Je commencerai par répondre à la deuxième question de façon à expliquer ensuite comment la gouvernance permettrait de le réaliser.
J'ai conduit ma carrière scientifique dans le domaine de l'écotoxicologie, c'est-à-dire l'étude de l'impact des substances chimiques « indésirables » sur les environnements, notamment aquatiques. Lors de l'évaluation de risques, nous étudions les risques induits par telle ou telle substance. Le principe est le même en santé publique.
Les trois grands éléments de l'équation sont, d'une part, le danger intrinsèque de chacune des substances, prise isolément ou en mélange, d'autre part, la caractérisation de l'exposition, c'est-à-dire la présence ou non de la substance, sa quantité et la fréquence d'exposition, enfin la vulnérabilité de « l'enjeu » exposé, qu'il s'agisse d'un être humain, d'un animal ou d'un écosystème. L'ensemble permet l'évaluation du risque. Une très forte exposition à une substance faiblement dangereuse d'un enjeu vulnérable induit par exemple un risque non nul, mais faible.
En prévention, la meilleure façon de ne pas avoir d'ennuis avec une exposition est de faire en sorte qu'elle ne se produise pas. Pour y parvenir, la première méthode est que la substance ne soit pas présente, c'est-à-dire qu'elle ne soit pas utilisée, qu'elle soit interdite si elle est déjà sur le marché mais cela suppose que nous sachions déterminer la cause initiale des problèmes observés. La deuxième méthode est de diminuer ou de réguler l'exposition, en mettant en place des protections individuelles ou collectives contre l'exposition.
L'une des difficultés majeures résulte du fait que l'interdiction peut être une mesure très symbolique, qui ne supprime pas le problème. Ainsi, le dichlorodiphényltrichloroéthane (DDT) est interdit en France depuis les années 1970, mais toujours présent dans le sol. Le problème est le même avec la chlordécone. L'interdiction d'un produit ne limite donc pas forcément sa présence et l'exposition.
La prévention passe, indépendamment du fait de connaître les substances présentes et leurs dangers, par une meilleure connaissance des voies d'exposition et de la vulnérabilité. Nous ne savons actuellement pas bien identifier toutes les voies d'exposition pour une substance donnée. Les modélisations peuvent nous aider, nous commençons à progresser et, en analyse de sécurité alimentaire, nous modélisons les expositions par l'eau, par les aliments…
La prévention passe à mon avis par l'interdiction des substances les plus dangereuses, une meilleure connaissance de l'exposition pour prendre des mesures de protection – équipements de protection individuelle pour une substance utilisée sur le lieu de travail s'il n'existe pas d'alternative, périmètres non traités… dans le cas d'une substance présente dans l'environnement, des précautions de bonnes pratiques sur le renouvellement de l'air intérieur par exemple – et par la maîtrise de la vulnérabilité. C'est probablement le point sur lequel nous sommes les moins avancés. Nous devons être capables d'identifier les populations ou sous-populations à risques, dans la population humaine ou parmi les espèces les plus vulnérables.
Dans le cas des populations humaines, les cibles classiques de la prévention sont les femmes enceintes, les enfants en bas âge. L'hypothèse de Barker – hypothèse qui est de plus en plus vérifiée – selon laquelle beaucoup de maladies chroniques trouvent leur origine dans des expositions in utero signifie que c'est à ce niveau qu'il faut agir. Les femmes enceintes ou en âge d'avoir des enfants doivent être protégées en priorité. Ensuite, la protection peut être étendue à différentes catégories de population mais, en commençant par cette cible, nous pouvons peut-être limiter une partie des problèmes de santé futurs.
Cet aspect concerne des vulnérabilités physiologiques à un moment clé, avec un passage possible de la mère à l'enfant de certains contaminants, des effets qui peuvent parfois se manifester non pas sur l'enfant lui-même mais sur sa propre descendance, comme dans le cas du distilbène. Ce sont les cellules reproductrices futures de l'embryon qui sont altérées et les enfants issus de mères ayant consommé du distilbène ont des problèmes de reproduction, parfois même les petits-enfants. Nous ne savons pas le nombre de générations sur lesquelles l'effet se transmettra.
Les effets portent aussi sur la bonne santé générale de la population. Une population en bonne santé n'est pas seulement une population non exposée à des contaminants, mais aussi une population dont les régimes alimentaires lui permettent d'être, globalement, en bonne santé, ce qui lui permet d'ailleurs d'avoir un microbiote qui la défend mieux contre les agressions extérieures. Nous « rebouclons » ainsi avec une vision très globale de la santé, qui ne passe pas uniquement par la réduction des expositions et la prévention, mais aussi par le fait que l'organisme exposé soit moins vulnérable parce que globalement en meilleur état physiologique.
Je pense que l'un des enjeux, en tout cas pour l'INRAE, est de démontrer ces phénomènes avec des cohortes et que cela puisse se traduire dans des mesures d'hygiène et de santé publique.
La gouvernance demande d'avoir une centralisation de l'information scientifique sur ces sujets. Il faut considérer le poids de la preuve scientifique par rapport aux pressentiments des gens. Cet aspect est de plus en plus compliqué. Nous avons sur ce point un vrai problème de gouvernance de la donnée et de l'information : comment l'information scientifique fait-elle encore foi ? Il est paradoxal de constater que si nous n'avons jamais eu autant d'informations, autant de données, la défiance vis-à-vis de l'information scientifique n'a jamais été aussi forte, à cause de soupçons de manipulation.
Il ne faut pas seulement que nous nous voyions tous les cinq ans pour faire un bilan. Il faut que nous ayons au fil de l'eau des indicateurs pour voir l'état du système qui nous intéresse, que nous fassions un suivi quasiment en temps réel des contaminations, des épisodes de santé qui apparaissent pour remonter très vite à leurs causes. La réactivité des systèmes d'information est peut-être trop faible à l'heure actuelle.
Je signalais ne pas trop aimer le terme d'« émergence », de « risque émergent ». Le risque n'apparaît pas d'un seul coup. L'émergence est surtout liée au fait que nous avons commencé à regarder là où nous ne regardions pas auparavant, ou avec des techniques qui ne permettaient pas la détection. Si nous n'avons pas cette capacité de veille permanente sur la qualité des milieux, la qualité de la santé, la capacité de croiser l'ensemble, nous perdons du temps dans des décisions de gouvernance publique qui consisteraient à interdire telle substance ou telle pratique à risque.
Un moyen d'avancer, au-delà de la gouvernance et des structures, serait d'agir sur la façon dont ces données sont collectées, mises à disposition et analysées. Nous avons des masses de données biologiques, des masses de données environnementales, d'analyses, nous sommes persuadés que le traitement des données massives en santé publique est un domaine duquel nous ne pouvons pas être absents. J'ai l'impression que nous ne sommes pas encore à la bonne « maille » dans ce domaine.
Cela pose beaucoup de questions de sécurité des données privées, parce que les données de santé publique, à la base, sont des données individuelles donc privées. Comment sont-elles anonymisées, utilisées ? Comment garantir la protection des citoyens, ce qui est un vrai sujet politique ? Comment ces données privées sont-elles utilisées par la puissance publique pour définir des programmes de santé ? Nous le faisons, nous avons des outils, mais lorsque nous parlons de données massives, il s'agit de données qui peuvent être collectées par d'autres informateurs, sur les réseaux sociaux par exemple, et utilisées par des entreprises spécialisées non pas dans la santé mais dans le traitement des données massives. C'est la problématique des géants du Web (GAFA).
Lorsque sont proposés sur Internet des diagnostics personnalisés, en envoyant un échantillon de microbiote par exemple, pour connaître le pourcentage de risque d'avoir telle ou telle maladie, les données échappent totalement à la personne qui a déposé son échantillon. Elles sont utilisées par d'autres, à une échelle mondiale. La gouvernance des données et la transparence de leur usage posent donc question.
Se donner la possibilité d'avoir un vrai système d'information des données de santé publique, qui ne contienne pas seulement des données de santé mais aussi les données permettant de faire le lien avec d'autres paramètres, pourrait permettre de progresser dans le domaine de la santé environnementale.