Nuñez, secrétaire d'État auprès du ministre de l'Intérieur, ancien directeur général de la sécurité intérieure. Je suis venu répondre à vos questions concernant la radicalisation mais aussi mes activités, dans mes anciennes fonctions de directeur de cabinet du préfet de police et de directeur général de la sécurité intérieure, et dans mes fonctions actuelles. Je répondrai à vos interrogations dans la limite de ce qu'autorise le secret de l'enquête menée par le parquet national antiterroriste au sujet de l'affaire de la préfecture de police du 3 octobre dernier et, bien sûr, dans le respect du secret de la défense nationale auquel je suis astreint en raison des fonctions que j'ai occupées précédemment.
Comme beaucoup d'autres l'ont fait, je tiens à vous dire que l'attaque commise dans l'enceinte de la préfecture de police de Paris, le 3 octobre dernier, a été un moment extrêmement difficile. Cette attaque abominable nous a tous saisis d'une émotion que j'ai évidemment ressentie car ce qui s'est produit ce jour-là a eu lieu dans une enceinte qui m'est familière, où j'ai travaillé pendant deux années et demie et où j'ai même vécu, dans un service que je connais bien et que j'estime, et au sein d'une institution, la préfecture de police, à laquelle j'ai consacré beaucoup d'énergie et qui m'a énormément apporté. Je rends hommage aux quatre victimes, à leurs familles, à leurs proches, et j'ai une pensée pour la personne qui a été gravement blessée, comme pour tous les agents de la préfecture.
J'ai servi là à un moment déterminant de ma carrière préfectorale, puisque j'ai été nommé préfet sur le poste de directeur de cabinet du préfet de police, Bernard Boucault, que j'ai assisté d'octobre 2012 à mars 2015, pendant la presque totalité de sa présence à ce poste. Nous travaillions sous l'autorité des ministres de l'Intérieur de l'époque, M. Manuel Valls d'abord, M. Bernard Cazeneuve ensuite. Ces deux années et demie se sont déroulées dans un contexte extrêmement difficile ; nous avons eu à gérer de nombreux événements d'ordre public et, bien sûr, les suites des attentats de janvier 2015.
C'est lors de notre passage à la préfecture de police que la problématique de la radicalisation a été fortement prise en compte par les pouvoirs publics ; ce n'était pas forcément le cas précédemment. Á vrai dire, la France n'était pas en avance dans la compréhension et le traitement de la radicalisation islamique. En Grande-Bretagne par exemple, plus de 4,7 millions de livres sterling avaient déjà été dépensées entre 2007 et 2011 pour traiter un peu plus de mille individus dans soixante-quinze collectivités territoriales. Ce constat avait été fait dans un rapport remis le 30 octobre 2013 au Premier ministre de l'époque par le préfet Yann Jounot, alors directeur de la protection et de la sécurité de l'État au sein du Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN). Il concluait à la nécessité de s'engager, comme certains de nos voisins, dans la mise en œuvre de programmes expérimentaux individuels, en les adaptant à nos traditions juridiques et à nos pratiques administratives propres. Les bases de la politique publique de prévention de la lutte contre la radicalisation ont été posées à cette époque.
Sa première application pratique aura été le plan de lutte contre la radicalisation violente et les filières terroristes présentés par le ministre de l'Intérieur le 23 avril 2014. Ce plan définissait des mesures d'ordres sécuritaire et judiciaire visant à entraver les départs vers la Syrie et à démanteler des filières actives sur le territoire national. Il instituait aussi le Numéro vert dont la gestion est rattachée à l'Unité de coordination de la lutte antiterroriste (UCLAT) et qui permet de recueillir les signalements d'individus présentant des signes de radicalisation ; ce n'est pas le seul instrument de détection dont nous disposons, mais c'est un outil de poids. Le plan prévoyait encore la mise en œuvre d'une stratégie territoriale de prévention de la radicalisation et de réinsertion des individus radicalisés, pilotée par les préfets. Le ministère de l'Intérieur a proposé la création d'une cellule nationale de pilotage et d'appui, pour faire travailler ensemble tous les ministères concernés – Éducation nationale, travail, justice, ville, sport, affaires étrangères, culture. Cette structure a été rattachée au Comité interministériel de prévention de la délinquance (CIPD), devenu Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR).
C'est dans ce cadre qu'ont été installés, dans chaque département, des groupes d'évaluation départementaux. Ils avaient pour tâche de suivre les individus radicalisés, de s'assurer que les services de renseignement étaient bien chargés de ce suivi et de vérifier l'existence d'un suivi effectif, sous l'égide de chaque préfet de département, par les services répressifs concernés, le plus souvent avec le procureur de la République pour en venir à la phase judiciaire lorsqu'apparaissait une menace sérieuse de radicalisation violente. En 2015, a aussi été créé le fichier des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste (FSPRT). Pendant cette période, de nombreuses circulaires ont été adressées aux préfets et aux hauts fonctionnaires, qui visaient à mettre en œuvre des dispositifs de détection d'individus radicalisés dans les administrations. Dans chaque structure recevant du public, un « référent radicalisation » a été nommé, chargé de dispenser des formations et de recueillir les signalements de l'entité concernée pour les faire remonter vers la préfecture et s'assurer que les individus radicalisés étaient effectivement suivis. Ces circulaires concernaient les collectivités locales, l'Éducation nationale, les agences régionales de santé, l'enseignement supérieur. Après avoir quitté la préfecture de police en mars 2015, j'ai moi-même eu à appliquer ces dispositifs dans mes fonctions de préfet de police des Bouches-du-Rhône.
Le cadre général étant ainsi décrit, je reviens à la situation à la préfecture de police. Lorsque j'y étais en poste, le dispositif de suivi des individus radicalisés se mettait en place. Á l'époque, une réunion hebdomadaire lui était consacrée, animée par le préfet de police de Paris en ma présence et en la présence des principaux directeurs de sécurité, dont le directeur de la police judiciaire et le directeur du renseignement de la préfecture de police. Tous les vendredis, ce « groupe terrorisme » examinait le cas de l'ensemble des individus radicalisés ; nous évoquions également la situation de fonctionnaires de la préfecture de police dont le comportement nous avait été signalé comme pouvant laisser apparaître une forme de radicalisation et nous creusions ces affaires pour essayer de confirmer ou d'infirmer la réalité de la radicalisation. J'ai le souvenir précis d'avoir eu à traiter certains cas ; ils étaient peu nombreux, et je crois que les préfets de police que vous avez entendus et qui étaient en poste avant et après la période dont je vous parle vous l'ont dit ; le plus souvent, d'ailleurs, les investigations conduisaient à une levée du doute. Ne disposant pas, à l'époque, du levier d'action offert par l'article L.114-1 du code de sécurité intérieure, nous gérions les cas suspects par une procédure disciplinaire. Je me souviens parfaitement que nous avons dû le faire pour quelques fonctionnaires de la préfecture de police, dont le nombre se comptait sur les doigts d'une main. Quoi qu'il en soit, chaque cas a été évidemment signalé à la direction du renseignement de la préfecture de police (DRPP), qui examinait la situation. J'insiste : des signalements remontaient vers nous et des investigations étaient menées, notamment « en renseignement » pour essayer de déterminer s'il y avait radicalisation ou pas.
La préfecture de police avait pris, à l'époque, la question de la radicalisation très au sérieux, déployant l'ensemble des outils destinés à assurer un meilleur suivi des individus à risque et une meilleure coordination de notre action en matière de détection et de suivi de la radicalisation. De ce que j'ai eu à en connaître après mon départ, le dispositif alors existant à la préfecture de police s'est parfaitement articulé avec le dispositif national de suivi des policiers radicalisés, selon lequel l'Inspection générale de la police nationale centralise l'ensemble des signalements et réunit tous les directeurs des services de police concernés à échéances régulières. Les signalements une fois vérifiés par les services de renseignement, quand un cas de radicalisation était confirmé, on engageait une procédure disciplinaire pour écarter du service concerné le fonctionnaire considéré.
Je devine que vous souhaitez connaître les informations à ma disposition concernant l'auteur de l'attaque d'octobre 2019, mais je n'ai pas de renseignements spécifiques à vous donner. La préfecture de police est un ensemble de 45 000 agents que le directeur de cabinet du préfet de police ne connaît pas tous, et si je me souviens de certaines victimes, je ne me rappelle pas avoir rencontré l'auteur de l'attaque. Comme vous, j'ai entendu dire – mais, des investigations judiciaires étant en cours, je suis extrêmement prudent – qu'un signalement verbal aurait eu lieu en juillet 2015 de propos qu'aurait tenus l'auteur quelques mois plus tôt au sujet de l'attentat commis contre Charlie Hebdo en janvier 2015. J'ai cru comprendre que ce signalement oral serait resté sans suite. Ce que je puis vous dire, c'est que lorsque j'étais en poste à la préfecture de police, les responsables hiérarchiques de chaque service étaient sensibilisés aux cas, je le redis très peu nombreux, de radicalisation au sein de la préfecture de police, et les signalements dont nous avons eu à connaître remontaient vers nous par la voie hiérarchique.
Je crois comprendre que, dans ce dossier, il y avait eu plusieurs signaux faibles. Comme d'autres, je m'étonne que ces signalements n'aient pas été pris en compte et ne soient pas remontés, d'autant que cet agent bénéficiait d'une habilitation secret défense et que, comme les textes le permettent, des vérifications conduisant éventuellement au retrait de l'habilitation auraient été possibles. Le signalement aurait permis de suivre cet individu et, à tout le moins, de procéder à des investigations complémentaires pour vérifier la réalité du soupçon de radicalisation révélé par certains signaux faibles. Mais, encore une fois, je m'exprime avec une grande prudence compte tenu de l'enquête en cours.
Après avoir occupé la fonction de préfet de police des Bouches-du-Rhône, ce qui m'a amené à suivre de très près les phénomènes de radicalisation, appliquant en cela les instructions du Gouvernement de l'époque qui demandait à chaque préfet un investissement rigoureux et minutieux dans le suivi des individus susceptibles de basculer dans l'action terroriste, j'ai été directeur général de la sécurité intérieure de juin 2017 jusqu'à ma nomination au Gouvernement en octobre 2018.
La DGSI est une direction exceptionnelle, tant par la qualité de ses personnels que par la sensibilité des missions auxquelles elle fait face. Ce fut un honneur pour moi de diriger ce service, d'autant que le Gouvernement en a renforcé le rôle pendant que j'étais à sa tête – et cela s'est poursuivi – en le désignant chef de file de la lutte antiterroriste, ce qui permet une plus grande cohérence et une plus grande force de frappe. Les moyens, notamment humains, de la DGSI ont été renforcés, entamant une montée en puissance salutaire : le recrutement de 1 900 agents du renseignement est prévu pendant le quinquennat, dont 1 200 concernent cette direction, et le suivi de la radicalisation par la DGSI n'a cessé de devenir plus opérationnel. En janvier 2019 a été installé au sein de la direction un état-major permanent réunissant tous les services ayant à connaître de la lutte anti-terroriste : les services de renseignement mais aussi, grande nouveauté, les services de police judiciaire pour ce qui concerne l'action de renseignement pré-judiciaire qu'ils mènent avant de saisir le parquet. Toutes les informations recueillies par l'ensemble des services chargés de la lutte antiterroriste sont désormais mutualisées et croisées au sein de l'état-major permanent. Il réunit treize services, dont une dizaine de services de renseignement et des services de police judiciaire, à commencer par la sous-direction de la direction centrale de la police judiciaire et la section antiterroriste de la préfecture de police qui, avec la DGSI, sont les trois services saisis dans l'affaire du 3 octobre 2019. Le rattachement de l'UCLAT à la DGSI complète ce nouveau dispositif, dont j'indique en incise qu'il traduit la politique souhaitée par le Gouvernement : plutôt que procéder à de lourdes réformes structurelles dont on a constaté dans le passé qu'elles ont pu nous affaiblir – ce disant, je pèse mes mots –, nous voulons que les services travaillent ensemble et que l'échange d'informations soit plus efficace et plus efficient. Considérant le nombre d'attentats déjoués, je pense que cette méthode fonctionne efficacement.
Une de vos questions écrites porte sur les relations entre la DRPP et la DGSI ; je peux témoigner que leur coopération est de très haut niveau. Il faut en finir avec l'idée trop répandue selon laquelle les deux services font la même chose, l'un à Paris, l'autre hors Paris. C'est faux : le champ d'action de la DGSI est beaucoup plus large que celui de la DRPP. La DGSI est compétente pour la protection des intérêts nationaux et des institutions contre les ingérences étrangères ; pour la protection de nos intérêts économiques ; en matière de lutte contre le terrorisme ; en matière de lutte contre les subversions violentes. Les champs de compétence de la DGSI et de la DRPP ne se recoupent que pour la lutte antiterroriste et contre les subversions violentes, mais la DGSI est compétente sur l'ensemble du territoire national, Paris et petite couronne compris. De plus, la DGSI a pour objectif « le haut du spectre », c'est-à-dire les individus et les mouvances les plus radicalisés, ceux qui sont le plus susceptibles de passer à l'action violente. La DRPP a pour cibles le moyen et le bas spectres et suit d'autres individus et structures que ceux qui sont violemment radicalisés. Les registres diffèrent donc beaucoup.
Cela étant, les échanges entre les services sont permanents et réguliers : je l'ai vécu à la préfecture de police et, surtout, j'ai eu à mettre en œuvre, à mon arrivée à la DGSI, la convention d'échange d'informations qui venait d'être signée entre la préfecture de police et la DGSI. La collaboration entre les deux services résulte également des textes, qui prévoient que la DRPP concourt aux missions de la DGSI. Les relations interpersonnelles entre les directeurs importent aussi, et la nomination de Mme Françoise Bilancini à la tête de la DRPP a grandement contribué à fluidifier les rapports, assez forts et très opérationnels, entre ces deux directions ; rien de ce que fait la DRPP, à Paris et en petite couronne, en matière de lutte antiterroriste, n'échappe à la DGSI – d'autant moins qu'existe désormais un état-major permanent d'échanges d'informations.
La menace qu'est l'éventuelle présence d'individus radicalisés au sein des services n'a évidemment jamais été négligée, et la vigilance relative aux comportements à risque au sein de la DGSI est bien sûr renforcée par le fait que ce service de renseignement est celui qui traite des menaces les plus graves et qu'il est, ce n'est un secret pour personne, l'objet de tentatives d'ingérences par des services étrangers. Les agents sont donc naturellement préparés à une extrême vigilance et les signalements d'individus éventuellement radicalisés remontent vers des structures spécifiques ; je ne serai pas plus précis car je ne peux détailler l'organisation de la DGSI. Lorsque j'étais à la tête de cette direction, j'ai eu connaissance de trois signalements d'individus supposément radicalisés mais je n'ai pas le souvenir que la radicalisation ait été confirmée. En tout cas, les signalements parviennent par la voie hiérarchique à des structures créées spécifiquement pour les recueillir.
Une autre de vos questions écrites portait sur les habilitations. La DGSI est compétente pour l'instruction des demandes d'habilitations de l'ensemble des personnels civils, l'habilitation elle-même étant délivrée par le haut fonctionnaire de défense. Avant même mon arrivée à la DGSI avait été créée au sein du service une structure chargée de réaliser des enquêtes en cours d'habilitation : à tout moment, des enquêtes peuvent être diligentées pour vérifier l'existence d'une vulnérabilité chez un agent habilité, afin qu'une procédure de retrait d'habilitation soit engagée, le cas échéant. Ce service spécifique est monté en puissance. Je sais, pour l'avoir vu à l'œuvre, qu'il travaille de manière remarquable, et des retraits d'habilitation ont lieu chaque année après que des vulnérabilités ont été détectées chez des agents du service. Elle peuvent être liées à leur entourage, à leur mode de vie, à leurs relations, et il est indispensable de pouvoir diligenter des enquêtes permettant de lever le doute ou de le confirmer et, en ce cas, de proposer le retrait de l'habilitation.
Alors que j'étais à la DGSI, Mme Bilancini, directrice de la DRPP – direction qui, par dérogation, instruit les enquêtes préalables à la délivrance d'habilitation à son propre personnel – a souhaité en 2017 renforcer ses équipes chargées des enquêtes d'habilitation et des enquêtes post-habilitation. Á sa demande, la DGSI a formé l'équipe chargée de ces missions à la DRPP, et les relations entre les deux directions se sont matérialisées dans une convention conclue il y a un peu plus d'un an.
Vous m'avez aussi demandé mon sentiment sur la durée des habilitations, qui diffère, vous le savez, en fonction de leur niveau. Elle me paraît suffisante à condition que les services, au moindre soupçon, au moindre incident qui remonte, puissent mener des enquêtes post-habilitation permettant de lever le doute ou d'en confirmer le bien-fondé, ce qui doit conduire à décider s'il faut aller jusqu'au retrait de l'habilitation ou, avant d'en arriver là, à une « mise en éveil » ou à une « mise en alerte ».
Enfin, à la suite de l'attaque du 3 octobre 2019 à la préfecture de police, le Premier ministre a diligenté une enquête de l'Inspection des services de renseignement, dont les conclusions ont entraîné des conséquences sur les procédures d'habilitation que le Premier ministre a rendues publiques dans un communiqué de presse. La DGSI sera désormais la seule structure compétente pour délivrer les habilitations aux personnels civils, notamment pour le ministère de l'Intérieur. La décision a aussi été prise de renforcer les entretiens préalables à l'embauche, qui seront conduits par des officiers de sécurité et des psychologues. Enfin, une doctrine harmonisée sur ce qu'est une vulnérabilité et les moments où il faut s'interroger sur un retrait d'habilitation sera définie sous la houlette du SGDN et partagée entre tous les services.