Je ne sais pas comment appeler cette discipline pour ne pas faire peur aux gens : de la physique des produits ou de la chimie des produits ou des sciences naturelles des produits. En tout cas, ces notions de base sur les produits qui nous entourent doivent être enseignées dès l'école et jusqu'aux niveaux les plus élevés, quelle que soit la spécialisation.
Chacun devrait avoir une compréhension de base, savoir d'où viennent le cuir, le coton, comment sont fabriqués un cahier et un stylo. Actuellement, nous avons l'impression que les produits arrivent de nulle part, qu'ils tombent du ciel. Le consommateur n'en connaît ni la composition ni les conditions de fabrication. Après avoir utilisé un produit, il le met dans un bac jaune, vert ou bleu et ne sait pas du tout ce que le produit devient.
Je prends toujours l'exemple des gels douche avec des microbilles de plastique : cela partait à la mer et que pensaient les gens ? Ils semblaient imaginer en quelque sorte que, dans la bonde de fond de douche, cela partait dans une sorte de trou noir et que cela disparaissait. Le monde dans lequel nous vivons n'a finalement aucune matérialité.
Tout est dématérialisé d'ailleurs. Il faut remettre un peu de matérialité dans nos vies de consommateurs, de citoyens, en commençant par enseigner tout cela aux enfants. Ils comprendraient très bien de quoi sont faits leur T-shirt en coton ou la brosse à dents qu'ils utilisent.
Plusieurs problèmes se posent. D'abord, nous avons vécu pendant un demi-siècle une chimie débridée et un très grand nombre de substances sont sur le marché, plus de 100 000. Toutes n'ont pas été correctement étudiées et nous n'en connaissons pas forcément les effets sur la santé.
Il est aussi problématique de savoir où sont les substances, de quoi sont faits les produits qui nous entourent. Des substances sont cachées dans les produits. La table de cette salle, par exemple, a sûrement été fabriquée avec du bois, mais aussi avec des colles, des vernis… et les gens qui l'ont achetée n'avaient sans doute pas l'information. Une table n'est pas un produit cosmétique et nous n'avons pas sa composition sur une étiquette collée dessous. De même, nous avons le nom de la fibre utilisée dans nos habits, mais aucune information sur les autres substances, telles que les colorants…
Ensuite se pose le problème des effets de ces substances sur la santé, lorsque nous y sommes exposés. C'est un sujet extrêmement sensible, bien connu des toxicologues : faire la différence entre le danger et le risque. Cette différence génère beaucoup d'incompréhensions de la part des consommateurs et des organismes de consommateurs qui confondent un peu les deux.
Le danger est un peu comme avoir une piscine dans laquelle se trouverait un crocodile. Le crocodile est le danger. Si je ne tombe pas dans la piscine, il ne m'arrivera rien mais, si je tombe dans la piscine, si je suis en contact avec le crocodile… C'est la même chose avec les substances et il faut bien faire cette distinction. Sinon, toutes les substances sont dangereuses, il faut tout arrêter et retourner vivre dans une caverne.
Cette notion d'approche par le risque est indispensable, comme le savent bien les spécialistes du médicament, ceux de la cosmétique et, de façon générale, ceux de la chimie. Nous ne savons pas forcément où sont les substances, ni comment nous sommes exposés aux substances. L'idée serait donc de mieux intégrer les produits dans cette thématique de la santé-environnement pour que nous ayons une idée de ce à quoi nous sommes exposés au travers des produits qui nous sont proposés en tant que consommateurs, travailleurs…
Certaines actions commencent à se mettre en place. En France, nous avons par exemple l'observatoire de la qualité de l'air intérieur. Je pense aussi au digital qui peut nous permettre de savoir, à chaque instant, quels produits nous entourent et donc ce à quoi nous sommes exposés. Cela permettrait également de réaliser des études épidémiologiques.
Les cohortes Elfe et Helix, suivies durant des années, donnent des informations extrêmement précieuses mais sans doute insuffisantes. Nous pourrions accélérer un tel suivi grâce au digital, en mesurant en permanence ce à quoi nous sommes exposés. Des start-up apparaissent qui proposent des mesures de la qualité de l'air intérieur en permanence ou bien de tracer les produits auxquels nous sommes exposés à différents moments de la vie.
Ce sujet des substances est assez complexe, à la fois par méconnaissance des substances en elles-mêmes, par méconnaissance de leurs effets, par méconnaissance de leurs localisations dans les produits.
La première étape est donc de rematérialiser toute la chaîne, auprès de tous les professionnels, pour que nous puissions, petit à petit, comme c'est le cas pour des produits très locaux fabriqués par des industriels que nous connaissons, connaître les substances mises en œuvre. Cette information est forcément connue, quelqu'un la détient en amont de la chaîne, par exemple les grandes sociétés qui vendent les granules de plastique. Les questions sont souvent posées aux marques qui se trouvent « en frontal » avec le consommateur, alors qu'elles n'ont pas les réponses ou sont obligées d'investir des budgets incroyables, qui font les choux gras de certains laboratoires payés pour analyser les produits, bien que, dans la chaîne, certains acteurs savent de quoi sont composés les produits.
Il est donc question ici de la donnée, de la data et même de la big data, puisqu'il s'agit d'un nombre conséquent d'informations. Il faudrait imposer une transmission d'informations vraiment effective entre les uns et les autres. Cette transmission d'informations devrait être prévue dans la réglementation sur les substances chimiques (REACH), mais nous savons qu'elle n'a qu'une portée très limitée dans le cadre actuel.
Je pense qu'il faut une vision globale du secteur de la grande consommation, donc du commerce mais aussi de l'industrie. Il faut tenir compte des aspects scientifiques qui évoluent en permanence, du digital, de l'aspect propre aux ressources humaines. Nous devons embrasser un certain nombre de disciplines pour répondre à cette problématique.