Intervention de Rémy Slama

Réunion du jeudi 15 octobre 2020 à 11h30
Commission d'enquête sur l'évaluation des politiques publiques de santé environnementale

Rémy Slama, directeur de l'institut thématique Santé publique de l'institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) :

Il est crucial de disposer de bases de données claires et complètes sur les problèmes potentiels ou démontrés. Les bases de données publiques concernent les substances surveillées. Les bases de données sur l'air incluent les particules fines, les oxydes de soufre, les oxydes d'azote, le benzène et l'ozone qui sont des polluants présentant des effets sanitaires avérés connus de longue date, mais beaucoup moins de problèmes émergents dont l'effet n'est pas certain dans ce milieu ou au sujet desquels la réglementation n'est pas contraignante. Par exemple, les efforts concernant les pesticides dans l'air sont balbutiants. S'agissant des résidus de médicaments dans l'eau, il n'y a rien de systématique à ma connaissance. Quatre pesticides sont mentionnés, mais peu sont actuellement utilisés. Il est fait état de quatre trihalométhanes, ce qui est très important dans la mesure où certains sont des cancérigènes suspectés, mais de nombreux autres sous-produits de chloration ou contaminants de l'eau pourraient être surveillés.

Nous sommes à l'ère de la science des données, mais celle-ci ne peut s'exercer sans données, ce qui est souvent le cas. L'État ne dispose pas d'un grand nombre de données sur la qualité de l'environnement et la santé des concitoyens de manière systématique. Les cancers de l'enfant sont suivis à l'échelle nationale, mais il n'existe pas de registre national des cancers. Des efforts sont fournis en faveur de sa mise en place à partir du système national des données de santé, ce qui ne sera peut-être pas aussi efficace qu'un registre, même s'il s'agit d'un pas dans la bonne direction. Pour les autres pathologies, nous n'avons pas d'idée précise de l'incidence dans chacune des régions.

Il faut être conscient de l'enjeu premier de l'élargissement de la couverture de ces bases. L'État met des informations en ligne sur les pesticides. J'ai pu prendre connaissance des variations en pourcentage des ventes de pesticides, année après année, à l'échelle du département, ce qui ne permet pas de savoir ce que telle ou telle personne vivant à proximité d'un champ ou en plein centre-ville trouvera dans son air ambiant ou son eau de boisson.

Mes collègues californiens peuvent s'appuyer sur un registre d'exposition aux pesticides à la parcelle agricole. Ils savent quelle substance est utilisée sur quelle parcelle chaque trimestre, ce qui permet de constituer une base de données pouvant être utilisée pour la recherche. Il est crucial de parvenir à s'améliorer. Il serait extrêmement utile que les industriels fournissent un maximum d'informations sur ce qui est utilisé, voire dosé. Aujourd'hui, ces bases de données sont notoirement insuffisantes en termes de couverture par rapport à toutes les substances qui posent question, ce qui n'empêche pas de traiter au mieux les données existantes. Les recherches sur l'air s'appuient sur ces données. Sur la qualité de l'eau, il existe un enjeu de structuration et d'accessibilité de la base.

L'utilisation de ces bases est intéressante pour la recherche si elles sont suffisamment fines et si une cohorte ou une base de données administrative permet la géolocalisation et d'en déduire le niveau d'exposition d'une personne à partir de son lieu de résidence et de la qualité de l'eau qui y est desservie.

L'autre approche concerne la surveillance des niveaux et, si la substance est connue, le couplage de ces derniers avec des relations dose-réponse qui permettent d'identifier les zones où l'on s'attend à un excès de pathologies. Pour les déclinaisons locales, le potentiel réside dans la surveillance.

Je suis favorable à l'extension et à l'harmonisation des bases de données existantes, ce qui sera très utile pour la surveillance et, dans certains cas, pour la recherche. Les bases de données sur le bisphénol A n'existent pas. Il est crucial de disposer d'autres outils comme les biobanques ou les campagnes de biosurveillance pour identifier ces nouvelles substances à partir de prélèvements effectués chez l'humain ou dans l'environnement. Croiser des bases de données est faisable avec des cohortes et des données individuelles fortes, mais il convient d'être prudent lorsque l'opération est effectuée sur des données agrégées car certains biais sont difficiles à contrôler, notamment les facteurs de confusion individuelle comme le tabac, la consommation d'alcool et la corpulence qui peuvent influencer le risque de maladie et être associés aux expositions. L'obtention de données individuelles permet de contrôler efficacement ces facteurs de confusion. En croisant simplement l'incidence d'une maladie dans une région avec le niveau moyen d'usage des pesticides, les résultats obtenus ne sont absolument pas rigoureux. Par conséquent, l'usage est plutôt dans cette approche du fardeau de maladie que dans des croisements de données agrégées.

La question du principe de précaution est complexe. Mon sentiment personnel est qu'il figure dans la Constitution, mais que nous manquons probablement de décrets d'application et d'opérationnalisation. Il est largement critiqué, mais je peine à comprendre ce qui pose problème. Il indique que l'incertitude des connaissances ne doit pas être utilisée comme une excuse à l'inaction face à un dommage potentiel qui peut être très important. Ce principe nous incite à prendre des réactions proportionnées à ces dommages possibles. Si je traverse une rue à l'approche d'un camion, même si je pense qu'il est équipé de freins et que le conducteur m'a aperçu, je n'estime pas illogique d'accélérer et de me réfugier sur le trottoir au regard du dommage potentiel.

Ce principe permet de sortir de l'impasse consistant à attendre la certitude avant d'agir. La certitude scientifique, surtout si la science est peu soutenue et en présence de conflits d'intérêts, peut mettre du temps à apparaître. Il s'agit donc d'un vrai progrès, mais il a été peu utilisé. Les organismes génétiquement modifiés (OGM) constituent un exemple d'application du principe de précaution. Parmi les substances fortement réglementées ou interdites, figurent les polluants organiques persistants dont l'effet nocif sur l'environnement, voire sur la santé, ne fait pas de doute. Le benzène, qui est un cancérigène certain, est réglementé mais pas interdit. Le bisphénol A fait l'objet d'une littérature conséquente sur ses mécanismes d'action et ses effets à partir de données chez l'animal. À moins de considérer que l'existence de preuves chez l'animal ne suffit pas, j'ai l'impression que peu de décisions sont prises selon ce principe dans le champ de la santé environnementale, ce qui pourrait inviter à une réflexion sur son opérationnalisation. Pour les décideurs, il n'est pas simple d'identifier les situations où il faudrait agir face à un problème de manière proportionnelle.

Il existe des outils de décision comme les jurys citoyens et la démocratie participative permettant de considérer l'ensemble des options de gestion. Notre environnement a été profondément modifié et il peut parfois être considéré que la loi peine à suivre. L'avènement du principe de précaution constitue une manière de tenter d'intégrer ces évolutions colossales de notre environnement et le nombre important de substances en aidant à structurer la problématique de la décision en situation d'incertitude. Néanmoins, il conviendrait de réfléchir davantage à son opérationnalisation.

Les marques épigénétiques conditionnent l'expression de nos gènes et expliquent qu'avec un patrimoine génétique identique, une cellule de notre foie et un neurone ne jouent pas du tout le même rôle. Elles fonctionnement différemment, notamment, parce que les marques épigénétiques font que certaines protéines et certains gènes sont exprimés dans le foie pour métaboliser les sucres ou l'alcool et d'autres dans le cerveau. Il s'agit d'un mécanisme biologique fondamental qui a été mieux compris au cours des dernières décennies. Il est central pour étudier le développement, la genèse de différentes pathologies et de certains cancers. La liste des pathologies pour lesquelles sont impliqués des mécanismes de régulation épigénétique est très vaste.

Cependant, je me garderais de l'envisager comme une piste thérapeutique prometteuse au-delà de la génération de connaissances. Je ne suis pas un expert du domaine, mais nous savons que certaines molécules et certains additifs et compléments alimentaires pourraient modifier l'expression génétique, ce qui pourrait être utilisé pour modifier nos marques épigénétiques. À ma connaissance, le faire en étant spécifique et assuré que seul le gène que l'on souhaite voir exprimer ou réprimer sera touché est extrêmement complexe. Il existe peut-être des pistes thérapeutiques que j'ignore, mais il s'agit d'un enjeu de recherche fondamental qui est également majeur pour la santé environnementale car l'épigénétique médit probablement l'effet à court ou à moyen terme, voire sur plusieurs générations de certaines substances environnementales. Dans ce contexte, il est important d'effectuer des recherches dans ce domaine plus que comme une voie de thérapeutique extrêmement prometteuse.

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