Je précise que l'institut thématique de Santé publique de l'INSERM que je dirige est en charge de la recherche sur ces thématiques de santé publique que vous avez évoquées et non de l'ensemble de la coordination de ces politiques publiques. Toutefois, mon propos introductif sera général et concerne également ces dernières.
Les travaux que je mène dans le cadre de mes recherches sont soutenus par des fonds publics français ou européens. Je n'ai pas de conflit d'intérêts à déclarer. Une large partie de mon propos correspond davantage à mon avis d'expert plutôt qu'à une position officielle de l'INSERM sur ces questions assez réglementaires.
Je voudrais commencer par cette image du Docteur Frances Kelsey qui reçoit une distinction du Président Kennedy dans les années soixante pour avoir mis en doute l'innocuité de la thalidomide et refusé sa mise sur le marché aux États-Unis, évitant ainsi la survenue de nombreux cas de malformations congénitales dues à cet antinauséeux malheureusement prescrit en Europe pendant la grossesse et que nous n'avions pas interdit. Cette image symbolise bien une décision publique guidée par la science. Pour que cette situation soit la règle, il faut une science et des lois fortes.
Le champ de la santé environnementale est extrêmement vaste. Les déterminants environnementaux de la santé au sens large incluent les facteurs sociaux, les agents infectieux, les facteurs physiques comme le bruit et les rayonnants ionisants et non-ionisants, les facteurs météorologiques, le changement climatique et les facteurs chimiques avec plus de 23 000 substances qui sont mises sur le marché et commercialisés au-delà d'une tonne dans l'Union européenne en excluant les champs des médicaments et des pesticides et en ajoutant les agents et les substances naturels.
Certains de ces facteurs ont un effet sur la santé qui peut être présumé, suspecté ou clairement démontré. Un chemin nous mène de la production de la connaissance sur ces effets sanitaires éventuels à la prise en compte du risque pour le bien-être de la société. Les organismes de recherche tels que l'INSERM, le centre national de la recherche scientifique (CRNS), les universités et l'institut national de l'environnement industriel et des risques (Ineris) produisent des connaissances qui sont synthétisées schématiquement, notamment par les agences sanitaires avec, en premier lieu, l'Anses en France dans le champ qui nous intéresse, et diffusées vers la société par de nombreux acteurs. L'INSERM y contribue avec un pôle d'expertise collective qui synthétise et diffuse les connaissances, notamment dans le champ de l'environnement. La réglementation est ensuite modifiée selon les principes fixés par la loi. Nous avons quitté le domaine de la science pour nous diriger vers celui du politique. Ces décisions auront des répercussions à différentes échelles nationales ou locales.
S'agissant de la production des connaissances, il est nécessaire de mieux financer la recherche publique en santé environnementale. Je souhaite évoquer le « combien », et j'estime que les besoins ne sont nullement à la hauteur des enjeux, mais également le « comment », avec la problématique d'identification d'un mécanisme qui permettrait de rendre les moyens de cette recherche proportionnés au besoin.
Nous travaillons dans une approche interdisciplinaire à toutes les échelles, soit de la molécule à la population, dans le domaine de l'épidémiologie, de la toxicologie, des sciences humaines et sociales, de la biologie fondamentale et des biostatistiques. Nos chercheuses et nos chercheurs s'appuient sur de nombreuses cohortes et autres infrastructures comme des biobanques qui contribuent à cette thématique. Ces cohortes concernent l'exposome, les polluants atmosphériques et les pesticides, avec des travaux en Bretagne et aux Antilles concernant le chlordécone.
Une quinzaine d'équipes sont spécifiquement dédiées à ces thématiques et ont, au cours des années passées, contribué à de nombreuses questions importantes comme celle des liens entre le chlordécone et la santé, l'alimentation bio et la santé, l'impact des éthers de glycol, des perturbateurs endocriniens et des pesticides organophosphorés sur le développement. Nous avons fourni un rapport de préfiguration Recherche pour la 4ème Plan Santé Environnement. Notre pôle d'expertise collective travaille sur la question des pesticides et des rayonnements ionisants. Nous avons produit un rapport pour le Parlement européen sur les perturbateurs endocriniens.
L'INSERM co-coordonne deux des neuf projets européens actuels sur l'exposome, ainsi que l'un des sept projets sur les perturbateurs endocriniens. Nous coordonnons également le projet ERA qui vise à définir les priorités de recherche en santé environnementale en Europe. L'INSERM est le premier organisme de recherche en Europe par sa taille qui est uniquement dédié à la recherche biomédicale et qui occupe une part significative de ses efforts sur la question de la santé environnementale.
L'un des rôles de cette recherche consiste à guider au mieux la décision publique, laquelle s'est longtemps inscrite dans une logique consistant à avoir des certitudes absolues du danger avant de prendre une décision, ce qui, dans un contexte où la science était peu soutenue et où les conflits d'intérêts n'étaient pas toujours prévenus, pouvait prendre un temps considérable. En témoignent les décisions tardives concernant l'interdiction de l'amiante ou du plomb dans l'essence en 2000, soit vingt ans après les États-Unis.
Depuis le début du XXIème siècle, le principe de précaution est entré dans la Constitution française et les textes fondateurs de l'Union européenne. Il impose que l'incertitude scientifique ne soit plus mise en avant pour ne pas prendre des mesures visant à prévenir un risque de dommages graves et irréversibles à l'environnement. Il s'applique aussi aux problèmes de santé.
En pratique, dans un contexte où la science est faible, la production de certitudes est lente et quantitativement limitée, ce qui conduit les décideurs à prendre des décisions fondées sur un nombre restreint de connaissances dans une situation d'incertitude. Ce fonctionnement nous ferait entrer dans une ère de décisions incertaines qui ne seraient satisfaisantes ni pour les décideurs ni pour les scientifiques et les différents secteurs de l'activité économique concernés qui percevraient certaines d'entre elles comme arbitraires. En revanche, si la science est fortement soutenue, des certitudes sont produites plus efficacement. Le besoin de recours au principe de précaution est moindre et une ère de décisions justes pourrait s'ouvrir.
Un couplage est donc nécessaire entre le soutien à la recherche et le nombre et l'importance des activités qui génèrent des questions de santé environnementale. Un moindre soutien à la recherche conduit à un recours fréquent au principe de précaution et à la prise de décision sur la base d'un nombre limité de connaissances, ce qui est mauvais pour la santé publique ou les activités sociales et économiques.
Des décisions doivent être prises concernant de nombreuses substances. Le financement annuel total disponible en France pour la recherche publique sur les questions de santé environnementale, en excluant les moyens correspondant aux personnels permanents des universités et des organismes de recherche, s'établit probablement entre 15 et 20 millions d'euros annuels. Il convient de mettre ce montant en regard des 23 000 substances présentes sur le marché, ce qui interroge sur la possibilité d'asseoir le financement et de faire en sorte qu'il soit proportionnel au nombre de substances. Un montant de 20 millions d'euros revient à 1 000 euros annuels pour chaque substance, ce qui est peu.
Alternativement ou en complément, il pourrait être choisi d'asseoir le financement des dépenses sur les problèmes de santé comme le développement, le cancer, les maladies cardio-vasculaires et les perturbations endocriniennes, dont une fraction est due à l'exposition aux facteurs environnementaux dans leur ensemble. Il s'agirait de faire en sorte que ces financements soient proportionnels aux dépenses de santé de l'assurance-maladie qui s'élèvent à plus de 200 milliards d'euros. Les dépenses de recherche en santé environnementale représentent moins de 0,01 % de ces dépenses de santé, ce qui est extrêmement faible et nécessiterait probablement d'être multiplié au moins par dix si l'on veut que la science soit capable de courir après tous les effets possibles de ces nombreuses substances sur un grand nombre de pathologies potentielles avec de nombreux mécanismes biologiques sous-jacents. Pour explorer ce champ immense, des moyens beaucoup plus conséquents sont nécessaires.
Cette logique n'est pas absolument originale. Dans le domaine des radiofréquences, une taxe sur les opérateurs de téléphonie mobile génère un montant annuel de 2 millions d'euros qui est distribué par l'Anses pour la recherche sur cette thématique. Les moyens pour la recherche sont proportionnés à l'activité du champ. Il existe aussi une taxe sur les produits phytosanitaires dont une partie est utilisée pour la recherche, mais cette logique ne s'applique pas à l'ensemble des facteurs environnementaux qui posent potentiellement problème.
Ces financements sont pris sur le budget du ministère de la recherche et entrent en compétition avec toutes les autres thématiques et les recherches plus fondamentales sur les fonds marins, la physique fondamentale ou les mathématiques. Par ailleurs, ces financements doivent être structurés sur le long terme. Un étudiant qui débute un Master en santé environnementale deviendra probablement un chercheur autonome recruté au sein d'un organisme de recherche dans huit à douze ans. Pour qu'il se maintienne dans ce champ, il lui faut réussir à obtenir des financements lui permettant de travailler durant toute cette période. Il s'agit d'une recherche coûteuse qui nécessite de nombreuses mesures, des dosages, un suivi de population et des expérimentations longues. Faute d'obtenir ces financements de manière continue, il ne tiendra pas la compétition du passage extrêmement sélectif d'un recrutement de poste de chercheur ou d'enseignant-chercheur face aux collègues des autres disciplines qui sont en concurrence avec lui. Par conséquent, il est important qu'un guichet soutienne cette recherche de manière lisible sur le long terme.
La réglementation et les lois devraient permettre une gestion du risque plus protectrice de la santé publique. Concernant les champs d'application des lois, il faudrait sortir de la logique de fragmentation qui prévaut, avec des décisions prises dans des niches et au cas par cas, et désectorialiser. Concernant la logique de gestion, il conviendrait de renforcer les lois pour que la santé publique soit plus souvent au premier plan ou, a minima, pour que les logiques d'arbitrage entre la santé et les autres intérêts soient plus explicites.
Par exemple, une loi de 2012 interdit le bisphénol A dans les contenants destinés à entrer en contact avec les aliments, laquelle n'est pas satisfaisante. Depuis une vingtaine d'années, des milliers de travaux, notamment toxicologiques, démontrent clairement que cette substance est dangereuse pour la santé, mais cette loi procède d'une logique de niche s'agissant d'une substance spécifique dans le seul secteur de l'alimentation et uniquement pour certains usages, à savoir les contenants alimentaires.
L'idée des députés consistait à protéger et à minimiser l'exposition au bisphénol A. Il faudrait la transposer et la répéter pour les additifs alimentaires, les cosmétiques, les médicaments, les dispositifs médicaux, les produits chimiques REACH dans leur ensemble et l'air. Cette substance occuperait l'Assemblée à temps plein, mais l'eussiez-vous fait que les chercheurs seraient venus vous parler des bisphénols S et F qui sont aussi préoccupants. Cette logique de fragmentation ne peut être efficace si l'idée est vraiment de minimiser l'exposition au bisphénol A. Au-delà de la fragmentation sectorielle, je citerai la fragmentation par substance. Il conviendrait d'obtenir une formulation englobant le bisphénol A et toutes les substances qui agissent par les mêmes mécanismes, comme les perturbateurs endocriniens, ou les mêmes pathologies.
Une loi sur la qualité de l'air limite les concentrations atmosphériques de benzène à 5 microgrammes par mètre cube en moyenne annuelle. Les lois européennes de 2009 et 2012 sur les produits phytosanitaires prévoient que ces derniers ne doivent pas contenir de substances cancérigènes, mutagènes, reprotoxiques ou présentant une activité de perturbation endocrinienne avérée ou supposée. Nous sommes en présence d'une loi plus générale qui raisonne en termes de catégories de danger avec plusieurs classes, à savoir les cancérigènes, les reprotoxiques et les perturbateurs endocriniens que le législateur ne se fatigue pas à détailler, et dans un secteur dans son ensemble avec une logique de gestion très forte puisqu'il s'agit d'une exposition zéro.
La convention internationale de Stockholm, qui a été ratifiée par la France, interdit la production, l'importation et l'exportation de certains polluants organiques persistants (POP). Cette décision englobe toute une classe de dangers. Un travail a été effectué pour valider la liste des substances entrant dans cette catégorie de polluants organiques persistants. La mesure s'applique à l'ensemble des secteurs. Il s'agit de garantir les efforts qui aideront à minimiser l'exposition, même si ce n'est pas suffisant dans la mesure où ces substances sont très persistantes et demeurent présentes dans l'environnement même lorsque l'on a cessé de les produire.
Il existe une gradation de formulations et de lois allant du plus spécifique et fragmenté au plus général et efficace. Il conviendrait que ces lois concernant la santé environnementale soient transectorielles, plutôt qu'en « silo » dans le domaine régalien de chaque ministère et s'inscrivent dans un raisonnement en grandes catégories de danger en réservant le choix d'une certaine logique au Parlement.
La formulation de la loi sur la qualité de l'air est faible et n'aide pas l'Exécutif ni la Justice. Elle dit que l'État et ses établissements publics, les collectivités territoriales et leurs établissements publics, ainsi que les personnes privées concourent, chacun dans le domaine de sa compétence et dans les limites de sa responsabilité, à une politique dont l'objectif est la mise en œuvre du droit reconnu à chacun de respirer un air qui ne nuise pas à sa santé. Un juge se trouvant face à des citoyens se plaignant de la qualité de l'air peinera à identifier s'il convient de convoquer l'État, les collectivités territoriales ou les personnes privées pour déterminer la responsabilité.
La loi indique que des normes de qualité de l'air sont fixées après avis de l'Anses en conformité avec celles définies par l'Union européenne et, le cas échéant, par l'Organisation mondiale de la santé. Ces normes sont régulièrement réévaluées pour prendre en compte les résultats des études médicales épidémiologiques. S'agissant des particules fines, l'organisation mondiale de la santé préconise de ne pas dépasser 10 microgrammes par mètre cube en moyenne annuelle. Les États-Unis, qui n'écoutent l'OMS que dans une certaine mesure, sont à 12 microgrammes. Le taux de l'Europe est de 25 microgrammes par mètre cube, soit deux fois et demie le niveau recommandé par l'OMS, ce que j'interprète comme la conséquence d'une formulation beaucoup trop faible et peu contraignante.
D'autres formulations sont possibles comme la fixation d'un nombre de décès attribuables aux particules fines à ne pas dépasser. Je ne peux m'empêcher de penser que cette situation contribue au décès de plusieurs dizaines de milliers de nos concitoyens chaque année en raison des effets des particules fines et des autres polluants présents dans l'atmosphère. L'OMS a été écoutée, mais probablement pas entendue.
S'agissant des autres champs de la réglementation, une ambiguïté est constatée dans de nombreux secteurs importants. Il est indiqué que les eaux destinées à la consommation humaine ne doivent pas contenir une concentration de substances constituant un danger potentiel pour la santé des personnes, ce qui est flou, et être conformes aux limites de qualité définies par un arrêté du ministère chargé de la santé. Le nombre de substances à surveiller et le procédé à mettre en œuvre ne sont pas mentionnés. L'arrêté du ministère de la santé évoque quatre pesticides organochlorés qui sont surveillés, dont la plupart sont interdits de longue date. Cette formulation laisse la porte ouverte à de multiples interprétations. Il en est de même concernant l'alimentation. La réglementation ne prévoit que très peu de sujets où un niveau de risque à ne pas dépasser serait explicitement fixé, par exemple, en nombre de décès ou de pathologies par million d'habitants.
Un contre-exemple porte sur la réglementation concernant les produits phytosanitaires, lesquels ne doivent pas contenir de cancérigènes, de mutagènes, de reprotoxiques ni de perturbateurs endocriniens. Il s'agit d'une logique d'exposition zéro et de gestion extrêmement claire qui est cohérente avec les connaissances sur les perturbateurs endocriniens. D'autres existent, mais le fait de ne pas être explicite laisse une grande marge d'interprétation.
Il est nécessaire d'apporter un soutien plus fort à la recherche en santé environnementale dans une logique de proportionnalité et de durabilité. Il faudrait pouvoir indexer les financements à ce domaine sur une assiette pertinente, qui pourrait être l'Objectif national de dépenses d'assurance-maladie (ONDAM) à un niveau suffisamment élevé, à savoir 0,1 %, ou à la commercialisation des substances potentiellement préoccupantes pour la santé. Il faudrait que ces financements soient structurés sur le long terme. Il n'est pas forcément nécessaire de créer de nouvelles agences en plus de l'Anses et de l'agence nationale de la recherche (ANR), mais il conviendrait de garantir une pérennité au bon niveau.
Il serait intéressant que le financement des projets soit associé à l'animation du champ de recherche comme aux États-Unis. Il faut que les lois s'inscrivent dans la bonne granulométrie avec des principes plus clairs. Il convient de défragmenter et de sortir des logiques substance par substance et secteur par secteur. Les agences sanitaires peuvent indiquer si tel facteur appartient à une catégorie de danger ou une autre. Sauf cas spécifique, il n'appartient pas forcément à l'Assemblée nationale d'entrer dans ce niveau de détail. Il faut renforcer ces lois avec des logiques de gestion beaucoup plus explicites qui garantissent de placer la santé publique au premier plan.