Intervention de Gilles Pipien

Réunion du mercredi 16 septembre 2020 à 16h00
Commission d'enquête sur l'évaluation des politiques publiques de santé environnementale

Gilles Pipien, Conseil général de l'environnement et du développement durable (CGEDD) :

J'aimerais ajouter un élément anecdotique, mais malheureusement significatif. En mai, en pleine période de crise, l'ambassadeur à l'environnement, M. Yann Werhling, a pris l'initiative de réunir tous les instituts de recherche français de la santé humaine, animale et environnementale. L'Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM), l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (INRAE), l'Agence nationale de sécurité alimentaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (ANSES), la Fondation pour la recherche sur la biodiversité, etc. Cela a permis de faire émerger un certain nombre d'éléments. Le ministre des affaires étrangères, M. Le Drian, y a fait une intervention remarquée au niveau international, en proposant, au nom de la France, de mettre en place un groupe d'experts intergouvernemental de la santé environnementale, one health, à l'image du groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC). Ce n'est que trois semaines ou un mois plus tard que la ministre en charge de l'écologie et le ministre en charge de l'agriculture ont réemployé ce mot. Ma question est simple. Pourquoi ces organismes de recherche ne sont-ils pas réunis une fois par an pour faire le point de l'avancée de la science sur ces sujets et se projeter au-delà dans les programmes de recherche ?

Je viens d'évoquer un concept : one health. Il s'agit d'un concept récent, ayant émergé, à l'initiative des vétérinaires, au niveau international, une vingtaine d'années plus tôt, autour de l'organisme international des épizooties, aujourd'hui dénommé Organisation mondiale de la santé animale, et qui a proposé une approche globale et coordonnée entre les questions de santé humaine et de santé animale. Ceci a été pris en compte par l'OMS et l'Organisation pour l'alimentation et l'agriculture (FAO) et est aujourd'hui porté par ces trois organisations. Depuis une dizaine d'années, nombre de scientifiques disent qu'il faut aller plus loin, qu'il faut raisonner eco health, planet health : prendre en compte les liens entre la santé humaine et la santé animale, domestique et sauvage, mais également la santé végétale et la santé des écosystèmes et comprendre les liens qui apparaissent dans ce domaine, à la fois dans la recherche et dans les territoires. Nous avons besoin de recherche croisée.

Cela me permet d'aborder la question de la gouvernance nationale de cette politique publique, en commençant par la problématique culturelle de séparation des spécialités et des formations entre les médecins, les vétérinaires, les écologues, etc. Une toute petite histoire vous fera comprendre ce que je veux dire. L'ambroisie est une plante allergène, arrivée d'Amérique du Nord à la fin du XIXe siècle, à bas bruit. Elle est restée à bas bruit pendant très longtemps car il s'agit d'une plante de reconquête, de friche, qui ne supporte pas la concurrence d'autres plantes et qui ne peut pas se développer. Pourquoi, à l'hôpital Grange Blanche à Lyon, assistons-nous chaque fin août, depuis les années 80, à une explosion du nombre de personnes arrivant pour des problèmes respiratoires liés à une allergie à l'ambroisie ? Ce phénomène nécessite chaque année un renforcement en médecins urgentistes, en infirmiers et en antihistaminiques. L'ambroisie a besoin de friches. Or près de Lyon, au milieu des années 70, l'énorme chantier de l'aéroport Satolas devenu Saint-Exupéry a nécessité un décapage des sols sur de nombreux hectares. Pour des raisons administratives et juridiques, le chantier s'est arrêté pendant deux ans et a constitué une merveilleuse friche pour l'ambroisie. Pourquoi celle-ci est-elle arrivée près de Lyon et des grandes villes ? J'avais demandé une cartographie, d'autant que 70 % de mes personnels d'entretien des routes se retrouvaient en arrêt de travail au mois d'août. L'ambroisie suivait les routes départementales et nationales. Les personnels réalisaient leur travail de fauchage le long des routes, provoquant le déplacement des graines et du pollen et dégageant des friches supplémentaires. La compréhension de l'écologie était donc importante. Je salue l'agence régionale de santé (ARS) d'Auvergne-Rhône Alpes, pour son travail auprès de tous les services de voirie et d'espaces verts en vue de les former et de leur apprendre à ne pas faucher au mois d'août, mais les autres mois. L'ARS a aussi permis d'apprendre aux populations à reconnaître l'ambroisie et à l'arracher en période hors pollen, à la main. Nous possédons des cultures médicales, vétérinaires, écologues, écotoxicologues, etc., trop séparées, ce qui se traduit par des silos de compétences que l'on trouve dans les ministères (le ministère des agronomes, celui des environnementalistes, celui des médecins, etc.). La nécessité de croiser ces cultures est l'un des enjeux majeurs.

Un deuxième exemple est celui d'une politique de santé publique, qui a fonctionné en France, justement parce qu'elle était interministérielle. En 1976, un pic de 16 000 décès par an est atteint. Un comité interministériel réunit tous les ministères concernés : l'industrie, l'équipement, l'intérieur et la santé. Un travail important est lancé, à tel point qu'en 2019, seuls 3 500 décès par an sont décomptés. Le comité interministériel s'appuie sur une délégation interministérielle. Une fois par an, le Premier ministre le réunit et annonce des décisions. Un observatoire interministériel fait remonter les données. Pour les « points noirs », des enquêtes sont réalisées, qui font appel aux élus locaux, aux services locaux, aux services de police, aux services de santé, etc. Cette politique de santé publique est la politique de sécurité routière. Elle a été pilotée pendant trente ans par le ministère de l'équipement et, à présent, par le ministère de l'intérieur et en interministérialité, en s'appuyant sur les territoires. Les décès ont été divisés par plus de quatre. Des avancées ont été observées dans le monde des soins. Les services d'aide médicale d'urgence (SAMU) ont été mis en place, ainsi que la coordination entre le 15 et le 18. La traumatologie post-accident a progressé, de la même manière que le travail psychologique et de rééducation. Un travail fondamental a été mené dans le monde de la santé, mais il a également porté sur le véhicule avec le monde de l'industrie (mise en place des airbags ou de l'ABS), sur les infrastructures (généralisation des glissières centrales sur autoroute, giratoires, etc.) et sur le comportement des individus (éducation routière, éducation à la santé, permis à points, vitesse limitée, radars, etc.). Je m'arrête. Notre réunion pourrait cesser maintenant. Il faut mettre en place un dispositif interministériel. Nous n'en sommes pas à 16 000 morts, mais à plus de 60 000. Il nous faut un dispositif interministériel équivalent de pilotage de cette politique.

Notre rapport n'a pas suffisamment abordé ce sujet. Ce sujet est difficile à évoquer pour nous. Comme vous l'avez remarqué, nous n'avons pas produit un rapport commun avec l'inspection générale des affaires sociales (IGAS) car nous n'arrivions pas à nous mettre d'accord sur ce point. Les deux inspections générales n'ont pas réussi à se mettre d'accord. Nous n'avons pas inscrit ce que je viens de dire dans notre rapport, qui était une tentative de compromis. La politique de santé environnementale n'est pas une politique du ministère de la santé. Il s'agit d'une politique nécessairement interministérielle.

J'en reviens à la question culturelle. Je vous ai dit tout à l'heure que le terme « prévention » posait question. Dans le monde de la santé et des médecins, celui-ci signifie qu'un individu doit faire attention à ne pas fumer, à ne pas boire trop d'alcool, à faire attention à son cholestérol, etc. Grâce à l'éducation à la santé, un individu doit faire attention à son comportement individuel. Quand nous parlons prévention dans notre monde de l'environnement, la problématique est différente. Allons-nous conseiller aux gens de ne pas respirer ? La prévention des risques majeurs correspond ici à des politiques publiques collectives, pilotées à la fois par l'État et les collectivités territoriales. En employant le mot « prévention », nous risquons de ne pas nous comprendre. La prévention en santé environnementale ne peut pas relever uniquement du ministère de la santé. S'il s'agit des politiques publiques en matière de pollution de l'air, il importe de travailler sur la politique des transports, la motorisation des voitures, la piétonisation des centres-villes, les vélos, etc. Ce ne sont pas des politiques de santé, elles relèvent d'autres ministères.

Si nous n'avions qu'une recommandation à formuler, elle porterait sur la mise en place d'une politique pilotée de manière interministérielle. Nous réclamons un budget clair, avec un rapport au Parlement chaque année. Nous sommes en démocratie, il nous faut associer les chercheurs, la société civile, les élus, c'est-à-dire l'ensemble des acteurs. Il nous paraît fondamental qu'à côté de cet exécutif ministériel, un parlement de la santé environnement soit créé. L'embryon existe avec le groupe santé-environnement (GSE), mais ses 148 membres y siègent de manière totalement informelle. La seule institutionnalisation correspond à la lettre de mission remise à sa présidente, Mme Élisabeth Toutut-Picard. Il est temps que ce parlement soit reconnu et que devant lui, les multiples petits plans, fondamentaux (plan perturbateurs endocriniens, plan bruit, plan qualité de l'air, etc.) soient présentés ou débattus. Je n'ai pas d'avis sur la façon de l'institutionnaliser, via une commission du Conseil économique, social et environnemental, une commission permanente citoyenne ou une branche du Conseil national de transition écologique. Il faut y réfléchir avec le Conseil d'État, au sein du Parlement, afin de donner corps à ce parlement inter-disciplines et inter-citoyens.

Enfin, dans toute politique, il faut des moyens humains. Roger Genet vous l'a dit régulièrement. Oserais-je vous rappeler un entretien que nous avons eu, M. Vindimian, notre collègue de l'IGAS et moi-même, avec le directeur général de la santé et le directeur général de la prévention des risques ? À un moment donné, nous leur avons demandé combien d'équivalents temps plein (ETP) étaient mobilisés par les deux administrations pour piloter cette politique fondamentale. La réponse a été, après qu'ils eurent tous deux interrogé la sous‑directrice, la chargée de bureau, la chargée de mission, etc., de 0,2 ETP par administration. La politique de santé-environnement, concernant plus de 60 000 décès par an, est pilotée par 0,4 ETP. Par conséquent, nous pensons qu'il est important, au-delà d'une délégation interministérielle correctement dotée, de prévoir un opérateur. Or nul n'est plus compétent aujourd'hui que l'ANSES.

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