Intervention de William Dab

Réunion du jeudi 1er octobre 2020 à 11h00
Commission d'enquête sur l'évaluation des politiques publiques de santé environnementale

William Dab, professeur émérite au Conservatoire national des arts et métiers, ancien directeur général de la santé :

J'ai fini par l'écrire, car les étudiants me le demandaient. J'y explique que la santé est multi-déterminée. Or, nous sommes dans un pays où la pensée médicale est très forte. Tout au long du XXe siècle, les progrès de la médecine, de l'hygiène et des antibiotiques nous ont fait oublier le rôle de l'environnement comme déterminant de la santé, un enjeu très présent au XIXe siècle. Même Pasteur à la fin de sa vie a dit : « Le microbe n'est rien, le terrain est tout ».

Nous expliquons ensuite à nos étudiants les quatre grands déterminants de l'état de santé de la population : la médecine ; les comportements individuels ; la génétique et la biologie ; les environnements, en particulier général et professionnel.

Nous leur présentons ensuite les deux grands modèles qui permettent de penser les relations entre l'environnement et la santé. Selon le premier modèle, que j'appelle pasteurien, un facteur entraîne une maladie. Ce modèle n'est pas erroné : seule l'exposition au plomb entraîne le saturnisme ; seule l'exposition à l'amiante entraîne le mésothéliome ; etc. En revanche, ce modèle est partiel. Le modèle qui a émergé grâce à l'épidémiologie, dans les années 1950, est multifactoriel. Même si elles ne sont pas totalement unifactorielles, les maladies infectieuses relèvent certes, comme le rappelle l'actualité, du modèle pasteurien. Lorsqu'on n'est pas exposé au microbe, on ne développe pas la Covid -19. Pour toutes les maladies chroniques, il en va autrement : cancers, maladies cardiovasculaires, maladies digestives, maladies neurologiques, maladies rhumatismales, etc. sont autant de maladies dans lesquelles les quatre grands déterminants de l'état de santé jouent, et notamment l'environnement. C'est pourquoi, lorsqu'on me demande quelles sont les maladies de l'environnement, je réponds : toutes. Hormis les maladies purement génétiques (qui sont une centaine sur les 5 000 maladies répertoriées), toutes les autres maladies sont en partie liées à l'environnement. Des travaux de l'Organisation mondiale de la santé (OMS), que je cite dans mon cours, permettent de distinguer, pathologie par pathologie, la part contributive de l'environnement dans le fardeau de chaque maladie.

Mon équipe se constituait de juristes, de mathématiciens, de statisticiens, d'hygiénistes, d'ingénieurs. Je parle au passé, car je suis maintenant professeur émérite, même si le concours de ma succession n'a pas encore été ouvert. La doctrine de mon équipe repose sur l'idée que pour prévenir un risque, il faut le mesurer. On n'améliore que ce que l'on mesure. Une fois ces grands concepts présentés, nous apprenons à nos étudiants comment mesurer le risque. Nous leur apprenons quels outils permettent de mesurer les expositions. Sans chercher à faire de nos étudiants des épidémiologistes, car ce n'est pas le but de la formation, nous leur apprenons à lire des travaux épidémiologiques, pour qu'ils puissent se faire une idée de la qualité du niveau de preuve apporté ; nous leur apprenons à lire les travaux des agences de sécurité sanitaire, pour comprendre comment elles raisonnent et synthétisent les données toxicologiques ou épidémiologiques disponibles ; et nous leur enseignons les méthodes d'évaluation quantitative des risques sanitaires. Ces méthodes ont maintenant une quarantaine d'années et sont très utilisées, notamment par l'ensemble des agences de sécurité sanitaire. J'ai d'ailleurs formé une grande partie des personnes qui travaillent dans ces agences, en évaluation quantitative des risques sanitaires (EQRS).

J'ai forgé cette doctrine, avec mes collaborateurs, en prenant du recul sur mes années de décideur et de gestionnaire. Je me suis en effet aperçu que, parmi tous les dossiers sur lesquels la DGS est intervenue, chaque fois que nous avons pu quantifier, même approximativement, un risque, sa gestion est restée relativement facile. Lorsque nous ne l'avons pas fait, nous avons plutôt vécu des moments critiques. Cela a par exemple été le cas pour l'Erika. Au tout début de la marée noire, le discours sanitaire était plutôt rassurant, ce qui semblait une évidence du point de vue de l'expertise et de l'épidémiologie. Pourtant, les goudrons, les hydrocarbures aromatiques polycycliques, sont notoirement cancérigènes. Ce mot a suscité une émotion particulière dans l'opinion, et j'ai convaincu la ministre de l'époque, Mme Dominique Gillot, de lancer ce qui reste encore aujourd'hui en France la plus grande évaluation quantitative des risques sanitaires jamais réalisée. Commencée en mars, elle a été terminée en mai. Grâce à elle, 95 % des plages du littoral atlantique ont été ouvertes et fréquentées à l'été 2000, sans aucune plainte.

Je cite souvent un autre exemple. La décennie 1980 avait été celle de la transmission transfusionnelle du SIDA. La décennie 1990 avait été celle de la vache folle. Lorsque je croisais les deux, j'obtenais la possibilité d'une transmission transfusionnelle du prion. Je l'envisageais régulièrement, en arrivant le matin au bureau, comme la pire des catastrophes que je pourrais avoir à gérer au sein de ma propre cartographie des risques. Et c'est arrivé. L'Institut de veille sanitaire m'a prévenu, un soir, que les huitième et neuvième cas de maladie de Creutzfeldt-Jacob en France avaient été donneurs réguliers de sang, avant qu'on apprenne qu'ils étaient atteints de cette maladie du prion. Les plus hautes autorités ont été immédiatement prévenues, car le retentissement et l'émotion étaient évidemment considérables. L'été précédent, dans le British Medical Journal, un article convaincant avait en effet montré que les transfusions de globules rouges pouvaient transmettre le prion. Or, le don du sang permet de transfuser des globules rouges, mais aussi de produire du plasma, qui sert à fabriquer des médicaments dérivés du sang.

Grâce à la traçabilité de l'Établissement français du sang et de l'AFSSAPS de l'époque, les 24 patients ayant reçu des globules rouges issus de ces lots avaient pu être retrouvés immédiatement. Les globules qui n'avaient pas été consommés avaient été immédiatement retirés de la circulation. Gérer 24 patients est facile : cela relève d'une décision médicale. Nous avons pris contact avec leurs médecins et leur avons expliqué la situation. La plupart de ces patients étaient extrêmement malades, raison pour laquelle ils avaient été transfusés : nombre d'entre eux étaient atteints du cancer, etc. En discutant avec ces médecins, je me suis donc vite rendu compte que ce n'était pas le prion qui tuerait leurs patients. Les médecins avaient toutefois été prévenus de l'existence d'un risque, et la question avait été réglée.

Savoir combien de personnes avaient pu recevoir des médicaments à partir du plasma dérivé du sang de ces donneurs était plus difficile, car la traçabilité était moins bonne. L'AFSSAPS a toutefois réalisé un travail extraordinaire, m'ayant appelé quelques jours plus tard pour m'indiquer un nombre de personnes évalué à 70 000. La décision n'était alors plus médicale, mais de santé publique. Les juristes me conseillaient, pour ma propre sécurité juridique, de tout faire pour retrouver ces 70 000 personnes et les informer. Le médecin qui sommeillait en moi se demandait toutefois quoi leur dire : « Vous avez peut-être reçu du prion, je n'ai pas de test à vous proposer, je ne sais pas si vous serez malade, et je ne dispose d'aucun traitement. Toutefois, je vous ai prévenus ». J'ai saisi le comité consultatif national d'éthique, qui a conclu comme moi qu'il était impossible de procéder de cette manière du point de vue de l'éthique médicale, même si cela m'aurait davantage tranquillisé juridiquement. Comme j'avais longuement réfléchi au problème auparavant, j'ai demandé une quantification du risque. Elle a été réalisée, avec beaucoup de difficultés, car nos agents avaient commencé par estimer qu'elle serait impossible, faute des outils requis. En tant que gestionnaire, je ne pouvais pas me charger moi-même de cette évaluation des risques : je voulais qu'elle soit menée indépendamment du système de décision. Finalement, cette expertise a été réalisée, avec une aide britannique, et surtout celle de Stanley Prusiner, prix Nobel.

Dans le pire des scénarios, en forçant toutes les hypothèses les plus pessimistes, l'excès de risque était minime. J'ai donc soutenu la position qu'il ne fallait rien dire aux 70 000 personnes en question. Politiquement, c'était inaudible. Le 1er mars 2005, je me suis rendu en conférence de presse pour expliquer la position de la direction générale de la santé, et en quoi consistait l'évaluation des risques. Le président de l'association française des hémophiles, M. Edmond-Luc Henry, avec qui j'avais longuement parlé de ce dossier, était à mes côtés. Il m'avait dit que, selon lui, j'avais cette fois utilisé les données de la science aussi bien qu'on pouvait le faire, pour cerner les incertitudes. Je lui ai demandé de le déclarer publiquement, sans prendre parti sur la justesse ou non de ma position. Ce n'était pas son rôle : il devait conserver une position critique, compte tenu de ce qu'il représentait, et du tribut que les hémophiles avaient payé au SIDA. S'il était en désaccord avec ma position, je lui ai demandé de le dire, évidemment. Il a dit publiquement que nous avions utilisé les données aussi bien que possible. J'ai quant à moi expliqué publiquement ce jour-là que tout ce que nous pourrions faire vis-à-vis de ces 70 000 personnes aurait plus d'inconvénients que de bénéfices pour elles. Au nom du principe de précaution, nous préconisions donc de ne rien faire. Cela montre d'ailleurs bien que tous ceux qui font du principe de précaution un principe de surenchère se trompent. Au nom du principe de précaution, nous nous sommes abstenus. J'ai ajouté, malgré les communicants qui me le déconseillaient, qu'il s'agissait de notre position de départ et que nous la réviserions, si elle n'était pas comprise dans le pays. Il paraît que l'État ne doit pas dire cela.

En réalité, j'ai beaucoup appris de cet événement. Cette affaire a fait la une des journaux, mais seulement vingt-quatre heures. Tout le monde l'a aujourd'hui oubliée. Nous n'avons reçu aucune lettre, aucune plainte, aucune protestation nous disant que cette position était trop laxiste, que nous étions des négationnistes du risque et que nous ne prenions pas les responsabilités et les décisions qu'il fallait. C'était pourtant pour moi le pire des cauchemars. Nous nous en sommes sortis, parce que nous avons établi une quantification des risques, en retenant, dans toutes les situations d'incertitude scientifique (c'est-à-dire en l'occurrence dans toutes les situations), le scénario le plus défavorable, c'est-à-dire le plus favorable à la santé.

La doctrine scientifique de mon équipe a donc été forgée sur la base de tels exemples. On ne peut améliorer que ce que l'on mesure. Or, aujourd'hui, nous disposons des outils scientifiques requis à cette fin. Dans le cas du prion, ils étaient trop rudimentaires : il ne s'agissait pas encore de science, mais de « bricolage », à des fins d'aide à la décision. En l'absence d'avis de la science, comment pouvais-je prendre une décision, ou plutôt recommander au ministre de prendre une décision ? Toutefois, nous avons « bricolé » intelligemment, et surtout de manière scientifique, c'est-à-dire réfutable. Il était toujours possible de revenir sur les hypothèses retenues pour les modifier, et examiner ce qu'il en résultait pour le résultat final. À la lecture du rapport d'expertise, M. Edmond-Luc Henry m'a d'ailleurs suggéré de retenir une autre hypothèse concernant la dose minimale infectante. J'ai demandé aux agences de refaire les calculs de modélisation sur cette base : le changement n'affectait que la huitième décimale après la virgule. M. Edmond-Luc Henry m'a remercié : il avait obtenu la réponse à la question qu'il se posait. Il était écouté. La science avait parlé, et il écoutait la science en retour. C'est la meilleure chose à faire.

Évidemment, nos étudiants apprennent ensuite à transformer ces évaluations de risques, ces cartographies de risques, en plans de gestion : comment établir des priorités, affecter des ressources, qu'est-ce qu'une démarche de programmation de l'action, quels indicateurs d'évaluation a-t-on besoin de suivre, comment réaliser des évaluations économiques, comment calculer le retour sur investissement ? Ce dernier point est très important dans les entreprises : depuis qu'on sait calculer le retour sur investissement des actions de prévention, le regard des entreprises a totalement changé sur la prévention. Elle était jusque-là considérée comme une obligation réglementaire imposée de l'extérieur à la société. Mais montrer à un entrepreneur qu'investir un euro en prévention en rapporte deux en dix-huit mois change totalement son regard. Lorsque nous apprenons à nos étudiants à améliorer et renforcer l'action des entreprises en matière de santé-environnement, comme en matière de santé au travail, nous leur apprenons à choisir les actions qui présenteront le meilleur rendement. Cela peut paraître cynique, mais au stade de relative faiblesse où nous nous trouvons, il faut partir de ce qui motivera les entreprises. Un mouvement sera ainsi généré, dont résulteront d'autres actions.

Notre approche consiste ainsi, fondamentalement, à apprendre à nos étudiants à raisonner en termes de population. Les ergonomes et les psychologues raisonneront davantage en termes de personnes, de postes de travail, etc. : tout cela est important. Nous apprenons aussi ces approches à nos étudiants, qui sont formés de façon pluridisciplinaire. Nous collaborons avec la chaire de psychologie du CNAM, et avec les sociologues du CNAM, lequel constitue à cet égard un établissement fantastique, puisque nous avons la chance qu'il regroupe toutes ces spécialités. Ainsi, nos étudiants reçoivent des cours d'ergonomie, et pourront obtenir un master d'ergonomie, s'ils veulent devenir ergonomes. Ils reçoivent des cours de droit de l'environnement et de droit du travail. Toutefois, s'ils suivent nos cours, c'est parce qu'ils souhaitent acquérir des compétences en évaluation quantitative des risques et en raisonnement populationnel. Le raisonnement populationnel n'est pas plus important qu'un autre, mais il doit être couplé avec le raisonnement individuel pour répondre au mieux aux besoins des entreprises, et surtout de la population.

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