La séance est ouverte à 14 heures 05.
Présidence de M. Éric Ciotti, président de la commission.
Nous accueillons M. Laurent Nuñez, secrétaire d'État auprès du ministre de l'Intérieur et ancien directeur général de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), qui fut également directeur de cabinet du préfet de police. Nous évoquerons avec lui ce qui s'est passé le 3 octobre dernier à la préfecture de police, le fonctionnement de cette institution et aussi les questions relatives à la radicalisation dans les emplois et dans les services sensibles de l'État.
Avant de vous donner la parole, monsieur le secrétaire d'État, je vous invite, conformément aux dispositions de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, à prêter serment à dire la vérité, rien que la vérité, toute la vérité.
(M. Laurent Nuñez prête serment).
Nuñez, secrétaire d'État auprès du ministre de l'Intérieur, ancien directeur général de la sécurité intérieure. Je suis venu répondre à vos questions concernant la radicalisation mais aussi mes activités, dans mes anciennes fonctions de directeur de cabinet du préfet de police et de directeur général de la sécurité intérieure, et dans mes fonctions actuelles. Je répondrai à vos interrogations dans la limite de ce qu'autorise le secret de l'enquête menée par le parquet national antiterroriste au sujet de l'affaire de la préfecture de police du 3 octobre dernier et, bien sûr, dans le respect du secret de la défense nationale auquel je suis astreint en raison des fonctions que j'ai occupées précédemment.
Comme beaucoup d'autres l'ont fait, je tiens à vous dire que l'attaque commise dans l'enceinte de la préfecture de police de Paris, le 3 octobre dernier, a été un moment extrêmement difficile. Cette attaque abominable nous a tous saisis d'une émotion que j'ai évidemment ressentie car ce qui s'est produit ce jour-là a eu lieu dans une enceinte qui m'est familière, où j'ai travaillé pendant deux années et demie et où j'ai même vécu, dans un service que je connais bien et que j'estime, et au sein d'une institution, la préfecture de police, à laquelle j'ai consacré beaucoup d'énergie et qui m'a énormément apporté. Je rends hommage aux quatre victimes, à leurs familles, à leurs proches, et j'ai une pensée pour la personne qui a été gravement blessée, comme pour tous les agents de la préfecture.
J'ai servi là à un moment déterminant de ma carrière préfectorale, puisque j'ai été nommé préfet sur le poste de directeur de cabinet du préfet de police, Bernard Boucault, que j'ai assisté d'octobre 2012 à mars 2015, pendant la presque totalité de sa présence à ce poste. Nous travaillions sous l'autorité des ministres de l'Intérieur de l'époque, M. Manuel Valls d'abord, M. Bernard Cazeneuve ensuite. Ces deux années et demie se sont déroulées dans un contexte extrêmement difficile ; nous avons eu à gérer de nombreux événements d'ordre public et, bien sûr, les suites des attentats de janvier 2015.
C'est lors de notre passage à la préfecture de police que la problématique de la radicalisation a été fortement prise en compte par les pouvoirs publics ; ce n'était pas forcément le cas précédemment. Á vrai dire, la France n'était pas en avance dans la compréhension et le traitement de la radicalisation islamique. En Grande-Bretagne par exemple, plus de 4,7 millions de livres sterling avaient déjà été dépensées entre 2007 et 2011 pour traiter un peu plus de mille individus dans soixante-quinze collectivités territoriales. Ce constat avait été fait dans un rapport remis le 30 octobre 2013 au Premier ministre de l'époque par le préfet Yann Jounot, alors directeur de la protection et de la sécurité de l'État au sein du Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN). Il concluait à la nécessité de s'engager, comme certains de nos voisins, dans la mise en œuvre de programmes expérimentaux individuels, en les adaptant à nos traditions juridiques et à nos pratiques administratives propres. Les bases de la politique publique de prévention de la lutte contre la radicalisation ont été posées à cette époque.
Sa première application pratique aura été le plan de lutte contre la radicalisation violente et les filières terroristes présentés par le ministre de l'Intérieur le 23 avril 2014. Ce plan définissait des mesures d'ordres sécuritaire et judiciaire visant à entraver les départs vers la Syrie et à démanteler des filières actives sur le territoire national. Il instituait aussi le Numéro vert dont la gestion est rattachée à l'Unité de coordination de la lutte antiterroriste (UCLAT) et qui permet de recueillir les signalements d'individus présentant des signes de radicalisation ; ce n'est pas le seul instrument de détection dont nous disposons, mais c'est un outil de poids. Le plan prévoyait encore la mise en œuvre d'une stratégie territoriale de prévention de la radicalisation et de réinsertion des individus radicalisés, pilotée par les préfets. Le ministère de l'Intérieur a proposé la création d'une cellule nationale de pilotage et d'appui, pour faire travailler ensemble tous les ministères concernés – Éducation nationale, travail, justice, ville, sport, affaires étrangères, culture. Cette structure a été rattachée au Comité interministériel de prévention de la délinquance (CIPD), devenu Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR).
C'est dans ce cadre qu'ont été installés, dans chaque département, des groupes d'évaluation départementaux. Ils avaient pour tâche de suivre les individus radicalisés, de s'assurer que les services de renseignement étaient bien chargés de ce suivi et de vérifier l'existence d'un suivi effectif, sous l'égide de chaque préfet de département, par les services répressifs concernés, le plus souvent avec le procureur de la République pour en venir à la phase judiciaire lorsqu'apparaissait une menace sérieuse de radicalisation violente. En 2015, a aussi été créé le fichier des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste (FSPRT). Pendant cette période, de nombreuses circulaires ont été adressées aux préfets et aux hauts fonctionnaires, qui visaient à mettre en œuvre des dispositifs de détection d'individus radicalisés dans les administrations. Dans chaque structure recevant du public, un « référent radicalisation » a été nommé, chargé de dispenser des formations et de recueillir les signalements de l'entité concernée pour les faire remonter vers la préfecture et s'assurer que les individus radicalisés étaient effectivement suivis. Ces circulaires concernaient les collectivités locales, l'Éducation nationale, les agences régionales de santé, l'enseignement supérieur. Après avoir quitté la préfecture de police en mars 2015, j'ai moi-même eu à appliquer ces dispositifs dans mes fonctions de préfet de police des Bouches-du-Rhône.
Le cadre général étant ainsi décrit, je reviens à la situation à la préfecture de police. Lorsque j'y étais en poste, le dispositif de suivi des individus radicalisés se mettait en place. Á l'époque, une réunion hebdomadaire lui était consacrée, animée par le préfet de police de Paris en ma présence et en la présence des principaux directeurs de sécurité, dont le directeur de la police judiciaire et le directeur du renseignement de la préfecture de police. Tous les vendredis, ce « groupe terrorisme » examinait le cas de l'ensemble des individus radicalisés ; nous évoquions également la situation de fonctionnaires de la préfecture de police dont le comportement nous avait été signalé comme pouvant laisser apparaître une forme de radicalisation et nous creusions ces affaires pour essayer de confirmer ou d'infirmer la réalité de la radicalisation. J'ai le souvenir précis d'avoir eu à traiter certains cas ; ils étaient peu nombreux, et je crois que les préfets de police que vous avez entendus et qui étaient en poste avant et après la période dont je vous parle vous l'ont dit ; le plus souvent, d'ailleurs, les investigations conduisaient à une levée du doute. Ne disposant pas, à l'époque, du levier d'action offert par l'article L.114-1 du code de sécurité intérieure, nous gérions les cas suspects par une procédure disciplinaire. Je me souviens parfaitement que nous avons dû le faire pour quelques fonctionnaires de la préfecture de police, dont le nombre se comptait sur les doigts d'une main. Quoi qu'il en soit, chaque cas a été évidemment signalé à la direction du renseignement de la préfecture de police (DRPP), qui examinait la situation. J'insiste : des signalements remontaient vers nous et des investigations étaient menées, notamment « en renseignement » pour essayer de déterminer s'il y avait radicalisation ou pas.
La préfecture de police avait pris, à l'époque, la question de la radicalisation très au sérieux, déployant l'ensemble des outils destinés à assurer un meilleur suivi des individus à risque et une meilleure coordination de notre action en matière de détection et de suivi de la radicalisation. De ce que j'ai eu à en connaître après mon départ, le dispositif alors existant à la préfecture de police s'est parfaitement articulé avec le dispositif national de suivi des policiers radicalisés, selon lequel l'Inspection générale de la police nationale centralise l'ensemble des signalements et réunit tous les directeurs des services de police concernés à échéances régulières. Les signalements une fois vérifiés par les services de renseignement, quand un cas de radicalisation était confirmé, on engageait une procédure disciplinaire pour écarter du service concerné le fonctionnaire considéré.
Je devine que vous souhaitez connaître les informations à ma disposition concernant l'auteur de l'attaque d'octobre 2019, mais je n'ai pas de renseignements spécifiques à vous donner. La préfecture de police est un ensemble de 45 000 agents que le directeur de cabinet du préfet de police ne connaît pas tous, et si je me souviens de certaines victimes, je ne me rappelle pas avoir rencontré l'auteur de l'attaque. Comme vous, j'ai entendu dire – mais, des investigations judiciaires étant en cours, je suis extrêmement prudent – qu'un signalement verbal aurait eu lieu en juillet 2015 de propos qu'aurait tenus l'auteur quelques mois plus tôt au sujet de l'attentat commis contre Charlie Hebdo en janvier 2015. J'ai cru comprendre que ce signalement oral serait resté sans suite. Ce que je puis vous dire, c'est que lorsque j'étais en poste à la préfecture de police, les responsables hiérarchiques de chaque service étaient sensibilisés aux cas, je le redis très peu nombreux, de radicalisation au sein de la préfecture de police, et les signalements dont nous avons eu à connaître remontaient vers nous par la voie hiérarchique.
Je crois comprendre que, dans ce dossier, il y avait eu plusieurs signaux faibles. Comme d'autres, je m'étonne que ces signalements n'aient pas été pris en compte et ne soient pas remontés, d'autant que cet agent bénéficiait d'une habilitation secret défense et que, comme les textes le permettent, des vérifications conduisant éventuellement au retrait de l'habilitation auraient été possibles. Le signalement aurait permis de suivre cet individu et, à tout le moins, de procéder à des investigations complémentaires pour vérifier la réalité du soupçon de radicalisation révélé par certains signaux faibles. Mais, encore une fois, je m'exprime avec une grande prudence compte tenu de l'enquête en cours.
Après avoir occupé la fonction de préfet de police des Bouches-du-Rhône, ce qui m'a amené à suivre de très près les phénomènes de radicalisation, appliquant en cela les instructions du Gouvernement de l'époque qui demandait à chaque préfet un investissement rigoureux et minutieux dans le suivi des individus susceptibles de basculer dans l'action terroriste, j'ai été directeur général de la sécurité intérieure de juin 2017 jusqu'à ma nomination au Gouvernement en octobre 2018.
La DGSI est une direction exceptionnelle, tant par la qualité de ses personnels que par la sensibilité des missions auxquelles elle fait face. Ce fut un honneur pour moi de diriger ce service, d'autant que le Gouvernement en a renforcé le rôle pendant que j'étais à sa tête – et cela s'est poursuivi – en le désignant chef de file de la lutte antiterroriste, ce qui permet une plus grande cohérence et une plus grande force de frappe. Les moyens, notamment humains, de la DGSI ont été renforcés, entamant une montée en puissance salutaire : le recrutement de 1 900 agents du renseignement est prévu pendant le quinquennat, dont 1 200 concernent cette direction, et le suivi de la radicalisation par la DGSI n'a cessé de devenir plus opérationnel. En janvier 2019 a été installé au sein de la direction un état-major permanent réunissant tous les services ayant à connaître de la lutte anti-terroriste : les services de renseignement mais aussi, grande nouveauté, les services de police judiciaire pour ce qui concerne l'action de renseignement pré-judiciaire qu'ils mènent avant de saisir le parquet. Toutes les informations recueillies par l'ensemble des services chargés de la lutte antiterroriste sont désormais mutualisées et croisées au sein de l'état-major permanent. Il réunit treize services, dont une dizaine de services de renseignement et des services de police judiciaire, à commencer par la sous-direction de la direction centrale de la police judiciaire et la section antiterroriste de la préfecture de police qui, avec la DGSI, sont les trois services saisis dans l'affaire du 3 octobre 2019. Le rattachement de l'UCLAT à la DGSI complète ce nouveau dispositif, dont j'indique en incise qu'il traduit la politique souhaitée par le Gouvernement : plutôt que procéder à de lourdes réformes structurelles dont on a constaté dans le passé qu'elles ont pu nous affaiblir – ce disant, je pèse mes mots –, nous voulons que les services travaillent ensemble et que l'échange d'informations soit plus efficace et plus efficient. Considérant le nombre d'attentats déjoués, je pense que cette méthode fonctionne efficacement.
Une de vos questions écrites porte sur les relations entre la DRPP et la DGSI ; je peux témoigner que leur coopération est de très haut niveau. Il faut en finir avec l'idée trop répandue selon laquelle les deux services font la même chose, l'un à Paris, l'autre hors Paris. C'est faux : le champ d'action de la DGSI est beaucoup plus large que celui de la DRPP. La DGSI est compétente pour la protection des intérêts nationaux et des institutions contre les ingérences étrangères ; pour la protection de nos intérêts économiques ; en matière de lutte contre le terrorisme ; en matière de lutte contre les subversions violentes. Les champs de compétence de la DGSI et de la DRPP ne se recoupent que pour la lutte antiterroriste et contre les subversions violentes, mais la DGSI est compétente sur l'ensemble du territoire national, Paris et petite couronne compris. De plus, la DGSI a pour objectif « le haut du spectre », c'est-à-dire les individus et les mouvances les plus radicalisés, ceux qui sont le plus susceptibles de passer à l'action violente. La DRPP a pour cibles le moyen et le bas spectres et suit d'autres individus et structures que ceux qui sont violemment radicalisés. Les registres diffèrent donc beaucoup.
Cela étant, les échanges entre les services sont permanents et réguliers : je l'ai vécu à la préfecture de police et, surtout, j'ai eu à mettre en œuvre, à mon arrivée à la DGSI, la convention d'échange d'informations qui venait d'être signée entre la préfecture de police et la DGSI. La collaboration entre les deux services résulte également des textes, qui prévoient que la DRPP concourt aux missions de la DGSI. Les relations interpersonnelles entre les directeurs importent aussi, et la nomination de Mme Françoise Bilancini à la tête de la DRPP a grandement contribué à fluidifier les rapports, assez forts et très opérationnels, entre ces deux directions ; rien de ce que fait la DRPP, à Paris et en petite couronne, en matière de lutte antiterroriste, n'échappe à la DGSI – d'autant moins qu'existe désormais un état-major permanent d'échanges d'informations.
La menace qu'est l'éventuelle présence d'individus radicalisés au sein des services n'a évidemment jamais été négligée, et la vigilance relative aux comportements à risque au sein de la DGSI est bien sûr renforcée par le fait que ce service de renseignement est celui qui traite des menaces les plus graves et qu'il est, ce n'est un secret pour personne, l'objet de tentatives d'ingérences par des services étrangers. Les agents sont donc naturellement préparés à une extrême vigilance et les signalements d'individus éventuellement radicalisés remontent vers des structures spécifiques ; je ne serai pas plus précis car je ne peux détailler l'organisation de la DGSI. Lorsque j'étais à la tête de cette direction, j'ai eu connaissance de trois signalements d'individus supposément radicalisés mais je n'ai pas le souvenir que la radicalisation ait été confirmée. En tout cas, les signalements parviennent par la voie hiérarchique à des structures créées spécifiquement pour les recueillir.
Une autre de vos questions écrites portait sur les habilitations. La DGSI est compétente pour l'instruction des demandes d'habilitations de l'ensemble des personnels civils, l'habilitation elle-même étant délivrée par le haut fonctionnaire de défense. Avant même mon arrivée à la DGSI avait été créée au sein du service une structure chargée de réaliser des enquêtes en cours d'habilitation : à tout moment, des enquêtes peuvent être diligentées pour vérifier l'existence d'une vulnérabilité chez un agent habilité, afin qu'une procédure de retrait d'habilitation soit engagée, le cas échéant. Ce service spécifique est monté en puissance. Je sais, pour l'avoir vu à l'œuvre, qu'il travaille de manière remarquable, et des retraits d'habilitation ont lieu chaque année après que des vulnérabilités ont été détectées chez des agents du service. Elle peuvent être liées à leur entourage, à leur mode de vie, à leurs relations, et il est indispensable de pouvoir diligenter des enquêtes permettant de lever le doute ou de le confirmer et, en ce cas, de proposer le retrait de l'habilitation.
Alors que j'étais à la DGSI, Mme Bilancini, directrice de la DRPP – direction qui, par dérogation, instruit les enquêtes préalables à la délivrance d'habilitation à son propre personnel – a souhaité en 2017 renforcer ses équipes chargées des enquêtes d'habilitation et des enquêtes post-habilitation. Á sa demande, la DGSI a formé l'équipe chargée de ces missions à la DRPP, et les relations entre les deux directions se sont matérialisées dans une convention conclue il y a un peu plus d'un an.
Vous m'avez aussi demandé mon sentiment sur la durée des habilitations, qui diffère, vous le savez, en fonction de leur niveau. Elle me paraît suffisante à condition que les services, au moindre soupçon, au moindre incident qui remonte, puissent mener des enquêtes post-habilitation permettant de lever le doute ou d'en confirmer le bien-fondé, ce qui doit conduire à décider s'il faut aller jusqu'au retrait de l'habilitation ou, avant d'en arriver là, à une « mise en éveil » ou à une « mise en alerte ».
Enfin, à la suite de l'attaque du 3 octobre 2019 à la préfecture de police, le Premier ministre a diligenté une enquête de l'Inspection des services de renseignement, dont les conclusions ont entraîné des conséquences sur les procédures d'habilitation que le Premier ministre a rendues publiques dans un communiqué de presse. La DGSI sera désormais la seule structure compétente pour délivrer les habilitations aux personnels civils, notamment pour le ministère de l'Intérieur. La décision a aussi été prise de renforcer les entretiens préalables à l'embauche, qui seront conduits par des officiers de sécurité et des psychologues. Enfin, une doctrine harmonisée sur ce qu'est une vulnérabilité et les moments où il faut s'interroger sur un retrait d'habilitation sera définie sous la houlette du SGDN et partagée entre tous les services.
Je vous remercie, monsieur le ministre, pour ces précisions. Je souhaite revenir sur la situation de Mickaël Harpon au sein de la préfecture de police. Les auditions que nous avons conduites ont mis en exergue une accumulation de signaux faibles sur une période assez longue, dont vous vous êtes vous-même étonné qu'ils ne soient pas remontés à la hiérarchie : Mickaël Harpon s'est marié religieusement, manifestement avant 2010, année au cours de laquelle il s'est converti à l'islam. Un de ses collègues nous a décrit précisément une scène survenue après l'attentat ayant frappé Charlie Hebdo, et qui, nous a-t-il dit, s'est presque finie par une altercation physique. Parallèlement, M. Harpon fréquente une mosquée à Gonesse, son comportement à l'égard de ses collègues féminines se modifie, l'expression de sa pratique religieuse se fait manifestement plus intense. Vous avez dit votre étonnement, et le ministre de l'Intérieur a parlé de « faille ». Sur une période aussi longue, avec une conjugaison d'éléments aussi explicites, et au sein d'un service de renseignement, comment ces signaux d'alerte n'ont-ils pas été perçus, n'ont-ils pas été traités et n'ont-ils pas conduit à exclure Mickaël Harpon du bénéfice de l'habilitation secret défense ? Cette interrogation majeure est au cœur de nos travaux. Selon vous, ces lacunes ahurissantes relèvent-elles de défaillances individuelles de la hiérarchie immédiate de Mickaël Harpon ou de défaillances structurelles, sachant qu'il n'existait à l'époque, au sein de la préfecture de police, ni dispositifs d'alerte, ni procédures permettant de détecter les phénomènes de radicalisation et d'écarter cet agent d'un service aussi sensible ?
C'est la question essentielle de ce dossier. Encore une fois, je m'exprimerai avec prudence sur ce qui m'a été rapporté, car j'ignore ce qui a été déclaré lors des auditions judiciaires comme lors des auditions que vous avez menées à huis clos. Il y a eu des signaux faibles, dont certains sont d'ailleurs contestés. Il y a effectivement une conversion religieuse, ce qui, dans un service de renseignement, doit forcément appeler l'attention – je dis bien « appeler l'attention », car ce n'est pas en soi un élément suffisant. Au lendemain de l'attentat commis contre Charlie Hebdo, des propos semblant apologétiques sont tenus, dit-on, à un collègue de travail, mais d'autres les démentent, ou disent qu'il s'en est excusé ; peu importe, selon certains témoignages, il les a tenus. Sur son attitude et son comportement, nous avons aussi entendu parler d'une forme de repli, ce que d'autres contestent, et d'une pratique assidue de la religion. L'ensemble de ces signaux aurait évidemment dû faire l'objet d'un signalement, ne serait-ce que parce que cet homme travaillait dans un service de renseignement ; ces éléments auraient dû justifier une enquête pour déterminer si l'habilitation devait être retirée. Il fallait d'autre part savoir si l'on avait affaire à une personne radicalisée ou non ; les deux volets se recoupent assez largement.
La faille est-elle structurelle ou individuelle ? On comprend que dans le service concerné prévalait une ambiance assez protectrice vis-à-vis de cette personne, ce qui peut expliquer que les signalements n'aient pas été matérialisés – à ma connaissance, il n'y a pas de matérialisation écrite de ces signalements. Mais il y a eu des échanges verbaux, et l'on comprend mal qu'informée de cette situation, la hiérarchie n'ait pas fait remonter ces renseignements afin que soit enclenchée une enquête post-habilitation ou une enquête visant à vérifier l'hypothèse de la radicalisation de cet individu. Je le comprends d'autant plus mal que lorsque j'ai quitté mes fonctions à la préfecture de police de Paris, en mars 2015, alors que les procédures de signalement en étaient à leur début, d'autres types de signalements nous étaient remontés, que nous avons traités.
Le ministre a évoqué une faille, moi-même un dysfonctionnement, ce qui est assez proche. De fait, ce signalement aurait dû remonter, le cas de cet individu être porté à la connaissance de la directrice de la DRPP et de son prédécesseur, des enquêtes auraient dû être diligentées – évidemment ! A-t-on voulu protéger cet agent en minimisant l'importance de sa radicalisation ? En tout état de cause, sans préjuger de l'importance des signaux que vous avez rappelés, des investigations auraient dû être menées pour vérifier leur réalité et décider des conséquences nécessaires.
Nous avons une divergence. Vous parlez d'une succession de signaux faibles : je l'entends pour la conversion et le fait de ne plus embrasser les femmes, mais dire « Charlie Hebdo, c'est bien fait », c'est quasiment, vous l'avez dit, faire l'apologie d'un acte terroriste et pour moi, c'est un signal fort. Vous étiez directeur de cabinet du préfet de police lorsque Mickaël Harpon s'est exprimé ainsi et lorsqu'il a considéré qu'il ne fallait plus embrasser les femmes. Je citerai ce que nous a dit l'un de ses collègues : « Mickaël Harpon s'est converti à l'islam, s'est marié, est réticent à embrasser les femmes et ne fait plus la bise à sa secrétaire. J'ai estimé que ce n'était pas inquiétant, on ne traite que les signalements de l'extérieur ». Selon un autre collègue de travail, ces éléments n'ont pas été consignés « car la culture de l'écrit n'est arrivée qu'en 2017 avec l'arrivée de Françoise Bilancini ». Vous nous avez dit que les signalements remontaient vers vous par la voie hiérarchique, mais il y avait-il des écrits à l'époque ? En 2017, le préfet Michel Cadot a donné comme lettre de mission à Françoise Bilancini « la professionnalisation du renseignement de la préfecture de police et l'amélioration de la coordination avec la DGSI ». Monsieur le secrétaire d'État, comment expliquez-vous qu'à la DGSI, selon Nicolas Lerner, une conversion religieuse éveille immédiatement l'attention, et qu'à la préfecture de police où vous étiez directeur de cabinet du préfet, une conversion, l'apologie d'un acte terroriste et le fait de ne plus embrasser les femmes ne l'éveillent nullement ?
Je ne vois pas de divergence. Pour commencer, je ne fais pas miens les propos de ceux qui vous ont dit qu'à la DRPP on ne s'occupe que de l'extérieur. Ce n'est pas vrai : je l'ai vécu pour d'autres cas, je vous l'ai dit. Je répète que lorsque j'ai quitté la préfecture de police de Paris, en mars 2015, les nouvelles procédures en étaient à leur début mais, malgré cela, des cas nous ont été signalés sur la foi de signalements oraux. La culture de l'écrit arrive peut-être en 2017 parce qu'une instruction est diffusée en vertu de laquelle quiconque détecte un comportement radicalisé doit produire un écrit ; pour ma part, j'ai eu à connaître de signalements oraux, je peux vous l'assurer. J'ai ainsi en tête le souvenir d'un certain fonctionnaire que nous avons désarmé puis radié après une procédure enclenchée sur la base d'un signalement oral de sa hiérarchie, signalement opportun puisque la radicalisation de l'individu a été avérée. Nous étions attentifs et nous le restons.
En l'espèce, le problème ne tient pas tant à l'absence de signalement écrit qu'au fait que certaines informations portées à la connaissance de la hiérarchie intermédiaire ne sont pas allées au-delà. Voilà ce qui est anormal. Mais l'on ne peut pas dire que la DRPP, même en 2015, ne s'occupait que de l'extérieur. Après les attentats commis en janvier cette année-là, nous pensions évidemment tous à des menaces endogènes, à des attaques projetées, mais nous étions aussi très attentifs à ce qui se passait à l'intérieur des services, d'autant que nous recevions alors du CIPD des circulaires nous invitant à former les agents à ce risque et à désigner des référents, et la sensibilisation se diffuse à tous les étages. Ensuite viennent ce à quoi vous faites allusion : des instructions demandant de formaliser plus précisément la nature d'un signalement. Á ma connaissance, c'est postérieur à 2015 ; à l'époque, les signalements remontaient par la voie hiérarchique, et je peux vous assurer que le préfet Bernard Boucault et moi-même avons eu à connaître et à traiter d'un certain nombre de cas. Je ne comprends donc pas pourquoi ces éléments ne sont pas remontés mais, évidemment, je ne conteste pas l'existence de signaux que j'ai qualifiés de « faibles » parce que l'on a malheureusement entendu beaucoup de phrases de ce type après les attentats contre Charlie Hebdo. Mais que quelqu'un tienne de tels propos dans un service de renseignement aurait évidemment dû être porté à connaissance, et ce n'est pas parce que la personne considérée s'en excuse ensuite que l'épisode doit être minimisé, d'autant qu'il était corroboré par d'autres signaux faibles. L'accumulation aurait dû conduire à ce que le signalement remonte, et je ne comprends pas que l'on ait pu vous dire que l'on ne s'occupait que des traitements extérieurs. Pour avoir été l'un des acteurs concernés, je peux vous dire que c'est faux.
Ces précisions sont importantes parce que dans les jours qui ont suivi l'attentat du 3 octobre 2019, le ministre de l'Intérieur a fréquemment indiqué qu'aucun signalement écrit ne figurait dans le dossier administratif de Mickaël Harpon, ce qui justifiait l'absence de décision de retrait éventuel d'habilitation. Vous précisez, ce qui me semble légitime, qu'un signalement oral aurait suffi. Notre commission d'enquête, qui sera amenée à formuler des préconisations, s'interroge sur la procédure de signalement. Plusieurs personnes auditionnées ont mentionné devant nous un contexte quelque peu protecteur à l'égard de Mickaël Harpon, peut-être en raison du handicap qui l'affectait. Êtes-vous, comme la réponse que vous venez de faire le laisse entendre, favorable à la prise en charge systématique des signalements oraux ? Êtes-vous favorable à la mise en œuvre d'une procédure de signalement anonyme valant pour tous les services de police et de renseignement ? Certaines des personnes auditionnées, les syndicats me semble-t-il, ont évoqué un système à double commande : le signalement serait anonymisé, sauf pour un échelon hiérarchique qui saurait quel en est l'auteur. Qu'en pensez-vous ?
Permettez-moi de préciser qu'il n'y a pas de contradiction entre les propos du ministre de l'Intérieur et les miens. Ce qu'a dit le ministre résulte des renseignements qui nous ont été communiqués. C'est une information objective et il a parfaitement raison : il n'y a pas de signalement écrit dans ce dossier. Si le ministre s'exprime de la sorte, c'est que l'on a porté à notre connaissance le fait que dans les signalements oraux qui ont été effectués, il a été demandé aux agents qui ont fait part de leurs inquiétudes de formaliser cela par écrit. Voilà ce qu'a dit le ministre, et je ne dis rien d'autre.
Des procédures de signalement formalisées connues de tous sont bien sûr nécessaires. En 2015, nous nous appuyions sur les remontées par la voie hiérarchique. Je ne suis évidemment pas hostile à ce que la procédure soit formalisée – j'y suis d'autant plus favorable que c'est l'une des recommandations issues des travaux de l'Inspection des services de renseignement. Mais, j'y insiste, dans toutes mes fonctions de responsable des services de sécurité, tant à la préfecture de police qu'à la préfecture de police des Bouches-du-Rhône et à la DGSI, les informations me sont toujours remontées par la voie hiérarchique. Dans le cas qui nous occupe, une anomalie s'est produite. Pour répondre complétement à votre question, l'anonymat est d'une extrême importance en matière de signalement et j'y suis évidemment favorable. Il existe déjà pour le grand public : que les signalements soient faits par le biais du Numéro vert, portés à la connaissance des référents radicalisation ou portés en commissariat ou en brigade de gendarmerie, nous garantissons toujours l'anonymat, sans lequel certaines de ces informations ne nous seraient pas dévoilées.
Iriez-vous jusqu'à privilégier l'installation d'une plateforme extérieure, libre de toute voie hiérarchique et réservée aux policiers ou préférez-vous un semi-anonymat ou un dispositif de référents radicalisation au sein des services de police ? D'autre part, on a constaté que lorsque le préfet de police Didier Lallement a définis les « signaux faibles » plus concrètement, les signalements ont augmenté ; les fonctionnaires de police n'ont-ils pas besoin que les choses soient clairement définies ? Enfin, même si des enquêtes post-habilitation sont régulièrement faites, la durée de l'habilitation vous paraît-elle satisfaisante ou pourrait-elle être raccourcie ?
Sur votre première question, je n'ai pas d'avis très tranché. Je n'exclus pas que certains signalements de personnels régaliens soient passés par la plateforme du Numéro vert, mais je devrai le vérifier. Rappeler, dans les services, la nécessité de procéder à tout signalement par la voie hiérarchique me semble suffisant ; je crois assez peu à l'idée d'une plateforme spécifique aux services. Les signaux faibles ont toujours été définis ; le ministre de l'Intérieur a d'ailleurs été injustement critiqué parce qu'il avait osé rappeler un ou deux de ces signes, déterminés depuis qu'en 2014 a été mise en œuvre la politique de suivi de la radicalisation. Ces signaux faibles peuvent parfois choquer ou surprendre quand on les énonce individuellement, mais nous appliquons la théorie du faisceau d'indices. Ces signaux sont connus et, depuis 2014, rappelés régulièrement. Les personnes qui répondent quand on appelle le Numéro vert en ont la liste sous les yeux et les référents radicalisation de toutes les structures les connaissent – notamment ceux qui sont en poste à l'Éducation nationale, où ils jouent un rôle important. Tout cela n'existait pas et nous l'avons créé. Il faut replacer les choses dans le bon ordre en rappelant que la radicalisation n'est pas née quand ces dispositifs ont été créés mais qu'à un moment la volonté politique forte s'est manifestée de suivre le phénomène pour pouvoir l'enrayer si des individus basculent vers la radicalisation violente. Ces signes sont donc connus.
Cela étant, j'ai une légère, et rare, divergence avec le préfet de police à ce sujet car je sais qu'il y a toujours beaucoup plus de signalements dans les périodes post-attentats. Est-ce parce que sont alors portés à connaissance des comportements connus de très longue date ou est-ce parce que l'on est dans une période post-attentat ? Sans doute un peu les deux. En tout cas, le préfet de police vous l'a certainement dit et c'est vrai aussi dans la police nationale, nous constatons une hausse du nombre de signalements depuis le 3 octobre 2019, ce qui ne signifie pas que ce sont des cas de radicalisation avérés ; d'ailleurs, pour la plupart d'entre eux, les investigations conduisent à des levées de doute.
Je considère, je vous l'ai dit, que le vrai problème n'est pas la durée de l'habilitation. Ce qui est indispensable, ce sont les alertes permettant d'effectuer des enquêtes post-habilitation complètes, à charge et à décharge. Quand on a des soupçons, on mène des enquêtes exhaustives qui consistent évidemment à entendre la personne pour lui demander de s'expliquer ainsi que son entourage, et qui peuvent aller jusqu'au recours à des techniques plus intrusives et plus confidentielles. Ces enquêtes sont fondamentales et il ne faut bien sûr pas s'interdire de procéder à des retraits d'habilitation, comme cela s'est produit à la DGSI quand j'en étais le responsable, dans des proportions que je ne donnerai pas.
Votre audition, monsieur le secrétaire d'État, étant la trente-huitième que nous menons, nous avons une vision globale assez précise de ce qui nous semble avoir conduit aux dysfonctionnements que vous avez rappelés. Ces failles nous paraissent avoir été structurelles et organisationnelles, au moins jusqu'à la nomination, en 2017, de Mme Bilancini, dont l'une des missions principales consistait, pour reprendre le terme du préfet Boucault, à « professionnaliser » la DRPP en instituant des procédures jusqu'alors inexistantes. Nos recommandations découleront des constats que nous avons faits : l'absence de procédure matérialisée de signalement, la pratique de l'oral plutôt que de l'écrit, et aussi, sans doute, des lacunes assez prononcées de culture du risque de vulnérabilité interne, avant 2017 tout au moins.
Étant donné ce tableau, deux choix s'offrent : soit nous considérons que la DRPP, service de renseignement de second cercle, doit monter en gamme en épousant des normes plus exigeantes en matière de signalement, de détection de la radicalisation et de maintien des habilitations de ses agents ; soit nous considérons que puisqu'il y a eu un problème structurel, il faut envisager des réformes structurelles et, le cas échéant, de rattacher la DRPP, pour tout ou partie, à la DGSI. Votre avis sur cette question cruciale nous est précieux, car nous, parlementaires, devons aussi veiller à ne pas semer le trouble dans des services de renseignement dont le caractère opérationnel est indispensable, et nous savons que réformer pour perturber n'est pas de bonne pratique.
Je confirme que la DRPP a connu une inflexion importante en 2017 avec l'arrivée d'une directrice qui instaure de nouvelles procédures dont je suis l'observateur direct. Elle souhaite notamment, à juste titre, systématiser les entretiens lors des enquêtes d'habilitation ; elle décide de constituer une équipe chargée de réaliser les enquêtes d'habilitation et les enquêtes post-habilitation et je donne mon accord, je vous l'ai dit, pour que cette équipe vienne se former au sein de la DGSI. Ce faisant, nous essayons de réduire encore le risque de vulnérabilité. Les outils étaient donc en place : si, en 2018, un incident relatif à celui qui allait être l'auteur de l'attaque du 3 octobre 2019 était remonté, l'équipe aurait mené une investigation. Le drame de cette affaire c'est, encore une fois, que l'information n'est pas remontée.
Vous parlez de faille structurelle ; je n'irai pas jusque-là. Il y a eu un dysfonctionnement majeur, mais le fait qu'un circuit clair de remontée d'informations par la voie hiérarchique n'avait pas été défini justifie-t-il que l'on fasse éclater la DRPP pour l'intégrer à la DGSI ? Je ne le crois pas. Je vous l'ai dit, la DRPP et la DGSI exercent des missions distinctes. La DRPP est chargée de collecter les informations générales, comme le font les services du renseignement territorial en province. Il y a des manifestations, des troubles à l'ordre public, des subversions violentes, et il me paraît indispensable que le préfet de police et ait un service de renseignement à sa disposition, qui œuvre aussi à la lutte anti-terroriste pour le milieu et le bas du spectre – comme le font aussi les services du renseignement territorial ailleurs qu'en région parisienne. Les objectifs situés en haut du spectre relèvent de la DGSI, et on vérifie d'autant mieux que chacun a le bon objectif depuis qu'a été créé l'état-major permanent. Je peux vous dire, pour l'avoir vécu, que la DGSI et la directrice de la DRPP se parlent constamment.
Il ne faut pas penser que la DGSI sera capable d'absorber la DRPP et ses missions de renseignement territorial sur un claquement de doigt. S'engager dans cette voie, ce serait affaiblir notre appareil de renseignement, car la DGSI ne peut pas reprendre toutes les missions de la sous-direction de la sécurité intérieure – dont il faudra sans doute changer l'intitulé, qui prête à confusion. Confier à la DGSI les missions de suivi de la radicalisation et de lutte anti-terrorisme de la DRPP, c'est contraindre cette direction à absorber un nombre important d'agents et à faire siennes des missions qui relèvent ailleurs du renseignement territorial. Ce faisant, on fragiliserait considérablement le renseignement français que l'on vient de renforcer significativement par la création de l'état-major permanent et le chef de filat affirmé de la DGSI. Une telle mesure créerait un problème de fonctionnement.
Je suppose que cette forte prise de position figurera dans le livre blanc de la sécurité intérieure ; quand sera-t-il publié ?
Le ministre et moi-même souhaitant que l'élaboration de ce document découle d'une large concertation, nous consultons beaucoup : des associations, des acteurs de terrain, des élus, des policiers, des gendarmes et un panel de citoyens. Les axes de réflexion sont très importants, puisqu'il s'agit notamment de penser l'organisation des services de la police nationale et de la gendarmerie pour améliorer encore l'articulation de leurs missions. La mise en garde que je viens de faire au sujet d'une éventuelle intégration de la DRPP au sein de la DGSI traduit ma manière personnelle d'envisager les choses, en fonction de mon expérience propre, mais la réflexion qui conduira au livre blanc se poursuit et peut-être d'autres opinions s'exprimeront-elles. Je crois cependant que cet avis est majoritairement celui des patrons des services de renseignement ; ils ont beaucoup à faire pour suivre les objectifs radicalisés et protéger nos concitoyens, et souhaitent qu'on les laisse travailler ensemble et que l'on cesse de faire des réformes de structure.
Le livre blanc traitera aussi du continuum de sécurité. Les maires souhaitent plus de pouvoirs en matière de sécurité. Le ministre réfléchit aux demandes formulées et nous sommes séduits par la position exprimée par certaines grandes associations d'élus, selon laquelle les forces de sécurité devraient se concentrer sur leur mission essentielle tandis que tout ce qui touche à d'autres thémes – salubrité, tranquillité…– devrait relever des polices municipales. Le livre blanc sera publié après les élections municipales, probablement au mois d'avril.
L'action de la police et de la gendarmerie n'est évidemment pas suspendue à cette parution. S'il fallait le démontrer, je citerais l'action résolue que nous menons dans la lutte contre les violences sexuelles et contre les violences conjugales – la facilitation de la liberté de parole pour les dépôts de plainte que nous avons permise explique d'ailleurs pour partie l'augmentation des violences signalées dans le pays. Nous avons aussi lancé le plan national de lutte contre les stupéfiants, qui oblige tous les services de gendarmerie et de police à travailler ensemble au démantèlement des réseaux – et l'on démantèle chaque année en France dix à quinze réseaux de plus que l'année précédente. Que le livre blanc soit encore à l'étude, comme il est normal car nous le voulons consensuel, n'empêche pas les services de police et de gendarmerie, le ministre de l'Intérieur et moi-même de mener une politique résolue de protection de la sécurité de nos concitoyens.
Je vous remercie pour ces précisions. Je voulais simplement savoir quand paraîtrait le livre blanc, dont nous pourrions débattre dans un autre cadre pour commenter votre analyse de l'augmentation de la violence, dont je ne suis pas convaincu qu'elle résulte simplement de la libération de la parole.
Au fil des auditions, la commission d'enquête est tombée de Charybde en Scylla. Le major de la DRPP chargé de la structure de lutte contre la radicalisation installée en février 2015 nous a indiqué avoir dû gérer un stock de 300 à 400 signalements qui n'avaient pas été traités en plus du flux, qu'il évaluait à 100 à 150 signalements par mois ; trouvez-vous cela normal ? Il nous a indiqué par ailleurs n'avoir aucune formation en matière de radicalisation, non plus que les deux personnes avec lesquelles il travaillait à l'analyse de ces signalements ; trouvez-vous cela normal ? On a le sentiment que tout cela n'était pas pris très au sérieux. Or cela ne se passait pas il y a dix ou quinze ans mais il y a cinq ans, alors que le danger terroriste était tout à fait identifié. Ce major nous a aussi indiqué que lors du renouvellement de l'habilitation secret défense, il n'y avait pas d'entretien : on ne voyait pas la personne à qui on avait confié cette habilitation, qui n'était donc pas interrogée sur son profil et son parcours, alors même que l'agent considéré pouvait entre-temps avoir changé de vie, de situation matrimoniale, accessoirement peut-être de religion, de lieu de culte, de comportement, etc. Á quoi bon une procédure de renouvellement d'habilitation si on ne s'intéresse pas dans ce cadre à d'éventuelles nouvelles vulnérabilités de l'agent concerné ? Enfin, dans la ligne des conclusions du rapport d'information de nos collègues Éric Diard et Eric Poulliat, que pensez-vous de la possibilité de confier au service national des enquêtes administratives de sécurité (SNEAS) le soin d'enquêter sur toutes les embauches dans toutes les fonctions publiques – territoriale comprise –, quels que soient la fonction et le grade ?
Votre première question m'embarrasse parce que le très respectable major en question a témoigné à huis clos. J'ai été directeur de cabinet du préfet de police jusqu'en mars 2015 et, franchement, les personnes chargées du suivi de la radicalisation, à la DRPP comme dans tous les services de renseignement, savaient parfaitement ce qu'était la radicalisation, leur travail étant de la détecter ! Je sais, pour avoir encadré ce service, qu'ils le faisaient très bien, puisqu'énormément de cas ont été signalés et suivis par la DRPP et transmis à d'autres services de renseignement, dont la DCRI devenue DGSI. Je ne sais comment on peut dire pareille chose, j'ai un peu de mal à le croire et je suis stupéfait de cette remarque, surtout si elle émane de la personne chargée du suivi de la radicalisation. Je ne dis pas que c'est un mensonge mais, pour moi, il n'est tout simplement pas possible que quelqu'un qui suit les dossiers de radicalisation puisse dire qu'il ne sait pas détecter un individu radicalisé. Cela paraît fou. Á partir de 2014-2015, des formations spécifiques ont été intégrées progressivement au cursus des policiers et des gendarmes et figurent maintenant dans toutes les formations initiales et continues. Cela concerne tous les fonctionnaires de police et de gendarmerie, et quelqu'un qui est chargé du suivi de la radicalisation sait parfaitement ce qu'est un individu radicalisé – enfin, je l'espère, puisqu'il est censé le détecter et nous dire quand il basculera dans la radicalisation violente. Je peux être d'autant plus catégorique que j'ai encadré ces personnes, lu leurs notes et leurs analyses ; j'ai constaté qu'ils savent très bien détecter des individus radicalisés et appréhender si une radicalisation peut basculer en radicalisation violente, ce qui est le plus difficile dans le travail qu'ils mènent. Je suis estomaqué.
Depuis l'importante réforme voulue par Mme Bilancini en 2017, l'entretien préalable est systématique à la DRPP. C'est effectivement indispensable, comme est indispensable la possibilité de faire des enquêtes post-habilitation en cas de doute, de signalement, de connaissance d'un entourage inquiétant ou simplement d'une vulnérabilité passagère rendant un agent plus susceptible d'être entrepris par un service étranger.
Le SNEAS, jeune service créé par la loi dite Savary du 22 mars 2016 pour cribler tous les personnels des entreprises de transport chargés des missions dites de sécurité a vu son champ de compétence s'élargir progressivement aux policiers, gendarmes, policiers municipaux, à certains agents de sécurité privés, aux agents qui reçoivent des habilitations pour détention d'explosifs… Le SNEAS procède chaque année à plusieurs centaines de milliers de criblages et, à la fin de l'année 2020, son effectif passera d'une trentaine de personnes à soixante-sept. Faut-il rendre le criblage systématique pour l'ensemble des recrutements dans la fonction publique, comme le propose pour partie le rapport que vous avez mentionné, qui suggère de l'étendre à certaines autres catégories de fonctionnaires, tels ceux qui sont au contact de jeunes gens ou de publics vulnérables ? Signalements et détection nous paraissent préférables à un criblage généralisé noyant un service qui ne parviendrait sans doute pas à faire face. Il importe donc d'organiser dans les administrations et les grandes entreprises concernées la détection et les signalements permettant de faire remonter des comportements traduisant une radicalisation qui, d'ailleurs, ne serait pas forcément détectée par le SNEAS. Ainsi, ni l'auteur de l'attaque du 3 octobre 2019 ni celui de l'attaque de Villejuif, les deux dernières auxquelles nous avons été confrontées, n'étaient des individus « connus », au sens où ils n'étaient pas fichés comme radicalisés ; le criblage n'aurait rien changé. La question qui nous occupe aujourd'hui est bien celle du signalement. Á titre personnel, je ne suis pas favorable à l'extension à tout-va des criblages par le SNEAS. Je ne pense pas que ce soit la panacée, parce que certains individus qui ne sont pas connus des services ne ressortiront pas en positif. Le plus important, c'est de sensibiliser, en tous lieux, à la nécessité d'établir des procédures claires de signalement de radicalisation qui remontent, par le biais des référents, en préfecture, où ils sont examinés par les groupes d'évaluation départementaux, les services du renseignement territorial vérifiant si la radicalisation est avérée. Pour les raisons dites et par expérience personnelle, je crois plus à la détection qu'au criblage systématique. Pour l'auteur de l'attaque à la DRPP, le criblage n'aurait rien changé, mais le signalement aurait sans doute tout changé.
Une fois la radicalisation d'un individu avérée, on nous demande souvent : « Que faire pour exclure cette personne de son emploi dans la fonction publique ou de sa mission de service public » ? De fait, en dehors des cas prévus par l'article L114-1 du code de la sécurité intérieure, qui permet maintenant de radier ou d'écarter des fonctionnaires de souveraineté ou impliqués dans le domaine de la défense ou de la sécurité, les administrations concernées sont confrontées à une difficulté qu'elles résolvent en traitant la question sur le plan disciplinaire. Il y a sans doute là une voie de réflexion.
Je confirme ce qui nous a été dit lors de l'audition mentionnée par Mme Le Pen, et qui nous a surpris autant que vous. La personne que nous avons auditionnée, chargée de la détection de la radicalisation quand le service a été créé, après l'attentat contre Charlie Hebdo, nous a indiqué qu'il était volontaire et qu'il n'avait pas d'expérience préalable. Mais cette personne a manifestement fait un excellent travail, à une période où ce service devait traiter des signalements très nombreux.
J'ai la conviction absolue que les failles sont structurelles et, au terme de centaines d'heures d'auditions, c'est le mot « amateurisme » qui paraît presque être de mise. Dans vos propos, le terme « radicalisation » revient en permanence. Mon sentiment, c'est qu'il y a aujourd'hui un triptyque islam politique-radicalisation-terrorisme. La réalité, c'est que l'islam politique n'est pas compatible avec la République. La burqa, la charia, la peine de mort… rien de tout cela n'est compatible avec la République, et ce que nous avons ressenti, particulièrement lors des auditions à huis clos, c'est que, souvent, les fonctionnaires sont perdus parce qu'il y a pas un protocole d'action clair au sujet de la radicalisation. Plusieurs fois, il a été fait état devant nous du danger du passage à la violence ; c'est cela la réalité, mais si on en est là, c'est déjà trop tard. Le problème, c'est que la frontière entre les trois composantes de ce triptyque est souvent ténue. L'islam politique est à mon sens le danger numéro un pour la République puisque l'on décompte, hélas, 280 morts dus au terrorisme en France et que ce terrorisme, contrairement à ce que l'on constate en Allemagne ou dans d'autres pays, est à 100 % un terrorisme islamique. Dans ce contexte, ne pensez-pas qu'il faudrait tout simplement refuser l'habilitation à tout fonctionnaire de police adepte de l'islam politique et durcir les critères pour faire en sorte qu'aucun fonctionnaire de police n'en soit adepte ?
Vous soulevez une question extrêmement importante. La radicalisation, ce que l'on appelle maintenant le séparatisme, n'est pas né en 2012 ; il ne sort pas de nulle part. Je vais avoir un propos un peu plus politique et rappeler que la radicalisation existait dans les prisons mais qu'il a fallu attendre 2014 pour que soit créé un bureau du renseignement pénitentiaire – je dis bien un bureau, alors qu'étaient incarcérés des djihadistes membres de Forsane Alizza et d'autres structures djihadistes. Nous avons créé un service du renseignement pénitentiaire et défini les protocoles d'action avec les services de renseignement. De même, le séparatisme, dans certains quartiers, n'a pas commencé il y a trois ans, comme je l'entends dire ici ou là, mais maintenant nous avons le courage politique de nous y attaquer. Le triptyque que vous évoquez ne se vérifie pas à tous les coups. Depuis 2014, nous nous sommes concentrés sur la radicalisation violente, la menace d'attentat, le risque de passage à l'acte. Le dispositif mis en œuvre vise à détecter les individus radicalisés et, parmi eux, ceux que l'on pense susceptibles de passer à l'action violente ; mais il est très difficile de dire avec certitude qu'un individu radicalisé est susceptible de passer à l'action violente ; ce n'est pas aussi simple que vous le dites. Il est exact que certains individus qui ont basculé dans la radicalisation violente étaient passés par des formes de séparatisme – c'est la théorie de plusieurs auteurs tels que Gilles Keppel et Hugo Micheron. Mais d'autres auteurs, qui ont raison aussi, je puis en témoigner d'expérience, évoquent des individus basculant dans la radicalisation violente sans être passé par une phase de séparatisme communautaire.
Nous continuons évidemment de nous occuper de la radicalisation violente, parce qu'il s'agit d'individus susceptibles de passer à l'action, et cela restera une priorité du Gouvernement et de la lutte anti-terroriste en général. Ce à quoi nous nous attaquons depuis février 2018, ce sont d'autres formes de radicalisation, ce qu'on appelle le séparatisme qui se manifeste dans certains quartiers, dans certaines structures, dans de simples commerces. Partout où l'on explique que la loi divine est supérieure aux lois de la République, il découle de ces assertions une somme de conséquences en matière de discrimination hommes-femmes, de scolarisation des enfants, d'atteintes à la liberté d'aller et de venir, d'atteintes à la liberté d'autrui – autant de conséquences susceptibles de donner lieu à des actions de police administrative telles que le contrôle des débits ou la fermeture de lieux de culte au titre de la violation de règles d'urbanisme ou de sécurité incendie. Ces conséquences peuvent aussi donner lieu à des actions pénales : on peut saisir le procureur de la République quand on l'estime justifié. Depuis l'année dernière, d'abord dans quinze quartiers et maintenant dans l'ensemble du pays, nous avons demandé aux services de l'État de s'attaquer à cette forme de séparatisme. Mais je vous invite à nouveau à la prudence : on ne bascule pas forcément de l'un vers l'autre.
En tout état de cause, il n'est pas acceptable que des gens disent, dans certains quartiers, sur une partie du territoire français, que la loi divine l'emporte sur la loi de la République. Nous allons nous y attaquer fermement mais avec beaucoup de prudence car, évidemment, la très grande majorité des musulmans de France pratiquent leur foi et leur culte de manière extrêmement respectueuse des règles de la République et sans causer de troubles à l'ordre public. La limite est celle du principe de laïcité : doit-on recruter comme fonctionnaires des individus connus pour ne pas respecter ce principe ? Tous les fonctionnaires sont astreints au respect des principes de neutralité et de laïcité, et ceux qui enfreignent ces règles s'exposent à des sanctions disciplinaires. Nous avons tous eu, dans nos services, des fonctionnaires qui, sans forcément se comporter d'une manière attestant d'une radicalisation violente, avaient une attitude heurtant les principes de liberté, de neutralité et de laïcité, et certaines mesures disciplinaires pouvaient alors être prises. Tel est le panorama et, je le redis, il faut être extrêmement prudent car le triptyque que vous avez mentionné ne se vérifie pas à tout coup.
C'est heureux, mais le doute doit profiter aux Français même si le lien ne se vérifie pas à tous les coups.
Fin janvier, un communiqué de presse du Premier ministre indiquait que « le regroupement des services en charge des enquêtes d'habilitation du ministère de l'intérieur à la DGSI sera mis en œuvre à partir du deuxième trimestre 2020 ». La date annoncée sera-t-elle tenue ? Les moyens humains nécessaires ont-ils été dévolus à la DGSI ? Cette direction a-t-elle intégré les personnels de services d'enquête appartenant à d'autres services de renseignements ? Y a-t-il eu des recrutements supplémentaires ? Le communiqué établissait aussi que le SGDSN devrait renforcer la procédure d'habilitation pour l'ensemble des agents servant au sein d'un service de renseignement d'ici 2021, ce qui nous semble être un calendrier un peu long. Pouvez-vous nous en dire un peu plus et sur le calendrier et sur les éventuelles premières pistes de renforcement des procédures d'habilitation secret défense ? Enfin, est-il envisagé de rendre publiques d'autres pistes des deux rapports commandés par Matignon à l'Inspection des services de renseignement ? Si oui, à quelle échéance ?
Il va être mis un terme à la convention conclue entre la DGSI et la DRPP que j'ai évoquée tout à l'heure, et le regroupement à la DGSI des services chargés des enquêtes d'habilitation pour l'ensemble du personnel du ministère de l'Intérieur, dont les agents de la DRPP, se prépare sans que j'aie connaissance de difficultés de mise en œuvre particulières. Dans le cadre du plan de recrutement en faveur des services de renseignement, la DGSI a bénéficié de renforts dont une partie sera affectée dans ces services. J'ajoute qu'il pouvait se produire, dans un nombre de cas limité, que des agents commencent à exercer sans avoir obtenu formellement l'habilitation définitive ; à la demande du Premier ministre, une procédure temporaire a été définie pour gérer cette période transitoire. La révision de la procédure d'habilitation est prévue, vous l'avez rappelé, pour 2021. Je n'ai pas connaissance du cours exact de la réflexion du SGDSN mais nous visons l'harmonisation de la gestion des vulnérabilités. Dans l'intervalle, les enquêtes d'habilitation ont été renforcées. Les rapports de l'Inspection des services de renseignement étant sous le sceau du secret de la défense nationale, je n'ai pas connaissance d'autres mesures qui pourraient être rendues publiques que celles annoncées par le Premier ministre, mais il est allé très loin dans la communication.
Il est très troublant que la définition de ce qu'est un niveau d'alerte « faible » varie selon les responsables des services de renseignement. L'actuel et l'ancien directeurs de la DGSE et de la DGSI nous ont indiqué que s'ils apprenaient qu'un de leurs agents s'était converti, ils lui faisaient quitter le service. Une conversion religieuse n'est bien entendu pas un motif de sanction et l'agent concerné n'est pas exclu de la police nationale, mais ces responsables justifient la mise à l'écart par le risque que l'agent converti soit approché par un service extérieur. Pourquoi n'en va-t-il pas ainsi à la DRPP, particulièrement quand on sait qu'un agent, en difficulté en raison de problèmes personnels et d'un handicap, est peut-être susceptible d'être plus facilement « retourné » que d'autres ? La DRPP ne devrait-elle pas aussi appliquer la règle en vigueur dans d'autres services de renseignement qui considèrent qu'il y a un risque lorsqu'un fonctionnaire se marie avec un ressortissant d'un pays avec lequel la France n'entretient pas forcément de bonnes relations ? Quand on apprend qu'un agent s'est converti, ne doit-on pas au moins vérifier quelle mosquée il fréquente ? L'aurait-on fait, en l'espèce, que l'on se serait rendu compte qu'il priait chaque jour avec un imam radicalisé fiché S, ce qui aurait pu éveiller quelques soupçons. En bref, la DRPP ne devrait-elle pas appliquer les règles extrêmement strictes en vigueur dans les autres services ? Enfin, la presse rapporte aujourd'hui que Mickaël Harpon aurait consulté des sites explicites le jour où il a tué ses collègues et qu'il consultait régulièrement des sites proches des mouvances terroristes ; confirmez-vous ces informations ?
Effectivement, il est difficile de définir les signaux faibles, d'autant, je vous l'ai dit, que ce qui alerte est un faisceau d'indices – un comportement, un repli sur soi, une tenue vestimentaire, une apparence physique soudaine… Encore ce faisceau d'indices ne donne jamais à lui seul un verdict : c'est ce qui doit attirer l'attention et permettre que le renseignement territorial vérifie s'il y a radicalisation ou pas.
J'y viens. Le signal faible, c'est donc, pour l'ensemble de la population, un faisceau d'indices multiples, ou un seul s'il est très inquiétant ; en ce cas, une investigation a lieu pour vérifier si la radicalisation est avérée. Mais vous avez raison, l'attention doit évidemment être plus soutenue dans un service de renseignement, et le moindre signal faible doit forcément appeler l'attention.
Des responsables de la DGSE et de la DGSI vous ont indiqué, me dites-vous, que toute conversion d'un agent de leur service entraîne forcément le retrait de son habilitation – c'est ce que cela signifie, puisque le retrait d'habilitation entraîne une mutation d'office. Je suis très ennuyé parce que je n'étais pas là quand cela a été dit. Je confirme qu'une conversion dans un service de renseignement attire forcément l'attention, ne serait-ce que pour comprendre dans quelles circonstances elle a eu lieu – mais cela peut être tout à fait normal. Une conversion entraîne certaines vérifications mais cela ne signifie pas que l'intéressé est sorti du service, et je suis un peu surpris par la réponse que vous prêtez à ces directeurs que je connais bien et avec lesquels j'ai travaillé. Sur le fond, vous avez raison : dans un service de renseignement, les signaux faibles, même isolés, doivent retenir l'attention, c'est une obligation.
J'ai lu l'article paru ce matin. Il contient des éléments qui concernent la procédure judiciaire en cours et je ne le commenterai donc pas, sinon pour dire que les connections décrites sont nombreuses et variées mais qu'avant d'en conclure qu'il s'est agi d'un acte terroriste, l'enquête doit aller à son terme.
Il est dit dans cet article que, préalablement à la commission de l'attentat, l'auteur de l'attaque aurait consulté des sites djihadistes appelant au meurtre des mécréants. Les systèmes informatiques prévoient-ils la traçabilité par le directeur d'un service des consultations faites par les agents ? On peut naturellement considérer légitime qu'un agent d'un service de renseignement consulte de tels sites dans le cadre de ses missions, mais n'aurait-on pu se rendre compte que ces recherches étaient le fait de quelqu'un qui, même s'il était habilité secret défense, n'avait qu'une mission logistique ?
Les agents de tous les services de renseignement savent, parce que cela leur a été dit, que toutes les consultations de fichiers internes sont traçables – et c'est heureux, car consulter un fichier sur des sujets dont on n'a pas à connaître est une faute. Pour ce qui est des consultations externes, je peux seulement vous dire qu'à partir du moment où il y a un signalement, il y a un risque et diverses techniques d'investigation peuvent alors être utilisées, que je ne détaillerai pas.
Monsieur le secrétaire d'État, vous avez dit que le service de renseignement pénitentiaire est monté en puissance à partir de 2017. Je souhaite rappeler à nos collègues, notamment les plus récemment élus, que beaucoup de retard a effectivement pris en cette matière pendant le quinquennat précédent mais que le premier bureau du renseignement pénitentiaire est une création de Dominique Perben en 2003. J'ai présenté en 2014, au nom de la commission des lois, un avis sur le projet de budget de l'administration pénitentiaire pour 2015 appelant à créer un vrai service du renseignement pénitentiaire et à en renforcer l'effectif, limité à l'époque à treize personnes. Jean-Jacques Urvoas, Eric Ciotti et moi-même avons ensuite mené un combat politique contre Mme Taubira. Nous avons essayé de faire voter, en avril 2015, un amendement à la loi sur le renseignement pour introduire une accroche législative permettant de créer ce service de renseignement, mais nous n'y sommes parvenus que lorsque Jean-Jacques Urvoas a été nommé garde des Sceaux. Le cadre législatif a enfin pu être stabilisé en 2016, et c'est en février 2017 que le service de renseignement pénitentiaire a vraiment fait son entrée au sein de la communauté du renseignement.
Cet historique vise aussi à souligner, à l'attention de nos collègues de la majorité, que sous la législature précédente, le parti socialiste et l'UMP avaient su travailler ensemble sur certains sujets d'intérêt national, sans attendre l'avènement du nouveau monde en mai 2017. En l'occurrence, quand vous êtes arrivés aux affaires, vous avez, heureusement, bénéficié du travail que nous avions fait au cours des trois ou quatre années précédentes en créant ce service de renseignement pénitentiaire.
Je referme cette parenthèse historique destinée à la bonne information de tous et j'en viens à la lettre de mission, publiée par Le Figaro, que le ministre de l'Intérieur a adressée à Didier Lallement lorsque celui-ci a été nommé préfet de police, en mars 2019. Le ministre lui demandait de lui remettre, le 1er juillet de la même année, des préconisations et un calendrier relatifs à « la réforme du fonctionnement de la préfecture de police de Paris et son articulation avec les directions d'administration centrale en charge de la sécurité ». Je suppose que ce rapport a été remis ; pourrions-nous, pour éclairer nos travaux, être destinataires des préconisations, suggestions et analyses adressées par le préfet de police au ministre de l'Intérieur ?
Dans cette lettre de mission, le ministre demandait au nouveau préfet de police de réfléchir au bien-fondé de la pérennisation des missions dites spécialisées, et M. Lallement lui a soumis des propositions. Le ministre de l'Intérieur et moi-même avons jugé préférable de les intégrer au livre blanc à paraître, puisqu'il s'agit de l'organisation des services, d'une réflexion globale sur la filière judiciaire en souffrance parce qu'elle n'attire plus : on ne recrute plus d'officiers de police judiciaire, c'est un problème réel que nous voulons régler.
Vous avez décrit une faille dans la transmission des informations dans la chaîne hiérarchique à la préfecture de Paris, tout en vous disant réticent, à titre personnel, au regroupement de la DRPP et de la DGSI, entre autres raisons parce que la mission de la DRPP, dites-vous, s'apparente à celle du renseignement territorial. Mais il y a des problèmes de transmission de l'information entre les services de renseignement territorial, puisque nul ne s'est avisé qu'un agent de la DRPP fréquentait une certaine mosquée. Je m'interroge donc, comme M. Pupponi : s'agit-il d'une faille conjoncturelle, d'une erreur ponctuelle qui mérite analyse mais qui peut se produire, ou cet épisode traduit-il une faille structurelle ? Le livre blanc apportera-t-il, par des réorganisations, des réponses à ce type de disjonctions dans une même région ?
Il ressort d'autre part des auditions que les choses sont noires ou blanches, sans nuance intermédiaire : soit on a affaire à un fonctionnaire radicalisé, soit à un fonctionnaire qui ne pose pas de problème. Mais qu'en est-il de la zone grise ? Que se passe-t-il quand des indications laissent percevoir qu'un agent s'inscrit dans une certaine pente, qu'un fonctionnaire est visiblement fragilisé ? Les gendarmes nous ont dit que des aumôniers musulmans pouvaient servir de référence à des fonctionnaires qui avaient besoin de contacts ; en est-il ainsi dans la police ? Les personnes qui se retrouvent isolées, fragilisées et qui peuvent en effet être des cibles ou des victimes de processus de radicalisation bénéficient-elles d'un accompagnement ?
Vous avez raison de souligner que le rôle de coordination du renseignement de la DRPP en Île-de-France, prévu par les textes, doit être renforcé ; la DRPP doit s'investir dans ce chantier. Je l'ai vécu quand j'étais à la préfecture de police mais il faut sans doute faire plus. Cela étant, la DRPP et les services de renseignement territorial se parlent et échangent des informations, notamment pour ce qui concerne le suivi de la mouvance radicalisée et des lieux de culte. Pour le reste, je ne suis pas tout à fait d'accord avec vous, les choses ne sont pas seulement blanches ou noires, et la zone grise est bien prise en compte. Quand on se trouve face à un fonctionnaire radicalisé, dangereux, la loi nous permet désormais, dans notre domaine régalien, de le radier sans plus devoir passer par une procédure disciplinaire, plus fragile juridiquement, comme on le faisait auparavant. En revanche, quand le doute est levé, il n'y a pas de radicalisation, et c'est le cas pour les nombreux signalements de policiers que nous recevons en ce moment. Mais la zone grise existe bel et bien, et des mesures disciplinaires nous permettent alors, le temps d'y voir clair, de suspendre un agent, qui ne sera donc plus en fonction et qui peut être pris en charge par les structures à notre disposition, telles les cellules de suivi pour la prévention de la radicalisation et l'accompagnement des familles (CEPRAF).
Dans l'affaire sur laquelle nous enquêtons, il y a eu une faute humaine : un compte rendu a été fait par un fonctionnaire à son supérieur immédiat mais cela s'est arrêté là et, au-dessus, la hiérarchie n'a pas été saisie. On sait aussi que dans la police nationale bien davantage que dans la gendarmerie, protégée par son système militaire, il y a une culture de groupes, de clans, d'unités spécialisées qui fait que l'on a du mal à rendre compte. Dans certaines entreprises françaises et étrangères, si un employé ayant signalé à son supérieur hiérarchique immédiat que le comportement d'un collègue relève de la radicalisation ou du harcèlement n'obtient pas de réponse au bout d'un délai donné, il est en droit de rapporter les faits en franchissant les échelons hiérarchiques successifs, si bien que le chef de service sera quand même au courant. Cette procédure vous paraît-elle pouvoir figurer dans le futur livre blanc ?
Il est vrai que l'on observe au sein de la police nationale un fonctionnement par groupes très soudés. Même si, je le dis une dernière fois, dans les fonctions que j'ai occupées, les signalements me remontaient, y compris de manière orale, il y a eu un « loupé » et ce n'est pas normal. Aussi, tout ce qui améliore la transmission de l'information – qui, en l'espèce, aurait entraîné une enquête sur la pertinence du maintien de l'habilitation et un suivi au titre de la radicalisation – est de bonne pratique, et je n'ai pas d'objection à la proposition que vous formulez.
Monsieur le ministre, je vous remercie pour votre écoute attentive et pour la qualité et l'exhaustivité de vos réponses.
La séance est levée à 16 heures.
Membres présents ou excusés
Présents. - Mme Laetitia Avia, M. Florent Boudié, M. Éric Ciotti, M. Éric Diard, M. Jean-Michel Fauvergue, Mme Isabelle Florennes, M. Raphaël Gauvain, Mme Marie Guévenoux, M. Meyer Habib, M. Guillaume Larrivé, Mme Constance Le Grip, Mme Marine Le Pen, Mme Naïma Moutchou, M. Stéphane Peu, M. Éric Poulliat, M. François Pupponi, Mme Alexandra Valetta Ardisson, M. Guillaume Vuilletet
Excusés. - M. David Habib, M. Guy Teissier