Le 15 octobre dernier l'Assemblée nationale a créé votre commission d'enquête afin « de faire la lumière sur les dysfonctionnements ayant conduit aux attaques commises à la préfecture de police de Paris le jeudi 3 octobre 2019 ».
Votre commission, dont je salue chaque membre avec le respect dû à la Représentation nationale, a souhaité m'entendre en audition, en ma qualité d'ancien préfet de police. Je le comprends parfaitement et je m'efforcerai d'être à la hauteur de vos attentes.
Permettez-moi d'abord d'évoquer les faits terribles du 3 octobre que j'ai appris, comme tout un chacun, avec effroi et stupeur, et que j'ai immédiatement vécus, en tant qu'ancien préfet de police, comme un drame absolu : la préfecture de police frappée en plein cœur par un fonctionnaire issu de ses rangs.
J'ai immédiatement exprimé ma proximité, ma solidarité et mon soutien à l'institution que j'ai eu l'honneur de diriger du 20 avril 2017 au 20 mars 2019, et de servir comme préfet, secrétaire général pour l'administration de la police, puis préfet, directeur de cabinet du 4 novembre 1996 au 1er juin 2003. Huit ans et demi ne laissent pas indifférent.
Aujourd'hui, au moment où je m'adresse à vous, mes premières pensées vont aux quatre victimes : Damien Ernest, Anthony Lancelot, Brice Le Mescam et Aurélia Trifiro. Je salue leur mémoire, et en prenant part à leur douleur et à leur peine, j'adresse à leurs familles, à leurs proches, un message ému de soutien et de courage.
Je pense aussi à la fonctionnaire blessée à laquelle je souhaite de trouver les forces physiques et morales qui lui seront nécessaires pour surmonter cette épreuve. Je pense, dans les mêmes termes, au gardien stagiaire, en fonction depuis six jours au moment des faits, qui a neutralisé l'assaillant. Son sang-froid et son courage méritent respect et admiration ; je les lui exprime ici.
Après le choc du drame est venu, comme c'est normal, le temps des questions. Je suis devant vous à ce titre et espère contribuer utilement à vos travaux.
À la fin de la semaine passée, vous m'avez adressé un questionnaire. J'ai transmis hier, en fin d'après-midi, ce questionnaire renseigné. Il m'est en effet apparu important, en fonction de mon expérience et de ma mémoire, ainsi que des éléments que j'ai pu reconstituer ou dont j'ai pu disposer, de formaliser mes réponses par écrit. C'est un effort de méthode, mais aussi un facteur de rigueur. À moins que vous ne souhaitiez procéder autrement, je me propose donc de présenter rapidement l'ensemble de cette contribution écrite avant de répondre aux questions que vous poserez.
Le questionnaire que vous m'avez adressé comporte trois parties. La première s'intitule « L'auteur de l'attaque du 3 octobre 2019 », la deuxième « La prise en compte du risque de radicalisation des agents de la préfecture de police », et la troisième « La coordination des services de renseignement et la procédure d'habilitation permettant de connaître des informations classifiées ».
Sur le premier volet du questionnaire, les réponses que je puis faire sont extrêmement brèves, nettes et simples.
À la question « Avez-vous eu connaissance des propos de l'auteur de l'attentat relatifs à Charlie Hebdo ? », ma réponse est non. Je rappelle, et j'espère que M. le rapporteur s'en souvient, qu'en janvier 2015 j'étais préfet à Bordeaux.
À la question « Avez-vous eu connaissance de comportements inappropriés de l'auteur de l'attentat lorsque vous étiez préfet de police ? », la réponse est simple, nette, claire : non, jamais.
À la question « Comment expliquez-vous que le signalement des propos de l'auteur de l'attentat relatifs à Charlie Hebdo n'ait pas été transmis au niveau hiérarchique adéquat et n'ait laissé aucune trace ? », je réponds que je ne dispose d'aucun élément de réponse à cette question. Laissons à l'enquête judiciaire le soin d'apporter les explications après qu'auront été entendus tous ceux qui doivent l'être.
S'agissant du deuxième volet, à la question « Quelles mesures avez-vous prises au sein de la préfecture de police pour détecter des agents présentant des signes de radicalisation ? », je peux vous assurer que ce sujet était régulièrement évoqué par mes soins durant les réunions avec les directeurs en présence de mes plus proches collaborateurs, notamment le préfet, secrétaire général pour l'administration, chargé des ressources humaines. La ligne de conduite était la suivante : la détection sur la base de la vigilance doit se faire dans la proximité, service par service, voire unité par unité. En second lieu, la ligne hiérarchique doit fonctionner, y compris jusqu'au niveau du préfet de police pour prendre les initiatives que peuvent justifier les cas les plus caractérisés.
Mes instructions ont toujours été très fermes sur ce sujet, que j'évoquais aussi très régulièrement lors de réunions mensuelles avec la directrice de l'Inspection générale de la police nationale (IGPN). Je reviendrai ultérieurement sur le rôle et l'action de l'IGPN auxquels la préfecture de police était pleinement associée.
Au-delà, je veux vous faire part de trois initiatives au moins qui avaient été engagées, visant à mieux sensibiliser les agents, à mieux les former. Ainsi, à compter de septembre 2018 ont été instaurées, à ma demande, des interventions sur la laïcité pour les nouvelles recrues issues des concours. Vous savez que la particularité du mode de gestion de la police nationale, c'est que chaque année le nombre de recrues, de jeunes sortis d'école qui arrivent sur le théâtre parisien au sens large est très important.
Dans le même état d'esprit, j'avais engagé la rédaction d'un guide de la laïcité à destination de l'ensemble des fonctionnaires de la préfecture de police. Il n'était pas encore achevé quand mes fonctions ont cessé, mais cette initiative était lancée.
Je reviendrai tout à l'heure sur les sessions de sensibilisation qui ont eu lieu en 2018, en lien avec l'IGPN, qui les a animées, en direction des cadres de la préfecture de police. 183 cadres ont bénéficié de ces actions.
À la question « Pourquoi ne pas avoir mis en place un référent radicalisation spécifiquement chargé de la détection des agents présentant des signes de radicalisation au sein de la préfecture de police ? », ma réponse est assez simple : pour une communauté de la taille de la préfecture de police – on parle de 40 000 agents en incluant les 8 500 sapeurs-pompiers de Paris –, la seule démarche qui peut être efficace c'est que la détection soit l'affaire de tous et que la remontée hiérarchique fonctionne. Cette remontée hiérarchique est essentielle pour que l'autorité compétente soit informée, et elle permet, au fur à mesure que l'on s'éloigne de la hiérarchie de proximité, de prendre des initiatives que la proximité immédiate rend peut-être plus difficiles à concevoir et plus encore à mettre en œuvre.
Au niveau central, la désignation d'un référent aurait-elle changé la donne ? Nul ne peut l'affirmer. En revanche, au niveau de mon cabinet, au niveau du secrétariat général de l'administration, j'étais parfaitement informé de la quinzaine de cas, dont je m'étais ouvert devant la mission d'information qui avait été créée par la commission des lois. Ces cas étaient connus, et les instructions que j'ai pu donner étaient extrêmement nettes et claires, comme en témoignent les résultats pour certains dossiers.
Je me permettrai de faire deux petites remarques. D'une part, la détection est toujours plus facile pour les cas les plus voyants. Parfois, les cas les plus voyants sont le fait notamment de personnes récemment converties, ce qu'on appelle la foi du prosélyte. D'autre part, il est évident que cette action de vigilance partagée doit être contenue dans des limites pour éviter les dérives qui, par ailleurs, peuvent relever de sanctions.
À la question « Comment évaluez-vous l'importance de la radicalisation au sein de la préfecture de police ? », je répondrai que j'avais fourni par écrit, à la fin de l'année 2018, des éléments à la mission d'information de votre commission des lois conduite par les députés Éric Diard et Éric Poulliat, qui sont ici et que je salue. Je ne puis que rappeler ce que j'avais écrit : une quinzaine de signalements, dont une dizaine de suspicions de comportements radicalisés et quatre ou cinq cas de fonctionnaires en contact avec des milieux radicalisés, c'est-à-dire à un degré plus grave.
Qu'avons-nous fait ? Chaque fois que possible, il y a eu passage en conseil de discipline et demande de révocation. Je précise que le conseil de discipline est un organe déconcentré. Il y en a un, parfois deux, dans chaque secrétariat général pour l'administration du ministère de l'intérieur (SGAMI). Ils sont placés sous l'autorité des préfets de zone, le préfet de police étant préfet de zone. La décision de révocation reste du niveau central, du niveau ministériel.
Durant les deux années d'exercice de ma fonction, sont ainsi intervenus trois révocations, le licenciement d'une femme adjointe de sécurité, un refus de titularisation d'un stagiaire, une mutation, un refus d'agrément pour un candidat adjoint de sécurité. J'ai cité, sans mentionner les noms, les cas dans le document écrit que je vous ai transmis.
Je précise pour être complet que dans le cas d'une révocation, celle d'un fonctionnaire entendu dans le cadre d'une enquête terroriste conduite par la sous-direction antiterroriste (SDAT), connu pour des faits de prosélytisme en service, le conseil de discipline s'est tenu le 13 juin 2018 – ce conseil de discipline avait eu à connaître deux dossiers de l'espèce – puis la révocation a été suspendue en référé par le juge administratif en décembre 2018. Je précise aussi que la non-titularisation d'un fonctionnaire stagiaire a été motivée par le fait que l'intéressé avait eu une altercation violente dans la sphère privée avec un automobiliste.
Vous me demandez s'il y a eu réintégration d'agents. La réponse est oui, il y en a eu une, ordonnée par le juge en même temps qu'il avait suspendu la révocation que j'ai évoquée.
Vous m'interrogez sur la nouvelle procédure qui figure à l'article L. 114-1 du code de la sécurité intérieure. J'y reviendrai peut-être ultérieurement.
S'agissant de la troisième partie du questionnaire, à la question « Quelle part l'IGPN prend-elle à la prévention et la lutte contre la radicalisation au sein des forces de police ? », je répondrai qu'elle a un positionnement stratégique et j'ai expliqué comment on travaillait avec elle. Je pourrai également revenir sur le rôle de la direction du renseignement de la préfecture de police (DRPP), en rappelant qu'elle est adossée à la compétence de préfet de zone du préfet de police et qu'elle a la particularité, qui pour moi est un atout, de recouper la totalité du volet renseignement, ce qu'on appelle le renseignement territorial et le renseignement intérieur. Or le continuum est complet entre le repli, la radicalisation, ou pire parfois. Le continuum du renseignement me paraît donc indispensable.
Beaucoup de pistes de réforme apparaissent au travers de votre questionnaire : mobiliser tous les outils dont on dispose au moment des enquêtes de recrutement, insister sur ces sujets pendant la formation initiale – on ne fera jamais assez de formations sur ce sujet –, sensibiliser les uns et les autres à cette nécessité, veiller au fonctionnement de la chaîne hiérarchique. Tout cela méritera sans doute des propositions et je ne doute pas que vous en ferez. J'ajoute néanmoins une interrogation que j'avais déjà formulée devant la mission d'information créée par votre commission des lois : n'y a-t-il pas lieu d'affirmer plus fortement l'adhésion nécessaire à la devise et aux valeurs de la République ?
Je pourrais montrer comment on peut déjà s'appuyer sur le cadre général législatif de la fonction publique, sur certaines dispositions du code de déontologie, mais je me demande s'il ne faut pas renforcer notre outil juridique pour être mieux en mesure de mettre fin à ces comportements.
Tels sont les propos que je pouvais tenir en introduction, en vous priant de m'excuser d'avoir été peut-être un peu long. Je répondrai à toutes les questions.