjà été abordé à plusieurs reprises dans le cadre de notre commission d'enquête, en particulier avec le directeur de l'administration pénitentiaire et lors de notre visite du centre pénitentiaire de la Santé.

Nous avons tenu à organiser cette table ronde, car cette question délicate ne saurait être traitée avec discernement sans prendre en compte vos recherches en sciences humaines et sociales. Nous ne pourrons pas couvrir ce matin l'ensemble des champs d'analyse sur le sujet. C'est pourquoi je vous encouragerais, si vous n'avez pas pu nous faire part de toutes les informations utiles, à nous les communiquer par écrit ultérieurement.

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Cette commission d'enquête nous a déjà conduits à traiter de nombreux sujets : surpopulation carcérale, parc immobilier, réinsertion, activité en détention, travail ou encore formation professionnelle. Depuis ce matin, nous abordons le thème de la radicalisation en prison, phénomène assez récent à l'échelle de l'histoire de l'administration pénitentiaire française. Lors des auditions précédentes, les participants ont décrit des savoirs empiriques ayant débouché sur une stratégie réfléchie, une connaissance très fine du phénomène et une identification des personnes de plus en plus fiable et précise.

Nous attendons de votre audition que vous nous aidiez à comprendre cette évolution. Selon vous, quels moyens se sont avérés déterminants dans la création de ce savoir ? Comment pouvons-nous gagner encore davantage en efficacité ?

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L'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d'enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Xavier Crettiez, M. Bruno Domingo et M. Marc Hecker prêtent successivement serment.)

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Xavier Crettiez, professeur de sciences politiques à Sciences Po Saint-Germain-en-Laye, chercheur au Centre d'études sociologiques sur le droit et les institutions pénales (CESDIP)

Je suis spécialiste des phénomènes de violence politique depuis près d'une trentaine d'années. J'ai beaucoup travaillé sur les mouvements ethnonationalistes, notamment basques et corses, puis sur les mouvements sociaux contestataires. Depuis une petite dizaine d'années, mes recherches portent sur les mouvements islamo-djihadistes. Bien que n'étant pas du tout islamologue, je considère que les outils utilisés dans le cadre de la sociologie de l'action collective et de l'action collective violente sont tout à fait pertinents pour traiter de l'islamo-djihadisme.

D'un point de vue plus empirique, je suis membre du Conseil scientifique de prévention de la radicalisation, le COSPRAD, rattaché au Premier ministre. Dans ce contexte, j'ai eu l'occasion de rencontrer l'ancien patron de la mission contre la radicalisation violente – MLRV – de la direction de l'administration pénitentiaire.

Je viens d'achever, avec le soutien de la MLRV, la construction d'une base de données assez unique en France, voire en Europe. Celle-ci a été réalisée à partir des notices d'évaluation de la radicalité produites par des binômes de soutien de la détention dans les quartiers d'évaluation de la radicalisation, les QER. Elle concerne 353 acteurs djihadistes, repose sur 94 items différents et s'appuie par ailleurs sur 137 fiches des médiateurs du fait religieux, qui participent eux aussi à l'évaluation des djihadistes dans les QER. Il s'agit donc d'une base de données de taille importante, très représentative puisqu'actuellement, nous comptons 380 hommes sur un total de 454 détenus condamnés pour faits de terrorisme islamiste, ou TIS, les 353 individus représentant par conséquent la quasi-totalité de l'échantillon. Je pourrai brosser un portrait statistique plus détaillé, décrire le profil des djihadistes incarcérés, et même aller un peu à l'encontre d'un certain nombre d'idées reçues sur la question.

Je suppose que vous avez déjà obtenu de l'administration pénitentiaire un certain nombre d'informations sur la prise en charge des individus radicalisés. En 2017, la DAP – direction de l'administration pénitentiaire – a créé les QER, qui effectuent un premier tri quasi systématique pour la totalité des TIS. Dans les QER, les TIS sont évalués sur plusieurs semaines et sont ensuite répartis en détention ordinaire, dans des quartiers de prévention de la radicalisation – QPR – ou en quartier d'isolement pour les individus les plus dangereux. Cette politique me semble très efficace et les notices d'évaluation qui en découlent constituent des documents de très bonne qualité, composés d'une trentaine de pages comportant très souvent des éléments du dossier d'instruction, de plus en plus utilisés dans les tribunaux, ce qui n'est d'ailleurs pas sans poser question, puisqu'il s'agit de documents administratifs dépourvus de finalité judiciaire, mais qui, de fait, sont largement mobilisés par les avocats ou par le parquet.

Cette politique de la DAP a pour objectif d'éviter la dispersion totale des prisonniers salafo-djihadistes et en même temps leur unité complète au sein d'une même structure, ce qui pourrait engendrer des problèmes majeurs de prosélytisme. Il est actuellement difficile de mesurer l'efficacité de cette politique. En raisonnant par l'absurde, on pourrait affirmer qu'à notre connaissance, aucun djihadiste sorti d'un QPR, d'un QER ou de la détention n'est repassé à l'acte, ce qui constitue déjà un marqueur d'efficacité.

Je pourrai en outre proposer quelques éléments d'amélioration sur les notices de radicalisation. Avec mon équipe du CESDIP, nous sommes justement candidats à une recherche évaluative sur la politique mise en place par la MLRV et nous attendons la réponse de cette dernière pour savoir si nous pourrons débuter notre étude dans les mois à venir.

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Bruno Domingo, coordinateur d'un programme de recherche de la Fondation Maison des sciences de l'homme (FMSH), université de Toulouse

J'ai abordé les questions de la prison et du terrorisme en premier lieu à travers le prisme douanier, dans le cadre de mes travaux de thèse, pour lesquels je me suis intéressé au salafisme djihadiste à partir de 2014. J'ai ainsi pu m'engager dans un certain nombre de collaborations avec l'administration pénitentiaire, et notamment avec les SPIP – services pénitentiaires d'insertion et de probation.

L'administration pénitentiaire semble avoir pris cette thématique à bras-le-corps, puisqu'à partir du moment où les pouvoirs publics ont été exposés fortement à la menace terroriste, prenant parallèlement la mesure des enjeux de prise en charge de ces nouvelles populations du point de vue pénitentiaire, elle s'est mobilisée rapidement sur une problématique connue et massive en termes de volume représenté par les personnes incarcérées.

Au départ, nous avons assisté à des créations expérimentales à l'image de la mise en place d'unités dédiées, des QER, des QPR, ainsi que de la montée en puissance du service national de renseignement pénitentiaire. À ce titre, il est important de comprendre comment s'articulent les différents outils mis en œuvre, qui reposent sur des logiques pouvant parfois apparaître, sinon contradictoires, du moins insuffisamment coordonnées. Ainsi, les enjeux de sécurité, d'une part, et de réinsertion, d'autre part, sont à interroger lorsque des professionnels différents doivent élaborer des missions qui peuvent suivre des directions opposées.

On constate également une véritable volonté de formation des personnels, qui ont réellement gagné en professionnalisme au cours des dernières années. Se sont également créés les binômes de soutien au niveau territorial, pour appuyer les équipes des SPIP.

Enfin, le recours à des opérateurs parapublics ou privés dans le cadre de programmes de délégation s'est développé. Il s'agit par exemple du programme d'accompagnement individualisé de réaffiliation sociale – PAIRS –, sur lequel Marc Hecker a produit un rapport particulièrement intéressant.

En tant qu'opérateurs extérieurs, il nous manque parfois, pour pouvoir analyser la mobilisation de l'administration pénitentiaire, une connaissance suffisante de la population dont elle a la garde. En la matière, les travaux de M. Xavier Crettiez mettront en lumière des éléments particulièrement pertinents qui aideront vraisemblablement en retour l'administration pénitentiaire à déterminer des programmations futures sur des types de publics finalement assez diversifiés.

Il reste encore un certain nombre de questions sur lesquelles des progrès sont possibles. Il s'agit des problèmes structurels auxquels l'administration pénitentiaire doit faire face, c'est-à-dire la surpopulation carcérale. La population radicalisée n'est pas la seule à devoir être considérée. La délinquance de droit commun implique également une mobilisation des services concernés. La question est donc de déterminer quelle est la part et quel est le niveau de spécialisation que nous devons consacrer à la prise en charge de ces populations par rapport à d'autres types de délinquance violente ou non-violente.

Se pose également la question des outils d'évaluation, qui me paraît encore un peu flottante, dans la mesure où ils ne sont pas encore tout à fait formalisés, acceptés ni considérés comme légitimes dans l'espace administratif pour assurer l'estimation du niveau de dangerosité ou des capacités de réinsertion des personnes. Il est important d'établir une distinction entre ces différents types d'évaluation. Par ailleurs, il convient de s'interroger sur les limites de ces outils, avec des enjeux de prise de risque pour la société. La question du risque zéro est en effet un objectif louable, mais certainement illusoire, ce qui fait à mon sens peser sur l'administration pénitentiaire une forme de poids politique qui la dépasse parfois.

La sortie de prison représente également un véritable enjeu. Au-delà de la prise en charge pénitentiaire des individus purgeant une peine longue, dès aujourd'hui, la question de la réinsertion de ces publics nécessite la collaboration entre les SPIP et, par exemple, les services préfectoraux, les services des collectivités territoriales, les services des conseils départementaux, le secteur associatif, voire les acteurs religieux, c'est-à-dire un ensemble de ressources participant aux enjeux de resocialisation. Or cela n'est pas sans poser de questions en termes de partage d'information ou sur les principes de pilotage et les espaces de coordination à établir. Cette problématique touche bien sûr aux missions de la pénitentiaire mais la dépasse également, dans le sens où se jouent aussi des enjeux territoriaux : qui doit participer à cette coordination ? les préfets, l'administration pénitentiaire elle-même ? Comment peut-on piloter et coordonner cette action de réinsertion quand on l'aborde du point de vue des territoires ? Comment conduit-on des actions de socialisation, à travers une mobilisation assez classique en matière sociale, professionnelle, mais aussi de santé mentale ?

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Marc Hecker, directeur de la recherche et de la valorisation de l'Institut français des relations internationales (IFRI), chercheur au Centre des études de sécurité de l'IFRI

Dans le fond, les phénomènes de radicalisation en prison font l'objet de recherches depuis une bonne quinzaine d'années. Il s'agit d'une thématique importante qu'il faut évidemment continuer d'étudier et de prendre en compte. L'administration pénitentiaire a adopté toute une série de mesures pour tenter d'y faire face, mais l'on peut se demander si se focaliser sur la radicalisation en prison ne revient pas, en quelque sorte, à prendre le risque de se préparer à la bataille d'hier.

Voici quelques chiffres pour illustrer mon propos. Le nombre de TIS détenus était supérieur à 500 en 2019, contre environ 450 aujourd'hui. Le pic des TIS en détention a probablement été atteint en 2000, et l'on va certainement maintenant assister à une décrue progressive, qui va avoir pour corollaire une augmentation des TIS en milieu ouvert. Concernant celui-ci, on recensait 70 TIS en milieu ouvert placés sous main de justice à la mi-2016. Ce chiffre a doublé en deux ans, passant à 140 en 2018. En 2019, la barre des 250 a été franchie, pour dépasser aujourd'hui le nombre de 300. Il convient donc de surveiller la radicalisation en détention, mais de plus en plus, la problématique des sortants se pose. Notons par ailleurs que le chiffre des TIS en milieu ouvert ne progresse pas de façon réellement spectaculaire, car un certain nombre d'entre eux quittent le système judiciaire et ne sont tout simplement plus suivis.

Les détenus de droit commun suspectés de radicalisation – RAD – ou susceptibles de radicalisation – DCSR – sont environ 400 en milieu ouvert et probablement 600 à 650 en milieu fermé. Il existe une prise en charge pour au moins une partie de ces individus, dont le cadre juridique est garanti par la loi du 3 juin 2016, permettant de contraindre une personne placée sous main de justice à respecter les conditions d'une prise en charge sanitaire, sociale, éducative ou psychologique destinée à permettre sa réinsertion et l'acquisition des valeurs de la citoyenneté.

Concrètement, peu de temps après l'adoption de cette loi, un appel d'offres a été lancé par la DAP, conduisant à la mise en place d'un premier programme expérimental, le programme « recherches et interventions sur les violences extrémistes » – RIVE –, qui s'est déroulé entre 2016 et 2018. Il s'agissait d'un dispositif expérimenté par l'Association de politique criminelle appliquée et de réinsertion sociale, l'APCARS. Durant cette période, 22 personnes ont été prises en charge, en moyenne cinq heures par semaine et par personne. Le résultat a été jugé plutôt positif et encourageant puisqu'à l'issue, aucun cas de récidive terroriste n'a été rapporté.

En 2018, ce dispositif a été étendu via un nouvel appel d'offres avec trois innovations majeures : l'extension géographique du dispositif à travers quatre lots – Paris, Marseille, Lyon et Lille –, la possibilité d'hébergement, d'ailleurs assez largement utilisée, ainsi que la flexibilité de la prise en charge en fonction des besoins des individus, conduisant à proposer entre trois et vingt heures de suivi hebdomadaires. Le groupe SOS a remporté les quatre lots et a lancé le programme PAIRS, que l'IFRI – l'Institut français des relations internationales – a été chargé d'évaluer. J'ai rendu mes conclusions à la DAP fin 2020 et une publication mise en ligne le 1er février 2021 est disponible sur le site de l'IFRI.

En pratique, le programme PAIRS concentre trois pôles prenant en charge à la fois des TIS et des RAD, même si l'essentiel du public est constitué de TIS. Il y a tout d'abord un pôle social, qui aide les individus à se réinsérer socialement, c'est-à-dire à retrouver un emploi, un logement, à faire valoir leurs droits sociaux, etc. Il y a ensuite un pôle psychologique, sachant qu'il est difficile d'évaluer la prévalence des troubles psychologiques, mais que ceux-ci doivent concerner autour d'un quart à un tiers des individus dont certains, très minoritaires, présentent de vraies pathologies psychiatriques. Il y a enfin un pôle idéologique, impliquant des médiateurs du fait culturel et religieux – islamologues ou imams – recrutés pour tenter de faire évoluer la vision du monde et de la religion des participants. L'approche envisagée est donc pluridisciplinaire et repose sur des échanges très fréquents entre les trois pôles.

En pratique, les activités de ce programme sont de plusieurs ordres : entretiens classiques psychologiques réalisés en binômes, visites à domicile, parfois sans préavis, activités à vocation professionnalisante, activités liées à la religion, avec notamment des médiateurs qui accompagnent les individus à la mosquée, discutent avec eux des prêches, les accompagnent dans les librairies islamiques pour observer quels ouvrages les intéressent et discuter des concepts qu'ils contiennent, débats interreligieux avec des intervenants issus d'autres religions, et enfin activités récréatives en apparence mais qui reposent en fait sur une logique de détection ou de prévention de la radicalisation – pratique du sport, visites de musées, etc.

Le bilan global est assez encourageant. On ne compte aucun cas de récidive terroriste parmi les TIS pris en charge. Lorsque j'ai achevé mon étude il y a un an, on dénombrait 64 TIS suivis en post-sentenciel, dont aucun n'avait été incarcéré pour un fait terroriste. On déplorait à l'époque un seul cas de réincarcération, liée à des affaires de stupéfiants et non de radicalisation. Les choses sont plus compliquées pour les RAD et les DCSR, dans la mesure où les cas de réincarcération sont beaucoup plus nombreux, mais, jusqu'à présent, ils ne sont pas liés à un problème de radicalisation – exception faite d'un seul cas –, mais à des questions de récidive criminelle plus classique.

J'ai identifié six difficultés dans la mise en œuvre de ce programme, que je listerai brièvement. La première est liée à la situation de marché public. En 2018, le changement de prestataire s'est traduit par une rupture du suivi, entraînant un problème majeur. Ainsi, les TIS suivis par un psychologue ont vu leur suivi psychologique s'arrêter du jour au lendemain et ont été contraints à le reprendre avec d'autres professionnels. La deuxième difficulté est un déficit d'outils d'évaluation du risque de la récidive. La troisième est un besoin de formation du personnel, lequel, pour partie, n'est pas spécialiste des questions de radicalisation. La quatrième est l'importance du turn-over parmi le personnel du programme, même si l'on se dirige actuellement vers une stabilisation. La cinquième est la friction de cultures entre différentes institutions, à savoir la culture sociale des personnels du programme, la culture du contrôle du ministère de la Justice et la culture de surveillance du ministère de l'Intérieur. Enfin, la sixième difficulté identifiée est l'interruption du programme pour les bénéficiaires en pré-sentenciel lorsqu'ils sont condamnés puisque, je ne l'ai pas encore mentionné, ce programme s'adresse certes à des sortants de prison, mais aussi à une minorité de bénéficiaires en pré-sentenciel, qui débutent un travail de réinsertion et qui, s'ils vont en prison, voient leur prise en charge interrompue, ce qui induit des questions sur la continuité du suivi en détention ainsi qu'un sentiment de frustration et de colère chez ces personnes, entraînant potentiellement un effet contre-productif en les radicalisant davantage.

Globalement, ce programme me semble utile, représentant un outil supplémentaire dans l'écosystème de la lutte contre le terrorisme. Aucune méthode n'étant efficace à 100 %, la récidive est toujours possible, comme cela s'est produit dans certains dispositifs un peu similaires à l'étranger, notamment au Royaume-Uni et en Autriche. Toutefois, si un cas de récidive était à déplorer parmi les participants, il s'agirait bien évidemment d'en tirer les leçons, mais pas nécessairement de remettre en cause le principe même du programme.

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Il est effectivement difficile de demander à l'administration pénitentiaire, qui récupère en ses murs le fruit de l'échec de la société, de parvenir à une réussite parfaite et à un taux nul de récidive. Pourriez-vous nous dresser un panorama des observations des stratégies étrangères en la matière ?

Vous avez par ailleurs évoqué l'existence de préjugés infondés. Pourriez-vous les détailler ?

Comment bâtir des passerelles entre l'intérieur et l'extérieur, entre les différentes cultures, milieu associatif, ministère de l'intérieur et ministère de la justice ? En outre, afin d'éviter de repartir de zéro à chaque nouvel appel d'offres, le choix d'un prestataire extérieur privé associatif est-il le bon ? Ne vaudrait-il pas mieux institutionnaliser le dispositif ?

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Xavier Crettiez, professeur de sciences politiques à Sciences Po Saint-Germain-en-Laye, chercheur au Centre d'études sociologiques sur le droit et les institutions pénales (CESDIP)

J'ai été assez étonné au moment de l'analyse de la base de données que nous avons constituée à partir des notices de signalement mises en place dans les QER. On avance souvent que les individus radicalisés sont des étrangers, ce qui s'avère statistiquement faux, puisqu'il s'agit de Français dans 81 % des cas, avec un nombre cependant assez important de nationalités représentées. Viennent ensuite par ordre décroissant des Tunisiens, 4,5 %, des Algériens, 4 %, des Russes, essentiellement des Tchétchènes, 2,5 %, des Marocains, 2 %, ainsi que douze autres nationalités représentant 5 % de l'échantillon.

Par ailleurs, les TIS sont souvent perçus comme d'anciens délinquants qui se seraient reconvertis dans le djihadisme pour se racheter une bonne conscience après une vie de péchés. Ce discours est très présent dans la police mais, très clairement, cela ne correspond pas aux statistiques réalisées : 70 % des TIS ne possèdent en effet aucun dossier de mineur délinquant et 57 % d'entre eux n'ont aucun passé criminel. Parmi les personnes ayant un passé criminel, 25 % des faits sont des atteintes aux personnes ou des poly-infractions. Seules 4 % de ces personnes ont un passé criminel de type infractions terroristes et 2 % des antécédents de grande criminalité organisée.

Je suis, pour ma part, assez réticent à une lecture trop psychologique de la radicalisation islamiste. En effet, 8 % seulement des individus suivis en QER présentent des troubles psychiatriques décelés et 16 % des fragilités psychologiques. Les personnes présentant des troubles avérés sont donc loin de représenter la majorité de la population. Cette insistance sur l'aspect psychologique de la radicalisation est assez étonnante, dans la mesure où elle n'a pas lieu chez d'autres terroristes, comme les Basques, les Corses, l'ultra-gauche ou l'ultra-droite, chez qui on insiste plutôt sur la dimension idéologique. Il semblerait que, dans la mesure où l'on a beaucoup plus de difficultés à comprendre des gens qui tuent au nom de Dieu que des gens qui tuent au nom de la nation, de la classe ouvrière ou autre, la lecture psychiatrique constitue un réflexe facile.

Le pourcentage très important de personnes entretenant un rapport tout à fait singulier à leur mère nous a en revanche beaucoup étonnés, et revêt peut-être une dimension psychanalytique. En effet, 31 % du total renseigné, soit 92 djihadistes sur 299 individus, décrivent à travers leurs propos un rapport fusionnel à la mère, dans un contexte fréquent d'absence paternelle, ainsi que des fratries importantes, 8 % des individus ayant plus de neuf frères et sœurs. Dans certains cas, cette proximité avec la mère s'avère presque incestueuse.

La socialisation au djihad, c'est-à-dire l'entrée dans la carrière djihadiste peut se faire de cinq façons différentes : socialisation amicale, familiale, militante dans des associations de type Frères musulmans ou autres, institutionnelle, en particulier cultuelle dans les mosquées ou les clubs sportifs, et virtuelle, via internet. Il apparaît de façon très nette que la socialisation virtuelle est aujourd'hui largement dominante, le deuxième mode de socialisation le plus répandu étant la socialisation amicale. La socialisation militante comme la socialisation familiale restent très faibles. La socialisation institutionnelle est également relativement modeste, concernant environ 25 % du corpus.

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Marc Hecker, directeur de la recherche et de la valorisation de l'Institut français des relations internationales (IFRI), chercheur au Centre des études de sécurité de l'IFRI

Des études internationales existent au sujet du risque zéro. Elles tendent à démontrer que le risque de récidive ou de réengagement terroriste en général, même sans recours à des programmes, est faible, c'est-à-dire inférieur à 5 %. Cela complique considérablement l'évaluation des programmes de désengagement, puisqu'on ne peut pas affirmer que les personnes ne récidivent pas grâce au programme suivi ou parce qu'elles seraient de toute façon sorties de leur trajectoire djihadiste. En France, nous avons connu des cas de récidive très marquants, à l'image de ceux de Chérif Kouachi ou de Larossi Abballa, ce qui explique l'importance particulière que l'on attache à cette question, même si, statistiquement, cela reste un phénomène marginal.

Sur le plan de la comparaison internationale, il existe deux modèles principaux en détention : un modèle de concentration des détenus, comme aux Pays-Bas avec la prison de Vught ; un modèle de dispersion des détenus, comme au Canada, visant à éviter les phénomènes de groupe, permettant d'isoler les individus des autres djihadistes, mais aussi de l'ensemble de la population carcérale.

En dehors de la détention, il est à noter que nous disposons d'une conjonction des modèles internationaux de désengagement qui s'est effectuée au cours des dernières années. Un certain nombre d'arènes internationales y ont contribué : l'Organisation des Nations unies – ONU –, l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe – OSC – ou encore l'Union européenne via des échanges de bonnes pratiques entre États, comme le Radicalisation Awarenesss Network, auquel je participe. Ce réseau a été instauré par la Commission européenne. Il s'y opère régulièrement des discussions entre praticiens des États membres sur les méthodes de désengagement, au cours desquelles on constate que les trois piliers que j'ai décrits précédemment – social, psychologique et idéologique – sont intégrés de plus en plus souvent dans les programmes à travers le monde. Je dirais que la France s'est ajustée au niveau international avec les programmes RIVE et PAIRS. Des modalités diverses existent évidemment selon les pays. Par exemple, on constate qu'en Belgique et au Danemark, les municipalités jouent un rôle plus important dans le désengagement que dans d'autres pays.

L'institutionnalisation des dispositifs peut présenter des avantages et des inconvénients. Nous serions certainement confrontés à un problème d'expertise interne s'il fallait institutionnaliser ces questions. Je ne suis pas sûr que les SPIP disposent de la compétence nécessaire pour gérer de tels programmes. Par ailleurs, les contraintes horaires sont très fortes, ce qui créerait des problèmes en interne. Ainsi, dans le programme PAIRS, les professionnels travaillent le week-end et organisent des rendez-vous tard en soirée. Il existe en effet certains avantages à l'externalisation, en particulier une possibilité de flexibilité qui n'est pas nécessairement possible en interne.

Pour finir, si le phénomène de radicalisation était amené à décroître au cours des prochaines années, nous pourrions tout simplement ne pas renouveler l'appel d'offres, évitant alors les problèmes liés à la création de fonctions en interne que nous peinerions ensuite à nourrir, voire à faire disparaître.

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Bruno Domingo, coordinateur d'un programme de recherche de la Fondation Maison des sciences de l'homme (FMSH), université de Toulouse

Il existe une certaine diversité des pratiques au sein même de notre territoire. Nous observons en effet un certain nombre de zones blanches. Le programme PAIRS n'est pas déployé de façon uniforme sur le territoire, ce qui induit des questions de géopolitique interne et de disponibilité des ressources sur l'ensemble du territoire, s'agissant des moyens, de la formation et de la diffusion des pratiques.

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Monsieur Hecker, vous avez parlé du programme RIVE. Quelle est la teneur de celui-ci et qui le pilote ?

Vous avez également évoqué des frictions culturelles. Pourriez-vous nous apporter quelques précisions à ce sujet ?

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Marc Hecker, directeur de la recherche et de la valorisation de l'Institut français des relations internationales (IFRI), chercheur au Centre des études de sécurité de l'IFRI

Le programme RIVE est l'ancêtre du PAIRS. Il s'agissait d'un programme expérimental actif entre 2016 et 2018, qui, à l'instar du PAIRS, reposait sur les trois piliers que j'ai cités, mais qui s'apparentait beaucoup plus à une logique de mentorat et à une proximité avec les bénéficiaires que ne l'est le PAIRS. Il ne proposait par ailleurs aucune possibilité d'hébergement, et son envergure était assez modeste puisqu'il n'a accueilli que vingt-deux personnes en l'espace de deux ans, uniquement à Paris de surcroît.

On observe en effet des zones blanches, car PAIRS n'est déployé que dans quatre villes, dans un rayon de 100 kilomètres ou à moins d'une heure trente de transport de celles-ci. Cela limite donc considérablement la diffusion territoriale, en particulier dans l'ouest de la France, qui n'est pas couvert, ainsi que certaines régions telles que l'Alsace, pourtant touchées par le djihadisme.

Il faut également préciser que l'on n'oriente pas n'importe qui vers le PAIRS, dont les résultats peuvent en partie s'expliquer par le fait que les personnes intégrées au programme ne sont pas de très haut spectre. De telles personnes existent cependant et seront amenées à sortir de prison dans les prochains mois ou les prochaines années, ce qui pose la question d'un suivi éventuel dans un programme de ce type. Si l'on adopte un point de vue sécuritaire, on peut penser que c'est très naïf. Cependant, selon moi, ce n'est pas inutile. Il s'agirait d'un dispositif ajouté à tout ce qui existe déjà dans le domaine et qui se superposerait donc à la surveillance sécuritaire.

Cela me conduit à préciser que, dans le programme PAIRS, on a affaire à des personnes qui ont été libérées et qui ne font l'objet d'aucune mesure de sécurité particulière. Pour du très haut de spectre, cela poserait question. L'une de mes idées était de proposer un suivi de ce type, mais dans des locaux sécurisés qui pourraient se situer dans les SPIP. Or les locaux du SPIP ne sont sécurisés qu'à Paris et ne le sont pas dans les villes de province. Il s'agit donc peut-être d'un point à relever dans votre commission d'enquête. Équiper les SPIP d'un détecteur de métal et d'un scanner ne constitue d'ailleurs pas un effort financier démesuré.

De nombreux individus intégrés au programme ont un niveau socio-éducatif peu élevé et aspirent, pour leur réinsertion, à des emplois relativement simples, par exemple dans le transport ou la boucherie. Or cela engendre des réticences du côté du ministère de l'Intérieur, qui considère immédiatement les risques sécuritaires liés à ces types d'emplois. Par conséquent, certaines réinsertions professionnelles déjà bien avancées ont occasionnellement été interrompues par une intervention du ministère de l'Intérieur.

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Si j'ai bien compris, la fréquentation des mosquées et des salles de sport représente 25 % des sources de radicalisation ce qui, selon moi, est loin d'être négligeable. J'ai en l'occurrence le souvenir de cas, dans ma commune, à une certaine époque, imputables au changement de l'imam à la mosquée.

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Xavier Crettiez, professeur de sciences politiques à Sciences Po Saint-Germain-en-Laye, chercheur au Centre d'études sociologiques sur le droit et les institutions pénales (CESDIP)

C'est tout à fait vrai, et l'utilisation du mot « faible » était peut-être un abus de langage de ma part. Il s'agissait plutôt de fournir un point de vue comparatif. Il serait intéressant de mesurer les niveaux de socialisation selon les années d'incarcération pour observer le fait que la radicalisation peut être liée à un changement d'imam, à l'image de l'épisode de Lunel.

Dans cette ville, le nouvel imam n'avait pas de position particulièrement radicale, mais il ne parlait pas français. Lorsqu'il prêchait à la mosquée, les anciens, qui parlent relativement bien l'arabe, saisissaient parfaitement ce qu'il disait, mais les jeunes ne comprenaient rien et ont fini par quitter la mosquée. L'un d'entre eux les a convaincus de partir en Syrie, où ils sont quasiment tous morts. Cet épisode montre bien que l'engagement dans la radicalisation n'est pas nécessairement le fait d'un imam salafiste, mais peut être lié, au contraire, au fait d'avoir quitté la mosquée et de ne plus être pris en charge par l'imam, même s'il est vrai que certains imams poussent à la radicalisation.

Cependant, la radicalisation virtuelle représente quasiment 80 % du corpus, ce qui constitue donc la voie véritablement dominante actuellement. Je pense à ce titre que les pouvoirs publics n'ont pas encore pris la mesure des dangers de l'importance du phénomène en matière djihadiste, comme dans d'autres domaines d'ailleurs.

La réunion se termine à onze heures cinquante

Membres présents ou excusés

Commission d'enquête sur les dysfonctionnements et manquements de la politique pénitentiaire française

Présents. – Mme Caroline Abadie, M. Philippe Benassaya, M. Olivier Falorni, Mme Maud Gatel, M. Michel Herbillon, M. Jacques Krabal

Excusés. - M. Alain Bruneel, Mme Séverine Gipson