Je me présente devant vous comme « l'encore » directeur général de la police nationale, puisque mon successeur a été nommé au Conseil des ministres de ce jour. Je ne suis évidemment pas en mesure de m'arrêter sur les détails des faits dramatiques qui ont eu lieu le 3 octobre dernier à la préfecture de police, qui relèvent du préfet de police et sont pour partie classifiés ou relevant de l'autorité judiciaire.
Comme a pu vous le dire Mme Lucile Rolland, cheffe du service central du renseignement teritorial (SRCT), les renseignements territoriaux relevant de la direction générale de la police nationale ne connaissaient pas Mickaël Harpon. D'après les informations publiques en notre possession, ce dernier fréquentait la mosquée de la Fauconnière à Gonesse qui n'est pas considérée comme fondamentaliste et ne faisait pas l'objet d'une surveillance approfondie, si ce n'est le suivi habituel des établissements cultuels. La seule information transmise par les services territoriaux faisait alors état de la présence de M. Ahmed Hilali qui y avait, comme dans d'autres mosquées, tenté de diviser le bureau de l'association gestionnaire.
Compte tenu de ce que je viens de dire, et à la lecture du questionnaire que vous m'avez adressé, il me semble que vous attendez de moi un état des lieux de la radicalisation au sein de notre institution et des outils dont nous sommes dotés – dans une version rénovée, après ces faits dramatiques – pour répondre à cette problématique.
Depuis le mois de mars 2015, un groupe de travail suit ce qu'il est convenu d'appeler le phénomène de radicalisation interne. Ces mots doivent être employés avec le plus grand soin tant il est difficile de définir clairement ce qu'est la radicalisation. En droit, elle ne constitue d'ailleurs ni une infraction pénale, ni véritablement un manquement à une obligation déontologique expressément visée par le code de déontologie de la Police nationale et de la Gendarmerie nationale en application depuis le 1er janvier 2014.
Toutefois, l'Inspection générale de la police nationale (IGPN) s'est vu confier cette tâche pour la simple raison que, compte tenu de la difficulté à aborder un phénomène par nature sensible et complexe, la tentation des services a toujours été de traiter ce sujet sous l'angle disciplinaire. Le motif invoqué pour prononcer une sanction peut tout aussi bien viser le devoir d'exemplarité que celui de loyauté, d'obéissance, de neutralité, de réserve, de discrétion, de respect du crédit et du renom de la police nationale. C'est par ces prismes que le sujet est abordé. et non sur l'aspect radicalisation en tant que telle, puisque la notion juridique n'est pas clairement établie.
Jusqu'au drame qu'a connu la préfecture de police le 3 octobre dernier, nous avions en moyenne, une trentaine de signalements nécessitant une évaluation précise et complète de la possible dangerosité du sujet. L'un des traits communs à ces signalements est la longueur des arrêts maladie produits par des fonctionnaires : c'est encore le cas aujourd'hui. Les éléments conduisant au signalement sont généralement ceux d'une pratique religieuse rigoriste, particulièrement exacerbée en période de ramadan, du moins pour certains fonctionnaires de confession musulmane. Ces signes sont souvent d'autant plus évidents qu'ils sont liés à un changement de comportement constaté par l'entourage proche de l'intéressé : le port de la barbe ; le refus de serrer la main à des collègues féminines, voire de faire équipe avec elles ; la pratique régulière et ostensible des prières rituelles ; la présence d'une hyperkératose au milieu du front ; le prosélytisme religieux intempestif ; la consultation de sites religieux depuis le poste de travail ; la fréquentation notoire de personnes radicalisées ; le port d'un voile sur la voie publique pour un fonctionnaire féminin… La liste est longue. Je pourrais également évoquer des propos éventuels qui marquent une forme de compréhension vis-à-vis de certains actes terroristes qui ont pu se dérouler sur ou en dehors du territoire national… Tous ces cas signalés méritent un traitement adapté et les mesures prises sont de nature très diverses. Le panel des décisions prises comprend – au-delà des cas de démissions qui sont le fait des intéressés eux-mêmes – le refus d'agrément d'une candidature à un concours à l'issue de l'enquête administrative qui est diligentée ; le refus de permettre l'intégration à une classe préparatoire à l'École nationale supérieure de la police ; la déclaration d'inaptitude d'un élève à l'issue de sa scolarité par le jury d'aptitude professionnelle ; le non-renouvellement du contrat ou le licenciement d'un adjoint de sécurité ; l'adaptation du poste de travail, c'est-à-dire le fait d'accepter qu'un fonctionnaire puisse continuer à travailler, mais désarmé, sans accès aux fichiers de police, etc. ; le passage en commission médicale ; l'annulation d'une mutation ; la mutation dans l'intérêt du service; le retrait d'habilitation secret défense … Et bien entendu, le panel des sanctions disciplinaires ; les poursuites pénales pour des faits de nature pénale (par exemple, violation du secret professionnel ou consultation indue de fichiers de police) ; la surveillance par un service spécialisé ; la radiation des cadres après l'épuisement des droits à congé maladie ; et puis, depuis peu, l'engagement de la procédure prévue par l'acticle L. 114‑1 du code de la sécurité intérieure.
Le drame du 3 octobre dernier a entraîné un fort accroissement des signalements. Avant cette date, quatre-vingt quatre signalements avaient été recensés, dont cinquante six avaient été classés après levée de doute. Vingt-huit cas restaient en cours de traitement par nos services. Après le 3 octobre, cent cinq nouvelles saisines ont été émises, surtout dans un esprit de précaution au regard de comportements ou d'informations évoquant une vision radicalisée de la religion. Au 27 janvier 2020, au moment où nous refaisions un bilan pour pouvoir fournir à votre commission d'enquête des chiffres extrêmement récents, cent six cas sont toujours actifs, dont quarante quatre affectés à la préfecture de police et trente six à la direction centrale de la sécurité publique.
La situation nouvelle m'a conduit à préciser dans une instruction du 25 novembre 2019, postérieure aux faits donc, la procédure de cheminement des signalements et leur exploitation au sein du périmètre de la police nationale dans sa large acception, c'est-à-dire la direction générale de la police nationale et la préfecture de police. Un maillon essentiel est constitué par le groupe d'évaluation centrale (GEC), dont le secrétariat et la présidence ont été confiés à l'Inspection générale de la police nationale : c'est une instance qui réceptionne les signalements par le truchement d'une boîte mail dédiée, qui les complète par des informations sur l'environnement et la carrière professionnels de l'agent avec notre direction des ressources et des compétences ; qui est la direction des ressources humaines de la police nationale. Ce groupe saisit bien évidemment les services spécialisés de renseignement et réunit mensuellement l'ensemble des services concernés, pour exposer les résultats des vérifications et décider en commun d'une proposition de solution. Lorsque les réflexions de ce groupe d'évaluation central concluent à une radicalisation incompatible avec les missions de l'agent – indépendamment de l'éventuel vecteur de l'inscription au Fichier des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste (FSPRT) qui est toujours à disposition de l'administration –, l'instruction décline les mesures prévues à l'article L. 114-1 du code de la sécurité intérieure. C'est-à-dire une proposition au directeur général de la police nationale ou au préfet de police, selon les périmètres, si la voie de l'article L. 114-1 est retenue et que les recherches n'ont pas été intégralement faites, de saisine du service national des enquêtes administratives de sécurité (SNEAS) pour la production d'un document de synthèse. À cet égard, l'instruction reprend cette saisine ultime du SNEAS, ce qui peut apparaître surprenant puisque dès lors qu'on a demandé au directeur général de la police nationale ou au préfet de police une saisine de la Commission paritaire interministérielle, il ne semble pas utile de saisir à nouveau le SNEAS, qui constituerait une sorte de filet de sécurité en terme de criblage. On aurait pu imaginer que l'ensemble des criblages avaient déjà été faits. C'est forcément le cas, et notamment par une étude approfondie par les services de renseignement. Un guide méthodologique avait été édité par le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) et prévoyait qu'on puisse saisir in fine le SNEAS pour assurer la cohérence de notre instruction avec l'instruction du SGDSN et pour la fourniture d'un document de synthèse.
Dans notre processus, issu de mon instruction du 25 novembre 2019, l'ensemble des diligences doivent être faites tout au long de l'instruction du dossier. Il y a donc l'élaboration par l'IGPN d'un rapport d'enquête, la transmission de ce rapport à la direction d'emploi s'il y a un changement d'affectation interne ou à la direction des ressources et des compétences de la police nationale en cas de décision portant sur une mutation dans l'intérêt du service ou en cas de radiation des cadres. Et donc, la possibilité de la saisine de la commission paritaire prévue à l'article L. 114-1 du code de la sécurité inérieure.
À ce stade, j'ai été amené très récemment à me pencher sur le dossier d'un fonctionnaire – nous en avons deux actuellement – pour lequel le groupe d'évaluation central nous a recommandé la saisine de la commission paritaire. C'est de ce cas d'un fonctionnaire actif, c'est-à-dire policier, que je viens de la saisir le 27 janvier. Le dossier d'un fonctionnaire administratif sera également transmis à la commission incessamment. Mais au moment où je vous parle, je n'ai pas encore eu à signer cette deuxième saisine. Donc, deux cas à examiner : celui d'un gardien de la paix et celui d'un adjoint administratif qui ont, ou vont, faire l'objet d'une saisine de la commission.
Ce groupe d'évaluation centrale se réunit désormais tous les mois, sous la présidence de l'Inspection générale en présence de l'ensemble des acteurs concernés, c'est-à-dire le service central du renseignement territorial, l'Unité de coordination de la lutte antiterroriste (UCLAT), la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), la Direction centrale du recrutement et de la formation de la police nationale, la direction des ressources et des compétences, la direction du renseignement de la préfecture de police de Paris, et la direction des ressources humaines de la préfecture de police. L'ensemble des services évoquent tous les cas signalés, s'assurent qu'ils font l'objet du traitement le plus adapté, et de réunion en réunion, suivent l'évolution des diligences qui sont faites pour pouvoir proposer soit au préfet de police soit au DGPN, selon les périmètres, la décision qui semble la plus adaptée au cas traité.
En parallèle de ce que fait l'UCLAT en matière de radicalisation violente, les chefs de délégation de l'IGPN animent dans les territoires des actions de formation et de sensibilisation aux principes de laïcité et à l'obligation de neutralité. À ce jour, plus de sept cents cadres ont participé à ces séances.
Nous avons bien conscience que le risque zéro n'existe pas, mais la police nationale a déployé un dispositif à même de maîtriser le risque, ou en tout cas de faire en sorte qu'il soit davantage sous contrôle. Toutefois, au-delà des signaux perceptibles parce que visibles, nous avons conscience aussi qu'il peut y avoir des basculements plus ou moins soudains, liés notamment à une fragilité psychologique individuelle, qu'il est plus difficile d'anticiper.
Aussi pour être à même de faire face à cette situation dans les conditions optimales, tout en évitant de stigmatiser certains policiers en raison de leur religion, il est certainement possible de progresser. En amont du recrutement, les enquêtes d'agrément doivent être menées avec la plus grande rigueur et faire l'objet d'un criblage complet systématique. Le risque de radicalisation doit être un critère d'appréciation du comportement durant la formation initiale, donc participer de l'appréciation générale de l'élève. Les agents pourraient être soumis à un criblage régulier par le SNEAS, ce qui n'est aujourd'hui pas le cas, y compris les agents administratifs travaillant dans le cadre du périmètre large de la police nationale, DGPN ou préfecture de police. La laïcité, valeur fondamentale de la République, doit sans doute faire l'objet d'une formation obligatoire et à tous les échelons de la hiérarchie administrative. Je ne pense pas seulement aux gardiens de la paix, ni seulement à la formation initiale. L'IGPN qui pilote le groupe d'évaluation central doit pouvoir bénéficier d'un accès direct à notre système d'information des ressources humaines dans le cadre des vérifications qu'elle est amenée à conduire. Bien entendu, le service central du renseignement territorial gagnerait à voir ses moyens renforcés afin de conforter ses capacités d'évaluation, puisque c'est pour eux une charge nouvelle et d'une grande ampleur. Nous avons 150 000 policiers dans le périmètre de la police nationale, c'est donc un travail important.
Et puis, je vous livre les choses de manière un peu directe, nous conduisons une réflexion qui n'est pas encore aboutie. La police nationale n'a pas une tradition d'aumônerie : contrairement à nos camarades de la gendarmerie, nous n'avons pas d'aumônier, de quelque religion que ce soit. Pour autant, nous nous demandons si certains de nos policiers ne trouveraient pas bénéfice à avoir, quelque part, lorsqu'ils s'interrogent sur la manière de vivre leur religion, une sorte de référent, de phare de la pensée si je puis dire, auquel ils pourraient parler… Notre réflexion est en cours : je le répète, il n'est pas dans la tradition de la police nationale d'avoir une aumônerie. Il existe des associations, comme Police et humanisme, d'obédience chrétienne : elle existe, elle peut nous inviter à des manifestations, mais, culturellement, nous avons toujours quelque distance par rapport à cela. Pour autant, on ne peut pas s'interdire d'approfondir cette question. On travaille en tout cas, à savoir si sans aller jusqu'à l'aumônerie, il serait possible d'avoir un référent éclairé sur les questions que pourraient se poser des policiers sur la manière par exemple de vivre leur islam, des questions sur la compatibilité de leur religion avec telle ou telle situation dans laquelle ils pourraient se trouver professionnellement. C'est une piste qui est encore en réflexion et sur laquelle je n'ai pas encore – je le confesse, si je puis dire – de certitudes…
Enfin, comme en matière de criminalité, le cyberespace doit faire l'objet d'une surveillance attentive, permanente, et déboucher bien entendu sur la fermeture de sites. C'est ce qui est fait de manière très horizontale, mais sans doute devons-nous avoir une veille attentive aussi lorsqu'on détecte que, derrière un certain nombre de sites ou de tweets, peuvent se trouver des policiers. On arrive à démasquer des policiers qui se répandent sur les réseaux sociaux en tenant des propos racistes, homophobes, etc. L'IGPN a été saisie encore récemment d'affaires assez navrantes à ce sujet. Je pense aussi qu'il faut qu'on ait une veille sur des propos tenus sur la toile, qui pourraient avoir des connotations qui font penser à des formes de radicalisation ou à des cheminements qui pourraient y conduire.